Les notes de mon intervention à la Cour de cassation le 26 novembre. Ouvert aux commentaires.
Intelligence Artificielle : Responsabilité et imputabilité
La spécificité du regard des anthropologues sur les questions qui nous occupent est qu’ils disposent de la capacité à convoquer devant eux l’ensemble des cadres de représentation que se sont inventées les cultures humaines dans leur variété et dans leur évolution, au fil des siècles.
La notion de « cause de… » qui émerge en Occident dans la subdivision du discours scientifique appelée « physique » dérive de celle de « coupable de… ». Le processus est inverse de celui qu’on imaginerait spontanément où le coupable aurait été celui que l’on reconnaîtrait comme cause d’un préjudice subit par un tiers.
Le philosophe anglais John L. Austin (1911 – 1960) écrivait : « Je suppose que « causer » est une notion empruntée à l’expérience humaine des actions les plus simples. Pour l’homme primitif tout événement devait être construit selon les termes de ce modèle : chaque événement a une cause, c’est-à-dire, chaque événement est un acte posé par quelqu’un – sinon par un homme, du moins par un quasi-homme, un esprit. Lorsqu’on comprit plus tard que des événements qui ne sont pas des actes ne le sont effectivement pas, on persista cependant à dire qu’ils doivent être « causés », et le mot nous piégea : nous nous efforçons de lui attribuer une nouvelle signification non-anthropomorphique ; et pourtant, constamment, dans l’enquête que nous menons visant à l’analyser, nous ramenons à la surface l’ancien modèle et nous en réincorporons les principes » (Austin 1961 [1957] : 202-203).
L’analyse d’Austin s’est vue corroborée par les études relatives à la conception de la causalité chez les philosophes stoïciens. Pour ceux-ci en effet, comme le note Frede, « … pour tout ce qui demande à être expliqué, il existe quelque chose qui joue à son égard un rôle analogue à celui que joue la personne responsable à l’égard de ce qui est arrivé de fâcheux » (Frede 1989 [1980] : 491 ; cf. aussi sur cette question Fauconnet 1928 ; Hart & Honoré 1956).
Comme Hart & Honoré (1956) l’ont souligné : au sein de notre culture gréco-romaine, ce que nous appelons la « cause », c’est l’identité que nous assignons au coupable, animé ou inanimé, du préjudice constaté. « Coupable » si l’effet est effectivement préjudice, à savoir nocif, « bienfaiteur » s’il est bénéfice, à savoir, positif.
Ceci veut dire que la cause au sein de notre physique, dont nous sommes convaincus qu’il s’agit d’un discours parfaitement « objectif », c’est-à-dire à l’abri de toute distorsion qu’introduirait l’observateur, constitue une représentation qui demeure en réalité anthropomorphe de la nature autour de nous. La notion de responsabilité (essentiellement subjective car fondée sur une intuition purement émotionnelle de la personne qu’il convient de punir) est donc première par rapport à la causalité (que nous imaginons objective et donc à l’origine rationnelle de nos décisions).
Une notion véritablement objective ne serait donc pas celle de causalité, entachée de culpabilité (nécessairement humaine ou surnaturelle), mais une notion apparentée, purement objective elle, celle d’imputabilité : quelle est l’instance sans l’intervention de laquelle l’effet observé aurait été totalement absent ?
Décidons donc de l’imputation avant de juger : établissons, dans un premier temps, un simple lien, avant d’attribuer une responsabilité, avant de désigner, dans un second temps, une ou un coupable.
Et une fois celle ou celui-ci découvert, constatons avec un certain recul, la manière dont nous incriminons ou exonérons, sur la base de la théorie implicite à notre culture, de l’existence chez l’homme de deux volontés : celle d’une part de l’intention délibérée, de la préméditation dans les actes que nous posons, impliquant une responsabilité personnelle quant à ce qui a eu lieu, et celle de l’instinctif ou du réflexe (le crime passionnel, par exemple) qui exonère de la responsabilité : l’act of God du droit anglo-saxon (exception à la responsabilité légale), et de la force majeure dans le droit napoléonien, couvrant tout événement « imprévisible, irrésistible et extérieur ».
La machine, même animée par une Intelligence Artificielle, ne manifeste aucune intention autre que la nécessité de suivre les injonctions qui lui ont été programmées, et ne peut être accusée de préméditation, sinon de manière triviale : il ne peut y avoir pour elle qu’un seul mode de volonté et – paradoxalement – celui que nous qualifions de « passionnel » plutôt que de « délibéré », alors qu’elle ignore l’émotion et ne procède que par calcul. Et – de manière intrigante – c’est parce que nous prenons notre point de départ dans le présupposé de lui refuser toute responsabilité que nous sommes forcés de raisonner ainsi.
Une fois l’imputabilité d’un acte assignée à une machine, même animée par une Intelligence Artificielle, il s’agit d’examiner parmi les causes non pas de son comportement (qui n’est autre que la fonctionnalité de son mécanisme) mais du fait qu’elle se soit comportée de manière préjudiciable à un tiers, jusqu’où l’imputabilité de l’acte peut être remontée en dernière instance : soit son concepteur, soit son détenteur.
Références bibliographiques :
Austin, J.L. 1961 Philosophical Papers, Oxford : Oxford University Press
Fauconnet, P., 1928 La responsabilité, Étude de sociologie, Paris : Félix Alcan
Frede, Michael, 1989 [1980] « The Original Notion of Cause », in Schofield, M., Burnyeat, M. & Barnes, J. (sous la direction de), Doubt and Dogmatism – Studies in Hellenistic Epistemology, Oxford : Oxford University Press, 217-249, trad. fr. Revue de Métaphysique et de Morale, 4, 1989, 483-511
Hart, H.L.A. & Honoré, A.M., 1956 « Causation in the Law », The Law Quarterly Review, Vol. 72, 58-90, 260-281, 398-417
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