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J’ai écouté attentivement l’excellent débat entre Pierre-Henri Castel, Jean-Baptiste Fressoz et Paul Jorion sur France Culture.
Comme toujours, 40 minutes de débat oral à trois, ça représente quelques pourcents seulement de l’information contenue dans l’essai de Castel, ceux de Paul Jorion, ceux de Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, etc. C’est donc frustrant car on est très loin en 40 minutes d’avoir coupé consciencieusement toutes les branches argumentatives « pourries » de ce débat philosophique, pour ne garder qu’un arbre avec plusieurs grosses branches saines qui laisseraient apparaître les thèses non invalidées par des objections sérieuses.
Nous pourrions croire que Fressoz a perdu parce qu’il semble dire des énormités dignes d’un scientifiques matérialiste des plus frustes. Il donne l’impression que pour lui, la culture, les mèmes, les valeurs, les idées n’ont pas de force effective sur la matière et les corps humains dans le monde. Il suffirait de regarder les flux de matière et de régler ça comme un bon ingénieur, un peu plus de tel flux et moins de tel autre. Même s’il paraît caricatural sur sa « théorie du monde » qui exclut le monde des idées, de l’inconscient, etc. il a peut-être raison sur l’idée qu’il faudrait s’attaquer d’abord aux flux de matières, en pratique. C’est la thèse défendue récemment par Aurélien Barrau, l’astrophysicien qui émerge dans le discours écologiste : (contrairement à la logique de la pensée habituelle) « attaquons-nous d’abord aux conséquences et puis on en tirera des conclusions sur les causes » OU « plutôt que de se demander s’il faut être anticapitaliste ou anarchiste ou communautariste, ou que sais-je, agissons directement sur les vecteurs biophysiques de la dégradation de la Biosphère ». Je pense qu’on peut adhérer dans une certaine mesure à cette thèse. Pour le climat : isoler massivement le logement, diminuer drastiquement le nombre de km en moteur thermique, manger 90% moins de viande, interdire le plastique, financer massivement la transition, etc. Faisons ça sérieusement, et puis par effet domino tirons toutes les conséquences sur les causes initiales : que reste-t-il du capitalisme et du libéralisme quand on diminue de 90% la consommation de viande ? Barrau estime que, sans se focaliser sur les « conséquences », les différentes chapelles ne parviendront jamais à s’unir pour empêcher la « destruction » de la Biosphère.
Pour le dire autrement, je ne suis pas sûr que pendant le Blitz en 1940-41, Churchill faisait des débats byzantins sur la pensée nazie et britannique au moment où Londres était bombardée : il passait peut-être des coups de fil aux généraux pour s’assurer que suffisamment de Spitfires volaient avec suffisamment de pilotes et suffisamment de munitions pour abattre les bombardiers allemands. La preuve que s’attaquer aux conséquences est, au moins parfois si pas régulièrement, la meilleure éthique de l’action.
Fressoz écarte aussi d’une manière qui me semble irresponsable l’enjeu de la survie de l’Humanité (ou extinction c’est le même enjeu). Cette suffisance me semble une faute éthique grave selon moi, qui ne peut se justifier : la charge de la preuve incombe à celui qui « se veut rassurant ». Sans cette preuve, il doit rejoindre l’inquiétude, la peur légitime de ceux qui ont de fortes indications scientifiques que le scénario du pire est tout à fait plausible (une probabilité significativement différente de zéro, vu l’enjeu existentiel, suffit à rendre l’inquiétude obligatoire pour tout qui se pique de penser). Dire « non la survie de l’Humanité, ce n’est pas l’enjeu », c’est vraiment de nature à disqualifier l’interlocuteur selon moi. J’imagine que pour un « matérialiste » comme il semble être, il ne faut néanmoins pas trop le prendre au sérieux, c’est comme s’il disait : « non la survie de mon patient n’est pas l’enjeu, l’enjeu c’est d’abaisser cette fièvre de 40°C avec une aspirine ». Il n’a peut-être pas compris de la même manière la notion d’enjeu poussée à sa portée la plus englobante.
Pour revenir à Castel, il semble embarrassé des « horreurs » qu’il développe dans son livre. Moi je trouve qu’il devrait être fier, de mettre à jour un phénomène qui existe probablement déjà chez certains aujourd’hui (jouir de la fin du monde en cours, et de « retirer sa pierre à l’édifice » si j’inverse la formule…). On doit verser son essai au « manuel de combat » des Humains qui veulent lutter, si pas pour infléchir l’issue finale, au moins pour « l’honneur ».
Et là, tout occupé qu’il était à creuser le sinistre et le cynique, Castel n’a à mon sens pas vu suffisamment l’éclair de lumière à côté de lui. Même le bien, il l’a défini par rapport au mal : l’inintimidabilité, présentée comme la vertu suprême dans ces temps de la fin et lors de la fin des temps, cette capacité à ne pas craindre et à éliminer physiquement un individu humain vecteur du mal, cela peut certes paraître une vertu salutaire qu’on pourrait imaginer déjà cultiver aujourd’hui (et que cultivèrent les Résistants du passé), au moins à petite échelle. Faut-il aller jusqu’au meurtre auquel certains Résistants se sentirent contraints « en pratique » ?
Je suis convaincu que Castel a trop peu expliqué que le bien a une existence propre, indépendante, il a un peu négligé toute la grâce. Et j’emploie le mot « grâce » à dessein car il a un sens bien particulier dans le Christianisme, il a l’air d’oublier toute la grâce, la beauté pure, qui existe dans un acte de bien totalement désintéressé y compris et surtout lorsque « tout est perdu ». A sa décharge peut-être, il voulait tirer le fil « maléfique » de son raisonnement… Mais permettons à ses lecteurs de tirer un fil complémentaire, celui du bien.
Et là je vais rejoindre Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (auteurs de L’Entraide) : il n’est pas vrai que l’homme n’est que « loup pour l’homme », surtout en situation de crise. Bien au contraire, l’observation empirique, sociologique, psychologique, historique des événements humains démontre à quel point les êtres humains, même et surtout lorsque « tout est perdu », sont capable d’actes d’héroïsme vertueux, de moments de grâce pure, d’une bienveillance totale, sans espoir aucun de rétribution.
Le film « The Road », avec cette relation de protection entre cet homme et cet enfant, puis la scène de fin du film que vous connaissez peut-être, met en image mon propos « d’actes de grâce », même quand tout est perdu.
Même si son ouvrage est passionnant et donne à penser, j’aurais aimé qu’il le complète par cette possibilité de la grâce, de la bienveillance, du bien, tout à fait documentée scientifiquement y compris dans des situations où tout est perdu.
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