La première de mes chroniques mensuelles pour
Tous jouets des circonstances :
Avec sa pièce La Légende d’une vie, Stefan Zweig, commentateur généreux et du coup constamment désappointé de l’entre-deux-guerres, nous offrit en 1919 un charmant portrait en trois actes de la condition humaine, où toute histoire d’une vie se raconte avec un degré égal de plausibilité comme un navrant naufrage ou un triomphe exaltant. C’est que la mort souligne par nécessité notre défaite mais que la vie magnifie au contraire notre victoire héroïque contre des éléments tous injustement ligués contre nous.
L’intrigue de La Légende d’une vie de Stefan Zweig, pièce parue en 1919, se relate en deux mots : un jeune homme s’énerve alors qu’un grand acteur va lire, pour la première fois et à l’intention d’un public restreint, certains de ses poèmes dans la demeure hantée par le souvenir de son père, illustre auteur. Sa mère, sa sœur et un ami, éditeur et biographe de l’écrivain disparu, tentent de le rassurer. La belle ordonnance de la soirée s’écroule quand s’invite inopinément un cinquième personnage : une femme dont on comprend bientôt que son existence a été soigneusement gommée de la version officielle de la vie du héros de la république des lettres.
Tout cela est écrit d’une manière exquise par Zweig à partir d’un argument emprunté, de son propre aveu, à Dans l’ombre des statues de Georges Duhamel, publié sept ans auparavant. La pièce se joue en ce moment et jusqu’au 25 novembre au Théâtre Montparnasse à Paris, excellemment interprétée par Macha Méril, Natalie Dessay, Gaël Giraudeau, Bernard Alane et Valentine Galey.
Plusieurs morales peuvent être tirées de La Légende d’une vie. Par exemple qu’un grand homme (ou une grande femme) de lettres ne met pas à contribution sa seule personne dans son besoin d’écrire, mais réquisitionne, au service de la passion pressante qui le (ou la) pousse à coucher sur le papier les phrases qui se bousculent dans sa tête, toute une intendance de parents (épouse, fils, filles), d’autres proches et collaborateurs à titres divers, embrigadés bon gré mal gré pour constituer la troupe chargée de couver d’abord l’œuvre admirable en gestation et de la promouvoir ensuite.
Autre morale de La Légende d’une vie : la difficulté à se constituer un nom, quand la place est déjà occupée depuis une ou plusieurs générations et qu’il ne reste que le strapontin d’un prénom pour se constituer une personne à soi, contrainte par le carcan préexistant d’une bonne renommée déjà établie, à n’écorner à aucun prix. Le docteur Jacques Lacan nous a révélé que le Nom-du-Père n’est déjà pas une mince affaire pour un quidam et que c’est encore une autre paire de manches quand il s’agit du nom d’un auguste défunt. C’est là la morale que Zweig lui-même privilégie pour sa pièce, quand il écrit à Romain Rolland qu’il s’agit d’« un drame moral et contemporain, combat héroïque du fils contre la figure légendaire et faussée de son père qui l’opprime moralement par sa grandeur idéalisée et qu’il ne commence à aimer qu’après avoir arraché le masque héroïque modelé par la famille et reconnu l’homme coupable et humain en lui ».
Une autre leçon encore – et c’est le dénouement merveilleux de la pièce qui suggère celle-ci plus spécialement : le fait que s’offre à chacun de nous une double option dans le récit que nous élaborons de notre propre vie, qu’il s’agisse du cas limite d’une version censément complète : l’objet de pompeux mémoires, ou des bribes dont nous émaillons constamment nos propos dans la vie quotidienne, à savoir le choix de nous y mettre en scène avec une vraisemblance égale comme victime ou héros, toute vie se résumant, malgré l’immense variété des péripéties, en les mêmes trois mots : naître, vivre et mourir, soit « Les trois cloches » qui rythment la vie de Jean-François Nicot dans la fameuse chanson de Jean Villard : la cloche annonçant le baptême, celle retentissant à l’occasion des noces, enfin le glas des funérailles.
Car dans le dernier acte, où dialoguent, réunies, les deux femmes du grand homme : celle officielle et celle occultée, et où nous spectateurs avons jusqu’ici, menés par la main du dramaturge, reconnu l’une comme triomphante et l’autre comme vaincue, celle qui l’a emporté explique à l’autre que sa victoire n’a été en réalité qu’une longue défaite grimée en son contraire : le travail ingrat et épuisant d’arc-boutant de la cathédrale de l’œuvre, sacrifiant dans sa construction ses bâtisseurs, seulement pions à son service. Car l’œuvre est cette suite de mots alignés dans un ordre dont la beauté est telle (si propre à nous émouvoir, à nous faire saisir une chose demeurée encore inaperçue dans la tâche d’être une femme ou un homme) qu’elle nous convainc que les sacrifices humains consentis durant son édification en valaient la chandelle.
Se prête parfaitement à cette dernière interprétation le suicide de Zweig et celui de sa compagne, Charlotte Elizabeth Altmann, dont bien des indices suggèrent qu’il n’aurait pas été simultané, mais le fruit de la part de celle-ci d’une décision « réflexion faite ». Un commentateur actuel n’écrit-il pas à leur propos : « Le 22 février 1942, courageux ou lâches, les époux Zweig décident de quitter ce monde. » Décision courageuse ou lâche ? « Les deux, mon commandant ! », selon la manière dont on raconte l’histoire, et surtout sur quel ton.
Autre morale possible de La Légende d’une vie, celle-ci loin des sentiers battus : y lire chaque vie comme les jalons qu’elle posa, quand elle fit des enfants conçus, à sa guise, des héritiers ou des spectres qui la hanteront.
Car face à la procréation découlant des aléas de notre inclination pour la copulation, nous pouvons y consentir ou nous rebeller contre elle à des degrés divers : appeler certains enfants « non voulus » ou, plus brutalement, oblitérer leur existence par l’avortement tant qu’elle est encore cachée ou par l’infanticide quand elle est déjà là.
Un moment clé de la pièce n’est-il pas en effet celui où le poète en herbe demande à l’amante occultée du grand homme, resurgie du passé, quelle fut la véritable cause de son éviction autrefois et qu’elle répond dans un cri : « Mais c’est toi ! » Car elle avait, quant à elle, effacé par l’avortement les conséquences inopportunes de sa copulation avec le grand homme, alors que celle qui lui succéderait dans le cœur de celui-ci ferait le choix inverse : elle ferait basculer la donne en préservant l’enfant à naître, mettant ainsi brutalement fin à une période de relation à trois.
Et l’on apprend plus tard que le fils se trouve à son tour confronté à la bifurcation dans un destin que cause une grossesse inopinée. Soit un autre aspect clé encore de la condition humaine pour une pièce se penchant sur une multitude d’entre eux, celui-là nous rapprochant davantage de la sphère de prédilection de Freud, et où l’inventeur de la psychanalyse se situait de son propre aveu en rival d’un troisième Viennois de l’époque : le romancier et dramaturge Arthur Schnitzler, pour qui l’histoire de la vie des frêles créatures que nous sommes s’assimile au spectacle de nos tentatives affligeantes de rétablir le cap, alors que notre plan de carrière est constamment défait par l’ascendant que prennent sur notre esprit les envies désordonnées de notre corps. En offre la plus délicieuse illustration sa fameuse Traumnovelle de 1925, immortalisée au cinéma par Stanley Kubrick en 1999, sous le nom de Eyes Wide Shut. Voici donc deux êtres, Fridolin et Albertine, qui s’aiment plus que tout mais ne cessent pour autant d’exorciser avec un succès mitigé les tentations réelles et les visions hallucinées de copuler avec quiconque passe à leur portée et s’avère aussi disponible qu’eux-mêmes envers la chose.
On dit que Schnitzler considérait les psychanalystes comme autant de snobs lyophilisant à l’aide de concepts alambiqués les vérités que les romanciers avaient mises au jour de temps immémoriaux. La revanche ironique de la psychanalyse contre son dédain lui fut malencontreusement offerte par la mort de sa fille, Lili, âgée de 18 ans et nouvellement mariée, heureuse en tout si l’on en croit ce qu’elle confiait à son entourage, qui s’excusa un instant auprès de son mari au moment où ils quittaient leur domicile, affirmant avoir laissé quelque chose dans la salle de bains, mais qui s’empara alors du pistolet qui se trouvait dans la maison pour le décharger sur sa poitrine. Elle eut encore la force de murmurer qu’elle ignorait ce qui l’avait prise. Or c’est là que nous en sommes, individus particuliers et espèce tout entière : en proie à de simples « instants de nervosité », pour reprendre les termes qui furent alors ceux de la jeune femme. La tragédie grecque fut la première à prendre la pleine mesure de cela. Hélas ! depuis, nous n’avons guère progressé d’un seul pas.
[Paul Jorion est sociologue, anthropologue et psychanalyste. Il a publié vingt et un essais et une bande dessinée.]
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