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Le Monde : « La relative impunité des chefs d’entreprise est-elle légitime ? »
L’Écho : Quand la loi du marché impose sa loi
Le rapprochement de deux événements éloignés de la vie américaine éclaire les éternelles contradictions entre défense de l’intérêt général et respect des intérêts particuliers.
Premier événement : l’accord intervenu entre Elon Musk, P-DG du constructeur automobile Tesla, et la SEC, la Securities and Exchange Commission, le « gendarme de la Bourse » américain, l’équivalent de l’Autorité des marchés financiers en France.
Second événement : les auditions devant une commission sénatoriale du juge Brett M. Kavanaugh dans la perspective de sa nomination à la Cour suprême.
Rapprochant ces deux événements, les considérations émises à leurs propos, respectivement par Jay Clayton, le président de la SEC, et par James Comey, ancien directeur du FBI, révoqué en mai 2017 par Donald Trump.
Dans l’affaire Musk, l’homme d’affaires a été condamné par la SEC au versement d’une amende de 20 millions de dollars et son désistement de la fonction de président de Tesla (dont il restera le P-DG) pour avoir annoncé à tort qu’il disposait des fonds lui permettant de retirer à la firme son statut de société cotée en Bourse, peine jugée légère et qui ne sera probablement pas suivie de poursuites pénales. Clayton a justifié cette clémence en arguant que les peines à l’encontre des compagnies et de leurs dirigeants affectent à l’arrivée essentiellement leurs investisseurs. « On observe souvent, a-t-il déclaré, que les intérêts des actionnaires – qui n’ont été pour rien dans les comportements répréhensibles – sont intimement liés aux intérêts des dirigeants et de la société pris en faute » ; il ajouta : « les talents et le soutien apportés par certains acteurs-clé peuvent être essentiels au futur succès de la compagnie ». Pris à la lettre, les propos de M. Clayton garantissent une impunité de principe aux dirigeants de sociétés, tout reproche qui pourrait leur être adressé ayant un impact négatif sur la valeur en Bourse de leur entreprise. Corollaire : il est de l’intérêt de tout P-DG de personnaliser au maximum sa direction pour que toute critique de sa gestion affecte à la baisse la valeur actionnariale de l’entreprise, justifiant son impunité dans tous les cas de figure.
Dans un tout autre domaine, la nomination du juge Kavanaugh à la Cour suprême, James Comey, ancien chef du FBI, a écrit dans une tribune libre * :
« Nous vivons […] dans un monde où un juge fédéral en fonction fait écho au Président en invectivant le comité sénatorial chargé d’examiner sa nomination […] un monde où le président est accusé d’être un prédateur de femmes en série, enregistré se vantant de sa capacité à agresser les femmes et comparant les accusations contre son candidat à l’« infox » dont il s’affirme la victime.
Le plus troublant, c’est que nous vivons dans un monde où des millions de Républicains et leurs représentants pensent que quasiment tous les points mentionnés dans le paragraphe précédent ne causent aucun souci. »
N’entend-on dans les reproches de l’ancien du FBI, l’écho, mais inversé, de la justification apportée par le président de l’autorité des marchés américaine ? Il suffit en effet de remplacer « actionnaires » par « Républicains » et « Elon Musk » par « Brett M. Kavanaugh ». À savoir qu’il n’y aurait pas de comportement dans la société civile qui ne soit admissible s’il apparaît rentable à une fraction significative d’électeurs, comme c’est le cas, selon Clayton, pour les actionnaires. Dans un tel cadre « à la Milton Friedman », pour qui la seule responsabilité d’une entreprise était d’augmenter son profit, le principe directeur deviendrait : « Si quelqu’un pense comme moi, le fait qu’il enfreigne ou non la loi importe peu », et la notion d’« intérêt général » se dissoudrait entièrement car chacun chercherait à s’assurer une « part de marché » de l’opinion, impliquant son indifférence revendiquée à tel ou tel aspect de la Loi.
La relative impunité des chefs d’entreprise est-elle généralisable à la société civile, et si tel n’est pas le cas, est-elle alors légitime dans son cas ?
* James Comey: « The F.B.I. Can Do This », The New York Times, Sept. 30, 2018
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