On sait, on peut, mais on ne veut pas ? Diagnostics de l’inertie face à la destruction de la Biosphère, par Cédric Chevalier

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« Les quatre grands maux », comme ils sont appelés, sont dans le viseur des scientifiques depuis 40 ans. Il s’agit de la trop forte exploitation des ressources (surchasse, surpêche…), de la fragmentation des habitats, de l’introduction d’espèces invasives capables de prendre le dessus sur les espèces endémiques et enfin, des extinctions en chaîne d’espèces qui découlent des trois premiers facteurs. S’ajoute à cela le bouleversement climatique qui fragilise les écosystèmes. « De nouvelles voies pour la conservation ne sont ni nécessaires, ni suffisantes pour stopper la perte de la biodiversité », souligne une étude. L’avantage donné aux activités humaines doit juste cesser et laisser place aux mesures de conservation.

Un récent article scientifique, qui a examiné 13.000 articles sur la conservation de la nature, indique que le problème de la transition écologique n’est pas que nous ne sachions pas et que nous n’ayons pas les bons outils, mais que les bonnes décisions politiques ne sont pas prises, que nous arbitrons la plupart du temps en faveur de l’expansion des destructions de la nature, contre notre intérêt (https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-solutions-existent-pour-proteger-la-nature).

Je ne suis pas un technicien des SE et de la biodiversité. Ma réflexion (nos réflexions puisqu’on ne réfléchit jamais seul) se situe à un niveau politique, social, économique et philosophique, « méta » donc. Je cherche le chaînon manquant pour que l’action collective devienne enfin adéquate. Les SE et la plateforme pourraient faire partie de ces chaînons manquants.

Et donc au niveau méta, il y a une classe de problème très ancienne en philosophie, qui interroge sur la condition humaine : pourquoi les humains s’infligent-ils à eux-mêmes tant de « mal » (le mal comme concept philosophique large), alors qu’ils devraient savoir que certains de leurs actes bien identifiés les conduiront nécessairement à s’infliger du mal ? (c’est la 2e partie la plus importante pour nous ici et pour les articles que tu nous envois)

J’exemplifie dans notre époque :

– pourquoi les fumeurs continuent-ils à fumer sachant les dégâts qu’ils s’infligent ainsi qu’à leurs proches ? (cancer, vieillissement prématuré, perte de tonus pulmonaire, etc.)

– pourquoi les parents laissent-ils leurs jeunes enfants devant les écrans sachant les dégâts que ça leur inflige ? (abêtissement, problèmes de vue, manque de créativité, etc.)

– pourquoi les Belges tolèrent-ils une telle non-mobilité sachant les dégâts que ça leur inflige ? (problèmes cardio-pulmonaires, maladies, bruit, saleté, risques d’accidents, coût économique, etc.)

– pourquoi avons-nous construit un arsenal nucléaire sachant les risques…

– pourquoi des guerres civiles se déclenchent encore sachant l’histoire…

et puis ce qui nous intéresse spécifiquement :

– pourquoi déréglons-nous le climat sachant les dégâts et les risques ?

– pourquoi détruisons-nous la biodiversité et les écosystèmes sachant…

– pourquoi épuisons-nous les ressources sachant…

On peut conceptualiser le problème en plusieurs éléments :

– les humains agissent et certaines de leurs actions bien identifiées leur causent un mal objectivable

– les humains accumulent de la connaissance sur les effets probables de leurs actions (mémoire personnelle, Histoire et Science), ils identifient les actions les plus susceptibles de leur causer du mal

– malgré une connaissance univoque sur les effets délétères de certaines de leurs actions, les humains continuent à agir de la même manière

Il y a donc un constat d’échec dans la condition humaine (il y a aussi des succès hein !), individuellement et collectivement, qui nous poursuit depuis la nuit des temps.

Les philosophes et les scientifiques ont donc avancé plusieurs hypothèses explicatives de cet échec. Pour catégoriser arbitrairement les choses, je fais un postulat de rationalité scientifique et de bienveillance : pour une action adéquate il faut combiner : information adéquate, compréhension adéquate, puissance d’agir adéquate, technologie adéquate, liberté politique adéquate, volonté adéquate, et pulsion de vie adéquate.

Alors on peut ensuite examiner les hypothèses une à une :

1. Ignorance (information inadéquate)

les dirigeants et les citoyens ignorent la situation réelle de la biosphère

2. Incompréhension (compréhension inadéquate)

  1. les dirigeants et les citoyens ignorent le lien de causalité entre la croissance économique, la croissance démographique, la surconsommation matérielle, l’exploitation des territoires et la dégradation de la Biosphère (Bossuet : “Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.”)
  2. les dirigeants et les citoyens ignorent l’importance vitale de la nature pour la survie et la vie humaine, à cause d’un mode de vie complètement déconnecté de la nature, depuis la plus tendre enfance
  3. les dirigeants et les citoyens ne peuvent comprendre le sens des faits présentés car leur paradigme mental en fait des objets sans impact sémantique : ils entendent mais ça ne fait pas sens dans leur esprit, il s’agit d’objets « non traitables » par leur schéma mental général (= un poisson ne peut pas comprendre le vent, son paradigme, c’est l’océan). Le paradigme moderne exclut la nature.

3. Degré élevé d’impuissance, biologique ou culturel, perçu ou réel (puissance d’agir inadéquate)

  1. l’espèce humaine et les individus humains sont génétiquement programmés pour s’étendre et privilégier les stimuli de court terme, le cerveau humain incapable de traiter les stimuli de long terme, et donc très mal outillés pour réagir adéquatement face à la crise écologique. Nous devons lutter contre nos propres gènes.
  2. l’espèce humaine est collectivement soumise à ses limites cognitives : biais de rationalité, biais d’optimisme, biais de localité, biais de perception des probabilités objectives, et faible libre arbitre : le lien entre information, savoir, pensée, discours et action est rompu au point qu’il empêche l’action collective d’avoir lieu. Nous sommes limités par nos cerveaux.
  3. la société humaine et les individus actuels sont mémétiquement (culturellement) programmés pour s’étendre et privilégier l’idéologie actuelle (croissance économique, poursuite de l’hyperconsommation matérielle, mythe du progrès et de la technoscience salvatrice, croyance en la non indispensabilité de la nature, etc.), et donc très mal outillés pour réagir adéquatement face à la crise écologique. Nous devons lutter contre notre propre schéma culturel.
  4. force de l’habitude : l’habitude est gravée dans le cerveau et l’idéologie individuels au point qu’il est extrêmement difficile de changer pour un individu lambda. Nous devons lutter contre nos habitudes.

4. Blocage technique (technologie inadéquate)

  1. l’espèce humaine n’aurait pas les moyens techniques pour être durable

5. Blocage politique/rapports de force/intérêts divergents (liberté politique inadéquate)

  1. la plupart des gens ne savent pas utiliser leurs droits de citoyens, il y a un manque criant d’empowerment politique et citoyen, ils ne savent pas qu’ils peuvent influencer la politique (troupeau de moutons)
  2. une minorité de blocage empêche sciemment la transition écologique sociétale d’advenir (le 1% des plus riches du monde)
  3. les dirigeants et les citoyens veulent maintenir le statu quo/ne veulent pas changer (l’être humain serait fondamentalement conservateur, craignant le changement, préférant une mauvaise situation connue à une potentielle situation meilleure) = esclaves qui se réjouissent de leur sort,
  4. une majorité significative de dirigeants et citoyens souhaitent maintenir leurs privilèges (les 25% des plus riches du monde, dont toute la population OCDE), du plus haut au plus bas de la pyramide sociale, chacun trouve son compte
  5. une majorité significative de dirigeants et citoyens pense pouvoir échapper aux conséquences négatives de la dégradation de Biosphère (biais d’optimisme : le malheur c’est toujours chez les autres, moi je m’en sortirai)
  6. sentiment d’impuissance : ne pas oublier aussi que les gens se sentent démuni face au problème. A leur échelle, ils ne voient pas très bien ce qu’ils peuvent faire. Et ils ne croient plus en la capacité d’action du politique…Quand il n’y a pas carrément un sentiment de méfiance, voire de défiance de l’électeur. Donc, il y a aussi un problème de marges d’actions individuelles et de confiance dans la capacité d’action individuelle et collective.

6. Absence de volonté (volonté inadéquate)

  1. stratégie de défense classiques en psychologie : négation, déni, dénégation, démenti, désaveu, déplacement, projection, répression, annulation rétroactive, identification, refoulement et isolation, négationnisme, délire, psychose.

NB : Le déni à lui seul est un invariant de la condition humaine avec le déni :

  1. De fait
  2. De responsabilité
  • D’impact
  1. De cycle
  2. De conscience
  3. De déni (déni de déni)

7. Nihilisme (pulsion de vie inadéquate = pulsion de mort)

les dirigeants et les citoyens sont nihilistes, cyniques, suicidaires, on parle de « pulsion de mort » (thanatos) ou collectivement de « thanatocratie » (par exemple les nazis, les SS, particulièrement en 1945).

Evaluation des hypothèses :

Dans nos réflexions avec mes collègues, nous avons éliminé les hypothèses 1) ignorance et 4) blocage technique. Pas crédible. Les articles cités confortent l’élimination de l’hypothèse 1) et 4) : on a l’info et on sait quoi faire.

Dans les hypothèses 2), on fait face aux théories classiques des changements de paradigme dans la science et la philosophie (Thomas Kuhn, etc). Nous voyons toujours le monde avec des lunettes plus ou moins déformantes. Il faut changer de lunettes car les lunettes actuelles nous aveuglent trop. Personnellement, je crois beaucoup à cette explication que les faits tendent à confirmer. Les mots sont dits mais c’est comme « pisser dans un violon », ça ne « percute » pas, même au Parlement et au Gouvernement wallon. On a des gens incapables d’intégrer ces faits dans leur paradigme mental (comme le sable pour un esquimau).

Il y a dans les hypothèses 3) tous les déterminismes humains bien connus, biologiques et culturels. Le fataliste dira que cela est suffisant pour être rédhibitoire à l’espèce humaine. « Nous allons disparaître mais nous n’y pouvons rien, nous sommes trop faibles. » Dès lors, au revoir la culpabilité et vivons à fond le présent ! Ou… changeons de déterminisme biologique : manipulation génétique de l’espèce humaine (hypothèse soulevée par le feu prix Nobel Christian de Duve et aujourd’hui les transhumanistes pour d’autres raisons que l’environnement…). Ou changeons de déterminisme culturel… là réside un grand espoir, qui rejoint la question du changement de paradigme dans le 2) car l’Histoire démontre que les paradigmes et les cultures évoluent.

Il y a inversement dans le 5) un cri en faveur du libre arbitre et de la volonté humaine. La question de l’autonomie et de la politique : du choix humain.

Dans le 6), nous savons, nous comprenons, nous pouvons humainement, techniquement et politiquement mais nous échouons psychologiquement. Le lien est rompu entre information, savoir, puissance d’agir, outillage, choix politique et … action concrète. La volonté semble rester évanescente et sans lien avec l’action concrète.

Enfin dans le 7), c’est assez simple, à partir du moment où « nous voulons collectivement tous mourir », on ne peut plus juger que la dynamique actuelle n’est pas un succès total. On peut même se dire cyniquement que nous restons encore relativement inefficaces et qu’il y a encore de la marge de destruction.

Que retenir ? On exclut 1) ignorance et 4) technologie. Reste :

  • 2) changer de paradigme : ça me semble très valide
  • 3) modifier la génétique et/ou la culture humaine : personnellement, je préfère changer la culture (y compris paradigme)
  • 5) il se pourrait qu’une minorité de blocage pense (à tort) pouvoir s’extraire de conséquences de la catastrophe environnementale, et il me semble avéré que l’autonomie citoyenne reste lettre morte aujourd’hui (= le citoyen qui exige le changement nécessaire)
  • 6) est fort lié à 2) et 3)/culture, on sera moins dans le déni et l’inaction si le paradigme et la culture nous incitent à agir pour la nature
  • 7) est une hypothèse nietzschéenne du « dernier homme », un être humain apathique, qui a perdu la volonté de vivre (si ce n’est de façon médiocre), et qui se satisfait de son manque d’ambition (j’y trouve beaucoup de validité : regardez comme des gens bien éduqués argumentent avec le sourire pour justifier l’inaction en matière d’environnement). A nouveau lié au paradigme dominant, à la culture.

En conclusion selon moi, à ce stade et pour répondre aux hypothèses sur les causes identifiées : il faut une sorte de Renaissance, c’est-à-dire une sorte de Révolution des consciences qui accomplissent à la fois un changement de paradigme général sur notre conception du monde (via les philosophes, intellectuels, artistes, décideurs, etc.) et un changement culturel (via les artistes, l’éducation, l’enseignement, les traditions, le folklore, les lois, les institutions, les politiques, etc.). Une fois cela accompli, une lutte politique devra être menée contre les minorités ou majorités de blocage, par contagion paradigmatique et culturelle, afin que les citoyens s’engagent et exigent les changements nécessaires = la transition écologique sociétale. Enfin, les décisions politiques nécessaires seront prises, avec un consensus sociétal large.

Morin parle d’une « métamorphose » de l’Humanité.

Petit problème : la Renaissance, c’est 3 à 4 siècles dans l’Histoire… avons-nous ce temps-là ?

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