Le suicide de Stefan Zweig… et le nôtre ! le 18 septembre 2018 – Retranscription

Retranscription de Le suicide de Stefan Zweig… et le nôtre !, le 18 septembre 2018. Merci à Eric Muller !

Bonjour, nous sommes le jeudi 20 septembre 2018 et l’heure est grave, et aujourd’hui ma petite causerie, je vais l’appeler : Le suicide de Stefan Zweig.

Stefan Zweig, né en 1881, mort en 1942, Autrichien, grand écrivain reconnu de son temps. Il a écrit plein de choses durant la guerre de 14. Il est un correspondant de Romain Rolland, et ensemble, ils essaient d’organiser un pacifisme à l’échelle de l’Europe – et on est en 1918, ça montre que ça fait quatre ans que l’on n’arrive à rien du tout – et il écrit ceci :

« Quatre personnes peuvent difficilement se tenir autour d’une table sans que l’arrogance, l’impérialisme de leurs idées politiques ne viennent les retourner les un contre les autres. C’est ainsi que l’on trouve, des deux côtés, mille groupes et groupuscules, collèges et associations, tous dispersés suivant une conception différente de l’hostilité à la guerre, tous impuissants, tous inoffensifs, parce que opposés les uns aux autres en même temps qu’à la folie du monde. Et tous, pourtant, nous n’imaginons, ne souhaitons, ne désirons qu’une seule chose : la communauté. »

Ils n’y sont pas arrivés, bien entendu, et ça a été ce massacre avec des millions et des millions de personnes, des millions de combattants, et aussi, surtout du côté de la Turquie, de ce côté-là surtout, des morts civiles.

Pourquoi est-ce que je vous parle de ça ? Eh bien, je vous parle de ça parce que le journal Libération lance une rubrique – une newsletter qui va être envoyée à ses abonnés – qui s’appelle Chez Pol et qui commence par ces mots : « Bonjour, nous sommes le, par exemple, 20 septembre 2018… »

Il y a – c’était quoi -, c’était l’année dernière, j’ai rédigé pour le Parti Socialiste belge une sorte de manifeste qui s’appelait Vers un Nouveau Monde et le livre a paru sous leur égide, et à partir de ce moment-là… je n’ai plus entendu parler d’eux. Vous constatez sans doute que le Parti Socialiste français s’aligne délibérément – et de manière qui me réjouit profondément – sur des positions que je défends depuis plusieurs années, et du coup… je n’entends plus parler d’eux. Vous avez constaté la même chose il y a quelques années quand le parti Le Front de Gauche reprenait de façon systématique des idées que je lançais. Et plus il le faisait… moins j’entendais parler d’eux.

J’ai parlé l’autre jour d’un grand danger pour l’extinction de l’humanité. Ce grand danger, c’est celui de ce que j’ai appelé l’esprit ou l’instinct de « Tout va bien Madame la Marquise », de considérer que tant que la catastrophe n’est pas absolue, eh bien finalement tout ne va pas si mal. Bien entendu, c’est absolument démobilisateur mais il y a autre chose, et c’est ce dont parle Stefan Zweig, c’est-à-dire les Ego, voilà, la bataille des Ego qui fait que des gens qui défendent des positions pratiquement identiques refusent de se parler. En anglais, on utilise une autre expression que « bataille des Ego », c’est « Not invented here » : pas inventé ici. C’est une idée excellente, mais comme elle n’a pas été inventée ici, on préfère encore ne pas en parler, ou surtout, ne pas parler de l’inventeur, parce que, ben voilà, parce que justement, ça impacte sur les Ego.

Le résultat, c’est le suivant, c’est que : il ne se passe rien. On va de défaite en défaite, et c’est pour ça que, d’une manière tout à fait dérisoire d’ailleurs, ce texte, Stefan Zweig l’avait appelé « Éloge du défaitisme ». C’est une sorte d’humour noir, qui conduit certains à appeler un livre « Le dernier qui s’en va éteint la lumière ». C’est pour, comment dire ? c’est pour taquiner, c’est pour se moquer un peu de ceux qui n’arrivent à rien faire. Et en particulier parce qu’on se met sur des positions identiques, et au lieu qu’il y ait communauté, on refuse de parler à ceux qui disent la même chose.

Alors je vais continuer ma petite lecture. À propos de la communauté, Stefan Zweig continue :

« Nous avons besoin d’elle. Nous devons donc la trouver. Nul impératif individuel, qu’il soit d’ordre logique, moral ou éthique, n’est plus important que l’impératif du monde. Nous devons capituler les uns envers les autres afin de pouvoir fouler ensemble une seule et même grande tribune : celle de la volonté et de l’action. Nous devons chercher une large tribune (et non une tour d’ivoire), afin d’y trouver la place suffisante, afin qu’ainsi nous devenions masse et, ainsi, force. La seule force qui voue son énergie à détruire la domination de la force. Mais où trouver une telle tribune ? Où commence, où s’achève notre communauté ? Notre communauté doit commencer dans l’humanité, dans l’humanité universelle, et c’est là aussi qu’elle doit s’achever. »

Nous ne sauverons l’espèce, nous ne sauverons le genre humain que si nous nous mettons ensemble, nous qui avons les mêmes vues sur les mêmes choses.

J’ai lancé un appel tout à l’heure justement, à quelqu’un que je connais bien du côté Parti socialiste français, en employant les mots « ridicule » et « suicidaire » sur le fait que nous ne nous mettions pas ensemble alors que nous défendons les mêmes idées.

Le risque, le risque d’extinction, il est bien symbolisé par le suicide, par le suicide de Stefan Zweig et de sa femme en 1942, quand ils se sont rendu compte que tous les efforts, les efforts désespérés faits par lui et par d’autres personnes pour, justement, unifier le genre humain contre la défaite, contre le défaitisme… Il suggérait de ne pas utiliser des mots comme « victoire » ou « défaite », parce que tant qu’on les utilise, justement, on se montera les uns contre les autres. Et c’est pour ça qu’il a utilisé cette expression de « défaitisme », en disant « soyons des défaitistes ». C’est de l’ironie, bien entendu : il ne faut pas que nous soyons défaitistes, mais il faut que nous étions entre parenthèses ces querelles d’Ego, ce « Pas inventé ici » qui fait que nous rejetons une bonne idée parce que ce n’est pas la nôtre au départ. Il faut absolument que nous fassions les choses ensemble, sinon c’est l’extinction de l’humanité à deux ou trois générations. Si, déjà, les gens qui ont des bonnes idées n’arrivent pas, comme il le dit, trois ou quatre personne à se mettre ensemble autour d’une table, parce que chacun part avec cette idée, cette enflure de la représentation de soi-même qu’il faut absolument pouvoir mettre entre parenthèses.

C’est une chose que la psychanalyse… – Freud était un des grands, comment dire ? Zweig a écrit des choses merveilleuses sur Freud, qu’il a connu. Il a écrit des choses merveilleuses aussi sur Nietzsche et sur d’autres. Il faut que nous pensions en termes d’humanité. La psychanalyse permet de faire cela mais il faudrait que tout le monde y arrive. On ne peut pas se permettre d’aller de défaite en défaite : la prochaine défaite, ce sera la disparition de l’espèce.

Alors mettons-nous ensemble. Téléphonons-nous si nous avons de bonnes idées, décidons de faire des choses le même jour au même endroit, et que nous soyons unis dans cette communauté qu’appelait de ses vœux Stefan Zweig – et bien d’autres.

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Stefan Zweig, « Éloge du défaitisme » (1918) in Seuls les vivants créent le monde – Robert Laffont 2018

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