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Bernard Stiegler dans un tout récent entretien avec Aude Lancelin (Éviter l’apocalypse) défend l’idée que face au nihilisme d’un capitalisme nous conduisant directement à l’extinction, il faut que l’humanité construise de toute urgence (et c’est le GIEC qui le dit) une vision alternative à même de nous redonner espoir. Il ne s’agit plus de résister, de tenter de limiter les ravages humains, sociaux et écologiques du Moloch mondialisé et financiarisé, mais de renverser la domination, c’est-à-dire de faire la révolution (bifurcation) qui nous permettra de survivre. Pour cela le philosophe défend l’idée que nous devons passer du système fermé du néolibéralisme – incapable par construction d’évoluer (TINA) – à un système dynamique ouvert qui bien qu’utilisant le calcul, admet que tout ne peut pas être calculé.
Concrètement, si nous poursuivons les courbes actuelles (démographiques, physiques, énergétiques), il est clair que « tout est foutu » et que nous nous allons nous fracasser contre les lois de la thermodynamique sur notre minuscule planète. Une évidence d’ores et déjà actée par des transhumanistes et des libertariens, qui privilégient en conséquence la fuite en avant technologique où seule une poignée d’élus (comprendre les supers-riches) survivra en colonisant de nouveaux mondes. Rêves totalement inaccessibles à notre niveau de développement technologique et scientifique, mais aux effets dramatiques puisqu’ils maintiennent l’illusion d’un salut possible pour quelques milliardaires, qui s’offrent ainsi une techno-religion de pacotille leur permettant de continuer à alimenter la course à l’abîme.
Bernard Stiegler propose donc de dépasser le stade de la calculabilité capitaliste par la réinvention des réseaux du web, qui seuls permettraient de remplacer la prédation au profit de quelques-uns par une redistribution égalitaire et raisonnée, puisque dans les limites de la capacité planétaire.
Ceci étant posé, et pour appliquer la sentence de Kant rappelé par Stiegler, « vous commencerez à me comprendre quand vous commencerez à voir mes limites », reste un petit détail à régler : comment faire ?
Comment s’y prendre concrètement, trivialement, pour sortir de la cage de fer ?
Première réalité : les +5,5° annoncés d’ici à la fin du siècle signifient des zones continentales entières impropres à toute vie humaine, un génocide à l’échelle planétaire par la famine et la soif. Génocide probablement parachevé par la mise en œuvre de moyens militaires lourds pour empêcher les réfugiés de submerger les pays (relativement) préservés du basculement climatique. Autrement dit, dans ce scénario prévisible, ceux qui ne périront pas de faim et de soif seront destinés à être tués par de nouveaux Nazis dans leur tentative désespérée de conserver un espace vital diminuant inexorablement …
Deuxième réalité : la démocratie représentative étant à la démocratie ce que les républiques populaires sont à la république, celle-ci n’est pas amendable. Hormis dans les discours, aucune forme de perestroïka ne viendra amender l’Union européenne qui a détruit la Grèce et transformé son peuple en serfs, ou encore la politique de présidents et de gouvernements français perçus comme illégitimes car détruisant la société qu’ils sont censés défendre.
Troisième réalité : face à l’agression des néolibéraux, n’existent actuellement que les vieilles solutions, toutes trois promises à l’échec :
– la soumission : qu’elle prenne l’aspect du déni de réalité (le système est amendable, continuons à voter pour le moins pire), ou de la lâcheté assumée (ça me donne bonne conscience et de toutes manières je serai mort avant la fin du siècle),
– la fuite active (communautés plus ou moins survivalistes, plus ou moins structurées) et/ou passive (l’abstention pour ne pas donner l’onction démocratique au suicide collectif),
– le combat : tuons les primates qui occupent le sommet de l’arbre pour y poser à leur place nos augustes postérieurs, soit un nihilisme miroir du système. À moins qu’il ne s’agisse d’une volonté plus ou moins consciente d’abréger l’agonie en précipitant les choses par un vote extrémiste ?
Appliquer à ce bref tableau (géo)politique, la seule bifurcation réaliste aboutissant à l’instauration d’un système dynamique ouvert (c’est-à-dire évolutif par nécessité, d’une nature quasiment biologique) s’appelle la démocratie directe. C’est le seul moyen à ma connaissance qui puisse permettre aux peuples de se libérer de la corruption systémique des lobbies et des politiques suicidaires qu’ils dictent, avant l’implosion programmée de nos sociétés. Cette bifurcation en supprimant le législatif, la courroie de transmission de l’argent, en soumettant directement l’exécutif à la volonté populaire permettrait – en théorie, mais avons-nous encore le choix ?- d’échapper si ce n’est à l’extinction, du moins à un monde ressemblant à celui décrit dans le film La Route. Les deux piliers de cette révolution (la vraie, pas la contre-révolution des néolibéraux) seraient l’éducation et les IA faibles, ces nouveaux scribes qui autoriseraient les citoyens à trier et agencer les immenses masses d’informations nécessaires au vote des lois et aux orientations politiques.
Bref, l’IA faible s’occuperait du calculable et les humains du non-calculable.
En sachant que des étapes par incrémentations successives sont nécessaires pour passer de l’Éole de Clément Ader à l’A380, à quoi pourrait ressembler un processus véritablement démocratique une fois achevé ?
Prenons par exemple le cas de l’électronucléaire. Sur réunion d’un certain nombre de signatures, une consultation serait lancée pour savoir si nous devons poursuivre ou non l’exploitation des centrales à eau pressurisée. Avant le vote qui se ferait via des réseaux quantiques (en cours de développement avec pour objectif de rendre les communications inviolables), les citoyens se feraient une idée objective de la situation, non pas grâce aux lobbies ou à des décideurs plus ou moins compétents, aux intérêts plus ou moins dissimulés, mais grâce à des systèmes interactifs d’aide à la décision qui prendraient en compte l’ensemble de la problématique allant du coût réel de l’extraction à celui de l’exploitation et de la « gestion » des déchets, avec des modèles prévisionnels des résultats économiques et écologiques. Ces systèmes d’aide à la décision seraient complétés par la présentation synthétique d’arbres de décision ou chaque branche correspond à un scénario probabiliste et à son coût global. Charge à chaque citoyen d’interroger ensuite l’IA, en fonction de ses savoirs, pour avoir plus de détails si désiré (l’IA d’IBM, Watson, interagit avec nous en langage articulé).
Et si la consultation publique débouchait – à tout hasard – sur un Non, celui-ci ne pourrait pas être ensuite transmuté en Oui par un exécutif corrompu, puisque ce dernier serait révocable immédiatement en cas d’opposition à la volonté populaire.
Question pratique : comment faire dès lors pour que les politiciens professionnels acceptent d’auto-dissoudre leur caste par la démocratie directe ? Étant évident que le système partisan actuel ne sélectionne pas les plus aptes à gouverner pour l’intérêt public mais les plus féroces des arrivistes et des ambitieux, et donc les plus facilement corruptibles, comment faire pour leur imposer un rapport de force favorable, tout en évitant qu’ils ne se lancent dans de violentes provocations afin d’utiliser l’arsenal juridique qui a fait de nos anciennes lois d’exception la loi commune ? La question reste ouverte, et indépendamment du fond du sujet et de ses interprétations plus ou moins partisanes, il sera intéressant de voir l’ampleur du blocage provoqué par les gilets jaunes samedi prochain. Les réseaux sociaux peuvent-ils servir à bloquer un pays ?
Si la réponse s’avère positive, nous tiendrons-là (je ne parle qu’en mon nom, mais ce « nous » désigne l’ensemble des Français et Françaises) un moyen de nous faire entendre autrement qu’une fois tous les cinq ans, au travers d’un jeu pervers où nous sommes « démocratiquement » invités à choisir celui ou celle qui mettra en œuvre le TINA. D’instaurer un rapport de force afin que les institutions soient au service du peuple et non l’inverse. Et comme toute révolution, celle-ci ne pourra survivre qu’en se répandant ! Bref, une manière réaliste de construire enfin l’Europe véritable, celle des citoyens : un ensemble qui aura la dimension suffisante pour lutter victorieusement contre Moloch.
En ces heures de profond désarroi c’est certainement une utopie, mais si cela devait finalement arriver, ce serait sans doute plus qu’une simple révolution, une forme d’hybridation homme-machine – car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Le réseau permettant l’apparition d’un « nous » global – signant une nouvelle étape de notre évolution. Sans le corps transformé des cyborgs et tout le fatras pompier des films de science-fiction, des hommes et femmes d’un modèle parfaitement standard pouvant connecter leur volonté le temps de prendre des décisions en commun : celles que la puissance brute des machines pourrait nous exposer dans tous leurs détails et infinies interactions, mais que seuls pourraient prendre des êtres humains.
La continuation d’une vieille histoire finalement. L’Homme et l’outil étant comme l’œuf et la poule: difficile de savoir qui a fait qui !
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