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La théorie marxienne du communisme est fondée sur l’hypothèse fondamentale de l’abondance des biens utiles à tous. Grâce au processus d’industrialisation, qui n’en était qu’à ses débuts quand Marx écrit, la rareté inhérente à tout bien, au fondement de son prix économique, allait être vaincue. Le communisme allait pouvoir advenir : le gâteau à se partager serait si gros que chacun allait pouvoir se servir la part qu’il souhaitait. C’est cette abondance qui allait pouvoir être la base de la gratuité de tous les biens garantie pour tous.
Or, deux siècles après Marx, la réalité est tout autre que celle de l’abondance : le fait écologique, la conscience que nos ressources sont limitées, associé à une inouïe concentration de la richesse, est synonyme d’une conscience de la rareté aigüe des biens aujourd’hui disponibles.
À cela s’ajoute la disparition du travail qui, avec l’informatisation et l’automatisation des processus de production, s’accélèrent et ne va cesser de s’accélérer au cours du XXIe siècle. Les réflexions se multiplient sur la fin du travail, les questions de société émergent : comment dissocier travail et subsistance décente aux besoins quotidiens de la vie ? Certains proposent le revenu universel, nous proposons la gratuité pour ce qui relève de l’indispensable.
Avant tout, levons une ambiguïté sur le terme de gratuité : « There Ain’t Such Thing As A Free Lunch » (« il n’y a rien qui soit un repas gratuit » ou encore « on n’a rien pour rien »). La gratuité doit bien être financée par ailleurs, si ce n’est par le coût que paye l’utilisateur final. Ici, le coût doit être pris en charge par la collectivité, principalement au travers de l’impôt et des différentes taxes. La première limite à la gratuité est bien évidemment le coût pour la collectivité, mais nous y reviendrons.
La gratuité pour répondre au « premier objet de la société »
En 1792, au cœur le plus ardent de la Révolution française, dans son discours sur « les subsistances », Maximilien Robespierre posait la question suivante : « Quel est le premier objet de la société ? » Et il répondait ceci :
« C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété ne peut jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonnée à l’industrie des commerçants. […] Quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires ou aux cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce. Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de contester ces principes, à moins de déclarer ouvertement qu’il entend, par ce mot, le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables » (Maximilien Robespierre, Les subsistances [1792]).
La vie est notre bien le plus précieux et au sein du Grand Tournant que nous tentons périlleusement de négocier aujourd’hui, permettons à tous de la préserver par la gratuité, accessible enfin grâce aux progrès de notre civilisation : gratuité pour la satisfaction de tous les besoins assurant notre survie, gratuité de tout ce qui relève de l’indispensable : alimentation, logement, vêtements, santé, éducation, transports et, aujourd’hui, connectivité.
L’indispensable : un nombre limité de besoins fondamentaux et satiables
Qui, dans le cadre d’une « formule à volonté » au restaurant, a déjà fini le buffet entier à lui tout seul ? Personne. Or, une hypothèse fondamentale de la science économique, l’hypothèse de la non-satiété, voudrait que ce soit tout le monde. Toute unité supplémentaire consommée apporte une utilité supplémentaire, certes décroissante, mais toujours strictement positive. On s’arrête de consommer uniquement quand l’utilité marginale d’une unité de bien est équivalente à son coût, sa désutilité. Mais alors si le bien est gratuit que se passe-t-il ? Théoriquement, nous devrions consommer à l’infini, mais dans la pratique ce n’est pas le cas. Imaginons des transports en commun gratuits : allons-nous passer notre journée à faire des tours en bus ? Non. Et encore, si cela se produisait, pourrions-nous priver les autres utilisateurs de les emprunter ? Non plus.
La consommation est avant tout un moyen de répondre à des besoins qui existent quel que soit le prix de leur assouvissement. Selon l’économiste chilien Manfred Max-Neef, la psychologie du consommateur au quotidien, loin d’être celle de l’agent rationnel des sciences économiques qui cherche constamment à maximiser son utilité, se voit présenter un besoin auquel il doit répondre rapidement pour éviter le désagrément du manque. Ainsi, le nombre de ses besoins fondamentaux est limité, en voici une classification que propose Max-Neef :
Besoins | Être (qualités) | Avoir (choses) | Faire (actions) | Interagir (paramètres) |
Subsistance | santé physique et mentale | nourriture, logement, travail | se nourrir, se vêtir, se reposer, travailler | environnement du lieu de vie, conditions sociales |
Protection | soin, adaptabilité, autonomie | sécurité sociale, systèmes de santé, travail | coopérer, faire des projets, prendre soin d’autrui, aider | environnement social, logement |
Affection | respect, sens de l’humour, générosité, sensualité | amitiés, famille, relations avec la nature | partager, prendre soin d’autrui, exprimer des émotions | intimité, espaces intimes d’unité |
Compréhension | capacité de critique, curiosité, intuition | littérature, enseignants, politiques, éducation | analyser, étudier, méditer, investiguer, | écoles, familles, universités, communautés |
Participation | réceptivité, dévouement, sens de l’humour | responsabilités, devoirs, travail, droits | coopérer, s’opposer, exprimer des opinions | associations, partis, églises, relations de voisinage |
Loisirs | imagination, tranquillité, spontanéité | jeux, partis, paix intérieure | pouvoir rêver, se souvenir, se détendre, s’amuser | paysages, espaces d’intimité, lieux où on peut être seul |
Création | imagination, audace, inventivité, curiosité | aptitudes, qualifications, travail, techniques | inventer, construire, concevoir, travailler, composer, jouer | espaces d’expression, ateliers, publics |
Identité | sentiment d’appartenance, estime de soi, cohérence | langue, religions, travail, coutumes, valeurs, normes | apprendre à se connaître soi-même, grandir, s’engager | lieux d’appartenance, cadre quotidien |
Liberté | autonomie, passion, estime de soi, ouverture d’esprit | égalité de droits | s’opposer, choisir, prendre des risques, développer une prise de conscience | n’importe où |
Le premier point frappant de cette classification des besoins fondamentaux est le caractère gratuit, voire non-monétaire d’une majorité de ces derniers. La science économique nous dit que l’échange monétaire se construit dès qu’il y a interaction avec autrui, mais ici pour assouvir ses besoins fondamentaux, l’échange marchand est l’exception plutôt que la règle. Les besoins fondamentaux encore payants (du moins en partie) paraissent ainsi ceux déjà cités précédemment : alimentation, logement, vêtements, santé, éducation, transports et encore connectivité.
Si le nombre de biens indispensables à démarchandiser est donc limité et si leur consommation est satiable, il est alors imaginable que la collectivité organise une distribution gratuite de ceux-ci.
Deux régimes économiques distincts pour le nécessaire et le superflu
Distinguons le nécessaire du superflu et faisons-les relever de deux régimes économiques distincts. D’un côté, le régime économique de l’indispensable serait fondé sur la mise en commun des biens, et leur gestion par la collectivité. De l’autre côté, en parallèle, le régime économique du « superflu » restera fondé sur les mécanismes de prix.
Dans le premier, n’ayant plus le prix comme source d’information économique à la gestion de l’offre, ce serait ainsi une gouvernance délibérative en charge de la gestion de l’offre (comme l’Etat déjà aujourd’hui en ce qui concerne une partie de l’éducation et de la santé). A l’heure du big data, les informations pertinentes foisonnent pour permettre au régulateur de prendre la température des besoins des consommateurs et donc de gérer au mieux l’offre des biens gratuits.
En fonction des évolutions de nos sociétés, la distinction entre indispensable et superflu pourra être modifiée pour correspondre aux besoins d’une époque particulière. Ainsi, aujourd’hui, la connectivité (l’abonnement téléphonique, l’accès à internet,…) pour tous semble devenir un besoin fondamental car, entre autres, l’accès internet est maintenant indispensable pour un certain nombre de démarches administratives.
Revenu universel ou service universel ?
Du revenu universel de base, une somme allouée mensuellement à l’ensemble des adultes d’une nation, il est beaucoup question aujourd’hui. Chacun, quelle que soit sa fortune, en bénéficierait et cette somme, couvrant les besoins élémentaires d’un individu, rendrait inutiles les allocations existant aujourd’hui pour pallier les difficultés dues au manque de ressources (aide sociale) ou à la perte d’un emploi (allocations de chômage).
Mais quel coût économique représenterait l’attribution d’une telle allocation à des personnes qui n’en ont pas un réel besoin ? Le revenu universel constitue-t-il par ailleurs une solution à la disparition globale du travail ou bien s’assimile-t-il à une simple mise entre parenthèses des questions que cette disparition soulève, la problématique véritable en arrière-plan, mais qui resterait alors occultée, étant celle d’une répartition équitable de la richesse créée ? Autre interrogation, portant cette fois sur une question de fond : celle que soulève déjà de son côté la pratique des dommages-intérêts : est-elle légitime et si oui, quelles sont alors les bornes d’une pratique qui substitue une somme d’argent à la solution authentique d’une question qui est en réalité une question de justice, une question touchant aux valeurs, portant sur des qualités bien davantage que sur des quantités ?
Comment prévenir aussi la prédation en tout ou en partie de la finance sur le revenu universel ? Chacun se souvient des hausses de loyers qui accompagnaient main dans la main les hausses de salaires. Aux États-Unis en 2009, une allocation de 4 000 $ avait été attribuée aux jeunes ménages accédant à la propriété ; le prix des logements avait aussitôt bondi du même montant.
Un exemple plus ancien est lui aussi instructif. Les pêcheurs artisans français avaient exprimé leur frustration devant le fait que parfois leur pêche ne trouvait aucun acheteur et qu’il leur fallait alors rentrer à la maison les poches vides. Ils revendiquèrent l’instauration d’un « prix de retrait » ou « prix plancher » et ils l’obtinrent : un prix minime leur serait payé de toute manière et l’on ne rentrerait jamais de la criée absolument sans argent. Ce qui arriva, ce fut que les acheteurs alignèrent le prix qu’ils offraient sur le prix plancher qui devint automatiquement la norme, et à partir de ce moment le prix décolla rarement de ce niveau. Les pêcheurs y perdirent gros. On pourrait craindre de la même manière, dans un cadre de revenu universel, que le salaire mensuel de nombreux emplois n’aille s’aligner sur un euro symbolique, qui distinguerait l’emploi du chômage et signalerait la fierté d’un travail rémunéré en plus de la sécurité assurée par le revenu universel ! L’enfer aurait été une fois de plus pavé de bonnes intentions.
Mais avant tout, la gratuité pour l’indispensable peut se révéler beaucoup moins coûteux pour la collectivité que le revenu universel de base. Une proposition dans le même sens a été faite en octobre 2017 par une équipe de University College à Londres, intitulée : « Services universels de base ». Un calcul précis compare le coût annuel de cette approche fondée sur la gratuité avec celui du revenu universel de base : 42 milliards de livres contre 250, soit un sixième de la somme. Les services universels de base représenteraient 2,2% du PIB britannique, un montant gérable, contre 13% pour le revenu universel de base, un montant lui irréaliste.
Une telle gratuité pour l’indispensable peut répondre à l’ensemble des critiques adressées au revenu universel de base : son coût est bien moindre, elle peut être mise à l’abri de tout détournement, elle n’encourage pas au consumérisme puisque l’indispensable, même s’il évolue avec les époques, peut être défini avec précision.
Quels biens et quelle gratuité ?
Se pose maintenant la question de la mise en œuvre concrète de la gratuité dans nos sociétés. Mais pour cela, il faut distinguer des familles de cas en fonction du type de bien que l’on souhaite rendre gratuit. La démarchandisation ne présente pas une difficulté équivalente pour tous les biens.
En 1954, l’économiste américain Paul Samuelson a proposé une typologie des biens en fonction de deux critères : la non-exclusivité, autrement dit, ceux qui n’ont pas payé le bien ne peuvent pas être empêchés d’y avoir accès (par exemple, un feu d’artifice privé est difficilement dissimulable au voisinage) ; et la non-rivalité, autrement dit, ce que consomme un individu n’est pas soustrait à l’usage d’autrui. La non-rivalité d’un bien signifie également que le bien existe en abondance. Se distinguent alors quatre types de biens :
Biens | Exclusifs | Non-exclusifs |
Rivaux | Biens privés (l’alimentation, vêtements, logement, vaccins,…) | Ressources communes (nappes phréatiques, ressources halieutiques,…) |
Non-rivaux | Biens de club (transports en commun, réseaux téléphoniques, diplômes,…) | Biens publics purs (la connaissance, la santé, le web,…) |
Dans le tableau, dans les parenthèses, se trouvent un certain nombre d’exemples de biens qui sont déjà, ou seraient susceptibles d’être impliqués dans un processus de démarchandisation. On se concentrera ici sur les gratuités citées ci-dessus : alimentation, logement, vêtements, santé, éducation, transports et connectivité. Chaque type de bien que l’on souhaite rendre gratuit dans cette typologie relève d’enjeux différents, et cela se complexifie davantage quand un bien à démarchandiser possède différentes composantes dans différentes parties du tableau (par exemple, la santé est un bien public pur mais un vaccin est un bien privé). Les difficultés à relever pour la gratuité sont les suivantes :
- Permettre à tous de consommer ces biens jusqu’à satiété raisonnable ;
- Rester dans la limite du budget de la collectivité ;
- Rester dans la limite de la viabilité écologique de l’exploitation de la ressource ;
- Eviter tout détournement de l’usage du bien gratuit (on peut imaginer par exemple que l’alimentation gratuite soit revendue aux frontières) ;
- Réaliser une mise en commun efficace du bien.
Ces questions se posent différemment (ou parfois ne se posent pas) en fonction du type de bien que l’on traite pour la gratuité. Passons donc les différents cas en revue :
La démarchandisation des biens publics purs ne pose aucun problème
Les biens publics purs que l’on souhaite rendre gratuits sont les plus simples à mettre en œuvre. D’ailleurs, les biens publics purs indispensables sont déjà démarchandisés par définition. La connaissance (bien public pur) en tant que telle est gratuite ; ce sont les livres, ou l’accès à certaines plateformes d’information (biens de club) qui peuvent être payants. C’est donc l’accès à la santé, ou à la connaissance qu’il faut démarchandiser. Il n’y a ici pas de problème de limites de consommation des biens publics purs, au contraire, plus les individus en consomment, mieux la société se porte. Par exemple, plus les individus sont en bonne santé, plus autrui a de chances d’être en bonne santé. La consommation de biens publics purs comporte généralement des externalités positives.
La démarchandisation des ressources communes : un cas complexe
A l’origine, les ressources communes sont par définition gratuites étant en accès libre. Par exemple, s’il existe une nappe phréatique sous son jardin, il suffit de creuser un puit pour avoir accès à de l’eau gratuite. Mais ces ressources communes peuvent être privatisées telles que l’exploitation du pétrole. L’enjeu le plus difficile est de faire revenir ces ressources communes dans le giron de la collectivité. La mission principale de la collectivité est alors de surveiller étroitement l’utilisation des ressources communes par les différents agents. Si la ressource commune est surconsommée par rapport à son renouvellement naturel, elle doit alors voir son accès restreint, et la consommation rationnée en fonction des usages. Ce sont alors des difficultés supplémentaires qui s’ajoutent : comment savoir si l’individu utilise son puit pour arroser son potager ou pour remplir sa piscine ?
La démarchandisation des biens de club : efficacité certaine
La démarchandisation des biens de club est beaucoup plus aisée. Etant un bien non-rival, la gratuité du bien ne posera pas de problème de surconsommation du bien. L’enjeu principal est la mise en commun du bien. Par exemple, les réseaux téléphoniques ou internet sont souvent privés. La gratuité demanderait une nationalisation des entreprises proposant ces services. Pour ce qui est des réseaux de transports, eux sont souvent déjà publics (services de bus, trains,…) et sont déjà largement subventionnés par la collectivité.
La gratuité pour les biens de club, d’un point de vue logistique, ne pose pas de problème, seule la question financière se pose. Mais l’exemple de la démarchandisation des réseaux de transport en commun est particulièrement intéressant. Une étude de l’ADEME (l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) sur l’impact de la gratuité des transports collectifs urbains (Brunon Cordier, janvier 2007) montre qu’il suffirait de réorganiser les budgets alloués aux transports pour permettre la gratuité totale des transports en commun : « En milieu urbain, l’automobile mobilise 80 à 90 % des budgets publics consacrés aux déplacements [voirie, grandes infrastructures,…] , les transports collectifs seulement 10 % environ. Un basculement sur les transports collectifs d’une partie des crédits affectés à l’automobile suffirait à financer à la fois la gratuité (ou une tarification attractive) et l’augmentation de l’offre ».
On peut également noter une certaine efficacité économique dans la mise en commun des réseaux de communication ou de transport. Pour les réseaux de communication, au lieu d’une coexistence parallèle de trois ou quatre réseaux téléphoniques différents (comme c’est le cas aujourd’hui en France), l’utilisation peut être optimisée par leur fusion : la couverture du territoire serait notamment plus importante. Pour le dire plus simplement, nos portables capteraient partout ! Pour ce qui est des réseaux de transport, les véhicules peuvent être exploités de manière plus optimale : un bus peut tourner 16 voire 24 heures par jour, alors que la voiture d’un particulier ne roule qu’une à deux heures par jour maximum en moyenne.
Dernière remarque, la démarchandisation des transports en commun permet de se tourner vers un mode de transport plus écologique. Dans la croissance de la demande en transports en commun causée par la gratuité de ce dernier, l’effet substitution (principalement, l’utilisation des transports en commun plutôt que de la voiture individuelle) est significativement plus important que l’effet revenu (l’augmentation du nombre de déplacements tous moyen confondus par personne). Ainsi, l’étude de l’ADEME montre qu’à Châteauroux, au passage à la gratuité, la fréquentation des transports en commun a doublé : trois quart de cette hausse de demande s’expliquait par l’effet substitution et seulement un quart par l’effet revenu. Cette faiblesse de la croissance du nombre de déplacements tous moyes confondus par individu révèle bien le caractère satiable de la consommation de biens, même gratuits, discuté plus haut. Mais dans tous les cas, l’effet revenu, la croissance de la mobilité individuelle, est une bonne chose pour toute la collectivité (disponibilité des individus, animation des centres-villes,…).
La démarchandisation des biens privés : le cas le plus difficile
La gratuité des biens privés indispensables concerne notamment l’alimentation et l’habillement. La démarchandisation de ces biens doit résulter d’une mise en œuvre ingénieuse pour éviter tout abus et détournement de leur utilisation première. Il faut à la fois rationner le moins possible leur consommation tout en évitant les comportements opportunistes tels que l’accumulation sans consommation d’aliments, ou encore la revente de ces derniers.
Ainsi, le critère de faisabilité de la gratuité pour les biens privés doit être sa consommation instantanée pour répondre strictement à un besoin instantané. Ainsi, pour l’alimentation il faut imaginer des cantines publiques et gratuites. Pour l’habillement gratuit, on peut imaginer des dépôts de vêtements consignés. L’autre option est le rationnement tel que les « food stamps » déjà pratiqué pour les plus démunis aux Etats-Unis, ou des boutiques vestimentaires publiques avec acquisition rationnée. Mais ni l’une ni l’autre option n’est réellement optimale car elles ne correspondent pas tout à fait aux désirs des individus.
Pour schématiser les difficultés de chaque cas…
Les difficultés de la démarchandisation peuvent se résumer dans le tableau ci-dessous :
Biens indispensables (gratuits) | Exclusifs (accès difficiles) | Non-exclusifs (accès libres) |
Rivaux (biens rares) | Biens privés (leur mise en commun et leur distribution) | Ressources communes (surveillance ou restriction de leur accès et leur distribution) |
Non-rivaux (biens abondants) | Biens de club (leur mise en commun) | Biens publics purs (peu de difficultés) |
Au-delà de la logique économique, remettre la logique sociale et environnementale au centre de la valeur des biens
S’il est nécessaire que la gratuité réponde aux contraintes de la logique économique pour rester viable à long terme, il ne faut pas oublier que la gratuité doit, avant tout, faire face aux enjeux sociaux et environnementaux de notre siècle : permettre à tous de mener une vie décente dans un contexte de raréfaction du travail ; et organiser la consommation de telle sorte à être compatible avec les contraintes écologiques que sont les nôtres. Paradoxalement, la gratuité redonne de la valeur (au sens éthique du terme) aux biens les plus indispensables de notre société : elle révèle leur caractère fondamental, leur sens social et leur acceptabilité environnementale.
La gratuité de l’indispensable c’est également la conscience que nous ne sommes rien sans la communauté, c’est remettre au centre de notre société les valeurs de réciprocité positive, celles du don, celles de la vie en communauté. Pour reprendre la formule maintenant canonique, l’humain est un « animal social » avant d’être un homo œconomicus : plus fort que le « toujours plus » du capitalisme, existent le don, le partage, la gratuité.
Références bibliographiques
Bruno Cordier (Dir.), La gratuité totale des transports collectifs urbains : effets sur la fréquentation et intérêts, rapport ADEME, janvier 2007
Paul Jorion, Vers un nouveau monde, Waterloo : Renaissance du Livre, 2017
Manfred Max-Neef, Antonio Elizalde et Martin Hopenhayn, Human Scale Development; conception, application and further reflections (Le développement à l’échelle humaine : conception, application et réflexions complémentaires), New York & London : The Apex Press, 1991
Maximilien Robespierre, Les subsistances, 1792
Paul Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », Review of Economics and Statistics, 1954
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