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Ce vendredi 30 novembre, lors d’une manifestation des « gilets jaunes » dans le centre de Bruxelles, certains individus ont fait dégénérer la situation : jets de projectiles, voitures de police renversées et incendiées, des dizaines d’arrestations, etc.
Ce jour-là, le journaliste français Rémy Buisine du média en ligne « Brut » interrogeait en direct certains « gilets jaunes » au sein d’un groupe de plusieurs d’entre eux, encerclés par la police anti-émeute.
Alors que ces « gilets jaunes » répondaient à ses questions, j’avoue avoir été surpris par la qualité et la pertinence de leur propos. Incroyable ? Oui plutôt rendez-vous compte ! Ils formaient des phrases construites d’un sujet, d’un verbe et d’un complément, le tout dans un discours argumenté et sensé. En les entendant, je me demandai s’il ne s’agissait pas d’un « sous-échantillon non représentatif des gilets jaunes dans leur ensemble ». Mais après avoir entendu 5 d’entre eux, de tous genres et professions, la persistance d’un discours politique articulé créa une certaine dissonance cognitive dans mon esprit, avec l’image lancée d’une « jacquerie », c’est-à-dire d’une révolte paysanne qu’on imagine le fait d’individus peu réfléchis. Difficile statistiquement de tomber sur une série aussi longue « d’anomalies » dans un échantillon apparemment aléatoire. Devant cette dissonance cognitive, je tentai de me rassurer : il s’agit sans doute d’un groupe de « casseurs bien briefés pour dire ce qu’il faut aux médias, doux devant les journalistes, violents devant les policiers », ou de « militants d’un parti d’extrême gauche » ou « d’Insoumis », infiltrés parmi de « vrais gilets jaunes », ayant bien étudié leur argumentaire… et donc dans tous les cas ce discours politique articulé ne pouvait pas être représentatif du « gilet jaune moyen »… Non-non…
Mais la dissonance revenait à la charge : pourrait-il s’agir en fait de simples citoyens, pas particulièrement militants ou partisans, qui viennent avec des exigences légitimes, après avoir réalisé une analyse, peut-être pas académique, mais en tout cas sensée de leur situation ? De simples citoyens qui exigeraient la justice face, par exemple, à l’inégalité effarante de la distribution des richesses dans le monde et en Europe, étouffés par, par exemple, un sentiment de misère sociale, et étranglés sous la pression, par exemple, d’un implacable modèle sociétal consumériste qui les exclut ?
En tout cas je n’entendis pas des gens qui, par « déficience mentale ou culturelle », manifesteraient « parce qu’ils n’auraient pas compris la situation » et envers qui il faudrait « faire preuve de pédagogie ». Peut-être ceux-là existent-ils et refusent-ils de répondre aux interviews, honteux qu’ils sont de leur incapacité à exprimer leur pensée ? Avec un biais de représentation dans les médias à la clef, en faveur de gilets jaunes « plus malins que les autres » ? A nouveau, une vaine tentative de réduire la dissonance cognitive…
Je pensais cela jusqu’à ce qu’apparemment, en direct, un gars violent arrache la caméra du journaliste le prenne de force par le bras et l’emmène plus loin malgré ses protestations. Le direct s’arrêta là. J’espérais que le journaliste ne fut pas blessé.
Je me demandai si son agresseur était un manifestant ou même un policier en civil (théorie du complot, quand tu nous tiens), ou était-ce un casseur habitué à taper sur des journalistes ?
Ma dissonance se réduisait… Ha je le savais, ces gens sont agressifs, violents, le journaliste a eu de la chance jusqu’ici dans ses interviews !
Et le fil « bourgeois » de ma pensée me disait : voici tout le drame des gilets jaunes peut-être : être infiltrés par des casseurs et/ou ne pas réussir à exprimer leurs revendications d’une manière non-violente, disciplinée, tout en échouant à faire de la presse leur allié… Attaquer les journalistes, quelle erreur ! Ne sont-ce pas leurs photos et leurs reportages qui ont fait cesser la guerre du Vietnam, qui comme toutes les guerres, tue davantage de pauvres que de riches ?
Jusqu’à ce que la presse révèle que le journaliste avait été en fait arrêté par la police anti-émeute. Sans raison apparente.
Ces derniers temps, la police a semble-t-il les nerfs à vif avec la presse. Et parfois la main lourde ? Il semble que le bourgmestre de la Ville ait finalement ordonné à la police de relâcher ce journaliste. L’Association des journalistes professionnels a quant à elle estimé « qu’il s’agissait d’une arrestation inadmissible ! ».
Je crains que ce genre de phénomène ne favorise pas l’appropriation du mouvement des gilets jaunes dans la Polis, si je puis dire, c’est-à-dire dans la Cité, dans l’espace politique !
Je poursuivis mes réflexions… Combien nous pouvons être trompés par les images, nos a priori et notre point de vue culturel… Et je tentai d’élargir la question des gilets jaunes à la question des luttes sociales historiques, à la question du climat, de l’environnement…
Ces manifestants auraient-ils besoin d’un nouveau « Martin Luther King », c’est-à-dire d’intellectuels et de militants de gauche, éventuellement issus du peuple -mais on sait que ce n’est pas indispensable pour être sensible à l’injustice-, qui puissent traduire leur cri dans un code adéquat, assourdissant pour les institutions et les pouvoirs en place ? Un relais intellectuel, médiatique et politique, qui puisse en appeler à la common decency de la classe moyenne à haut capital culturel et de la classe supérieure « aristocratique selon les anciens Grecs » (c’est-à-dire blasée par la richesse et en recherche d’un idéal de vie élevé, de justice, de vérité et de bien, oui ça existe), pour se les allier ?
Sinon quoi ? La classe supérieure « ploutocratique » continuera à les considérer comme des esclaves et idiots utiles (« il faut bien produire les biens et les services de luxe, tant que tout n’est pas automatisé »).
Enfin, quelle est la distinction entre la misère et la pauvreté dans cette affaire ? Alors que nous, les habitants des pays européens sommes pour la grosse majorité parmi les personnes matériellement les plus riches du monde, et que l’empreinte environnementale individuelle de la plupart d’entre nous est insoutenable pour la planète.
Quelle énorme différence entre ceux qui ont fait en quelque sorte « voeu de pauvreté », par choix, comme les moines et plus récemment les décroissants (dans une sobriété heureuse à la Henry David Thoreau), riches de leur capital culturel et social immenses et qui accèdent à une empreinte environnementale soutenable, d’une part, et les déclassés, les ignorés, les oubliés de l’hyperconsommation, aliénés par le matraquage publicitaire qui leur donne à voir un mode de vie qui leur reste désespérément fermé, mode de vie qui saccage la biosphère, d’autre part !
Savent-ils que la sobriété peut être heureuse ? Cela semble indécent de leur dire en ce moment tant les autres, la classe moyenne comprise, se goinfrent de richesses… Le rejet du matérialisme m’apparaît pourtant comme un ingrédient indispensable d’une Humanité ayant dépassé la menace de l’effondrement. Quid si en fait, le niveau de vie matériel moyen dans nos pays devait rejoindre celui de certains de ces manifestants ?
Faut-il distinguer une société néolibérale et individualiste qui fait peser trop sur les épaules des citoyens jusqu’à ce qu’ils craquent, et une société où l’on aurait davantage de communs, de services publics d’éducation, de formation, de santé, de sécurité, d’alimentation, de logement et de mobilité ? Davantage de solidarité ?
Là peut-être nous pourrions combiner en les choisissant : « pauvreté » matérielle individuelle et richesse matérielle sociale, dans la solidarité de la communauté, les infrastructures, et les services publics. Cela me semble la seule piste pour à la fois éteindre cette frustration, ce sentiment de misère, et ne pas exploser l’empreinte environnementale de nos sociétés.
Plutôt que d’être frustrés de ne pas avoir une piscine, une « villa 4 façades » et un SUV, être heureux d’avoir une belle piscine communale, une belle maison en rangée avec un potager partagé et un transport en commun confortable et efficace ?
Plutôt que de ne pas savoir se payer des soins de santé basiques, avoir des maisons médicales et encourager la médecine préventive publique ?
Etc. Soit augmenter le bien-être et la convivialité tout en réduisant l’empreinte environnementale sociétale, cela semble possible mais cela demande de sortir de l’individualisme et de retrouver le sens des communs.
Il y aurait donc une alliance objective à trouver entre une classe moyenne, à moyenne supérieure, très dotée en capital culturel, et désireuse de sortir du matérialisme, et une classe populaire aliénée par ce même matérialisme, et pauvre en capital culturel, pour former un mouvement sociétal qui mêle justice environnementale et justice sociale, tout en reconnaissant la primauté des limites de la biosphère, contraintes à la sphère sociale et économique, en poursuivant un nouveau mode de vie sobre matériellement et riche socialement, dans des pouvoirs publics faits de communs conviviaux et solidaires ?
Entre par exemple des écologistes et des socialistes très préoccupés de justice sociale et d’équité internationale mais matériellement confortables, et des citoyens vivant dans une précarité matérielle certes relative mais douloureuse, happés par les extrêmes politiques parce qu’ils aspirent à plus de solidarité au sein de la société ?
Chacune dans les deux sens peut fournir les pensées, les voix et les bras qui manquent à l’autre, pour former une majorité politique et changer la société !
Entre les tentations des deux extrêmes droites et gauches, entre le tout au marché ou le tout à l’Etat, il y existe selon moi aussi une 3e voie, celle de l’autonomie, de l’émancipation, de la communauté, de la solidarité locale, de la subsidiarité, de l’esprit d’initiative, de la richesse culturelle et de la sobriété matérielle, propre à l’écologie politique. Cette écologie politique pourrait explorer davantage les possibilités de plus d’Etat, pour que cet Etat fournisse en respect de la subsidiarité les ressources nécessaires à une transition sociétale juste, tandis que les tenants de l’écosocialisme pourraient explorer davantage les possibilités de moins d’Etat, les possibilités de l’autonomie, en reconnaissant l’importance de l’émancipation des individus, l’importance des communs, de la communauté et de l’esprit d’initiative. Dans cette synthèse se trouverait peut-être les germes d’une 3e voie pour le XXIe siècle ?
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