« Place Publique » et autres choses, le 23 novembre 2018 – Retranscription

Retranscription de « Place Publique » et autres choses, le 23 novembre 2018. Merci à Éric Muller !

Bonjour, nous sommes le vendredi 23 novembre 2018, et je me trouve à Bordeaux pour les Tribunes de la presse. J’ai déjà parlé hier dans un atelier où j’ai essayé de répondre à la question « Se débarrasser du capitalisme ? » et cet après-midi je me trouverai à 15h30 dans un débat sur la question « L’Europe en quête de frontières ». Je crois que ça s’appelait « Brexit » au départ, c’est pour ça que j’ai un peu hésité.

Alors, parmi les gens qui interviendront cet après-midi, il y aura Mme Claire Nouvian. J’avais mentionné sa présence auparavant comme étant l’animatrice du débat, ce qui était effectivement son rôle initial, mais apparemment elle remplace M. François Bayrou qui est tombé de la liste et qui est remplacé par elle, et il y aura un autre animateur de ce débat entre nous sur cette question de l’Europe. Et j’aurai l’occasion de signaler à Mme Nouvian mon ralliement au mouvement qu’elle a lancé, entre autres, avec M. Porcher et M. Glucksmann.

Il me semble qu’il s’agit d’une excellente initiative, et comme j’ai déjà appelé à se fédérer à de nombreuses reprises, eh bien je vais donner l’exemple en me fédérant moi-même à un mouvement qui se lance ces jours-ci, et qui a besoin certainement de renforts.

C’est une excellente initiative. Ça se situe sur l’échiquier politique à l’endroit où il me semble qu’il faudrait redonner de la vigueur, qu’il faut étoffer, étoffer ces idées généreuses, ces idées de gauche qui sont, voilà, qui ont été fort en perte de vitesse, essentiellement parce que ce qu’on a appelé « socialisme » a perdu son âme.

Alors, à propos de socialisme, eh bien j’ai eu l’occasion – et ça, c’est ce que nous permettent des évènements comme ceux-là, à nous conférenciers – j’ai eu l’occasion, pour la première fois, d’échanger avec M. Régis Debray. J’ai pu lui dire tout le bien que je pensais de sa carrière, que je suis, lui ai-je dit, depuis une soixantaine d’années, à quoi il a eu l’amabilité de me répondre – dans des propos que je n’oserais même pas vous répéter – qu’il suivait lui-même la mienne depuis un certain temps, et qu’il appréciait beaucoup mes écrits. Alors voilà, ça permet ça aussi : que des gens qui s’aiment bien, qui le savaient de leur côté mais qui n’avaient jamais pu se le dire, aient l’occasion de se le dire.

La réunion d’hier me conduit à une certaine réflexion que je voudrais partager avec vous sur l’enseignement. J’ai déjà commencé à réfléchir là-dessus, et je vous ai peut-être déjà dit des petites choses ici et là, à l’occasion des vidéos, mais il s’est trouvé que dans l’atelier où je me trouvais, il y avait énormément de monde, énormément de monde mais parce que des professeurs avaient amené leur classe pour venir m’écouter. Il y avait apparemment des jeunes journalistes, des étudiants en journalisme, il y avait aussi une classe de lycée. Et là – j’ai déjà eu l’occasion, quand je donne quelques fois des cours, de voir des gens un petit peu dissipés – et là, j’ai quand même vu au moins une vingtaine de jeunes gens qui faisaient tout autre chose qu’écouter ce que je leur disais (sourire). Alors, le sujet bien sûr, se débarrasser du capitalisme, n’était peut-être pas à leur goût, mais, du coup, pendant que je parlais, je réfléchissais à : « Pourquoi les mène-t-on ici à faire des choses qui ne les intéressent pas ? » Et, heureusement pour eux, ils ont un ordinateur, ou en tout cas un téléphone portable, sur lequel ils peuvent faire des choses qui les intéressent vraiment. C’est un peu dérangeant quand ils se mettent à plusieurs à partager leur plaisir à regarder quelque chose sur leur smartphone – pendant que vous parlez, ça peut distraire – mais la question qui se pose, c’est : « Comment peut-on continuer à pratiquer l’enseignement comme on le pratique maintenant ? »

Alors, si le problème – je vais commencer par la perspective absolument cynique – c’est simplement le maintien de l’ordre et de s’arranger pour qu’un certain nombre de jeunes gens ne soient pas dans les rues toute la journée, alors oui, il vaut mieux les mener dans des écoles qu’ailleurs. Mais si c’est dans l’idée qu’on va leur transmettre quelque chose, ils ont découvert que de la bonne information (ou de la mauvaise), ils la trouvent où ils veulent, et très facilement sur leur ordinateur portable ou sur leur téléphone, et qu’on n’a pas besoin de les rassembler dans des endroits où une personne qui se trouve devant eux leur dispense du savoir qu’ils n’ont pas, cette personne étant la déléguée de la société dans son ensemble pour leur apprendre des choses, alors que l’accès à cette connaissance est extrêmement difficile. Tout ça a disparu.

On me faisait la remarque, très judicieuse, hier : « Oui, mais il faut leur apprendre à apprendre. » Mais là, pour leur apprendre à apprendre, messieurs-dames, moi, je peux vous organiser un séminaire où – disons sur une semaine, allez, cinq jours de travail – je peux vous apprendre à apprendre et pour le reste de votre vie, et que le reste ce seront simplement des petites mises à jour. Ça peut être fait comme ça. Mais cette idée qu’il y a une personne qui sait, et qui est devant des étudiants qui, eux, ne savent pas et ne savent pas où trouver l’information, ça m’apparait complètement caduc, « obsolète » comme on dit maintenant. Je me suis trouvé dans une classe où, à un moment donné, quand la classe exprimait un certain scepticisme par rapport à ce que je disais – et je le voyais dans les mimiques et les regards échangés entre eux – l’un d’entre eux s’est levé en disant « Non, non, c’est vrai. J’ai vérifié sur Wikipédia ! » Alors (sourire), eh bien, j’ai été rassuré, eux aussi, et ils ont pu continuer à m’écouter. Mais ça veut dire que l’information était sur Wikipédia, Messieurs-Dames.

Alors, moi je sais, et personnellement, quand on me fait venir, c’est pour parler de choses très pointues ou pour défendre des points de vue qui sont essentiellement les miens et pas ceux de quelqu’un d’autre. C’est un petit peu différent. Ce n’est pas de l’enseignement de type classique, c’est une information marginale, disons, « dissidente » pour trouver un terme plus mélioratif, mais ce n’est pas de l’enseignement où l’on transvaserait dans de jeunes têtes un savoir qui se trouve dans une tête plus ancienne. Il y a sûrement maintenant des moyens de faire ça autrement.

Alors, il y a beaucoup d’enseignants qui me regardent sûrement et qui vont pousser des hauts cris en disant : « Mais qu’est ce qu’il nous raconte ! Il est en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. » Mais dans un monde où tout va très, très vite, où on essaye de faire des économies sur tout parce que, comme vous le savez, on veut que tout l’argent aille à quelques personnes en particulier et pas à tout le monde. Voir les aventures, d’ailleurs, de M. Ghosn – je ne sais pas exactement comment on prononce son nom. Je sais que pendant des années, des dizaines d’années, on a dit en France qu’il puisait dans la caisse, qu’il distribuait l’argent dans sa famille, etc., et ça n’a fait ni chaud ni froid. Vous le saviez, je le savais, mais ça ne dérangeait absolument personne. Et au Japon, figurez-vous qu’au Japon, il y a quelqu’un qui s’est offusqué, qui a dit : « Bon, ben, on va mettre ce monsieur en prison, on va l’empêcher de nuire. » Alors, ça attire quand même un peu, d’abord, l’attention sur la différence de culture entre celle du Japon et la nôtre, où nous on se dit : « Ben, c’est comme ça qu’on fait des affaires, eh bien, ce monsieur l’a compris. » Et aux États-Unis, nous avons aussi un président en ce moment qui dit : « C’est comme ça qu’on fait des affaires. » Et pire que ça encore : « Comme je fais plein d’argent, c’est moi qui vais vous définir quelle est la vérité, et vous dire tout ce qui est faux et qui est le contraire de ce que je pense, moi, personnellement. » Et ce M. Trump continue, dans la plus grande, je dirais, admiration de certaines personnes autour de lui, mais aussi de la consternation toujours grandissante d’autres personnes autour de lui : « Non, non, non, la CIA n’a pas dit du tout que M. Khashoggi avait été assassiné sur l’ordre du Prince. Non, non, elle n’a pas dit ça. Non, non. Non, en fait… En fait, ils hésitent encore beaucoup ! » Alors qu’on peut aller regarder le rapport de la CIA, qui n’a aucune hésitation sur ce sujet-là.

La vérité, elle existe. C’est, comme je le rappelais l’autre jour, deux choses. C’est l’adéquation à la chose, qui est la méthode scientifique : alors on va vérifier, on regarde si ce qui est dit correspond bien à la chose, et on peut faire des tests. C’est la méthode expérimentale. Et il y a aussi les vérités locales, sur lesquelles on peut se mettre d’accord les uns les autres : comme de dire à deux que la Terre est plate, et être très content de ça puisque, finalement, ça ne dérange personne d’autre à l’extérieur. Le problème, c’est que quand ceux qui ont décidé entre eux que la Terre était plate, puisqu’ils étaient d’accord entre eux deux, essaient de l’imposer au monde comme étant une vérité de fait. Cette question des Fake News, je me suis déjà penché sur elle, et elle est finalement assez facile à résoudre. Ça ne demande pas toutes les interrogation qui se portent sur elle autour de nous. Ça montre une société – le fait que ce débat aille à l’avant-plan – ça montre une société en désarroi, c’est tout, ça ne remet pas en question la nature du monde tel qu’il est et ce qu’on peut en dire.

Voilà, quelques réflexions comme ça, un peu rassemblées autour de ce thème de ma présence à Bordeaux, de parler à des étudiants de se débarrasser ou non du capitalisme, et de réfléchir sur l’Europe, c’est-à-dire en fait, de manière plus générale, sur les sorties par le haut des problèmes qui se posent à nous plutôt que des solutions spontanées, des solutions par le bas, retombant sur de vieilles formules, mais qui correspondent le plus souvent à un monde tel qu’il n’existe plus malheureusement.

Voilà, allez, à bientôt. Je vous tiens au courant des discussions que je pourrais avoir autour de ce mouvement Place Publique et des conversations que je pourrais avoir pour essayer d’avancer de ce côté-là, d’une confédération des bonnes volontés.

Allez, à bientôt, au revoir.

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