Retranscription de TV5MONDE, « DÉFENSE ET ILLUSTRATION DU GENRE HUMAIN », manuel de survie ? le 23 juin 2018. Merci à Marianne Oppitz. Ouvert aux commentaires.
TV5Monde : Quel avenir pour le genre humain sur terre ou dans l’univers ? D’ailleurs, qui sommes-nous ? Allons-nous disparaître ? Serons-nous un jour immortels ? Des questions vertigineuses et des réponses dans un instant avec l’invité du « Grand Angle ». Bonjour Paul Jorion !
PJ : Bonjour !
TV5Monde : Ravi de vous accueillir sur le plateau du 64’. Alors comment vous présenter en quelques mots ? Vous êtes anthropologue et sociologue. On peut dire que votre passion de chercheur depuis toujours, c’est d’étudier l’être humain dans tous ses aspects. Vous avez enseigné dans de nombreuses universités. Vous avez aussi travaillé dans la finance. Vous avez beaucoup écrit : une vingtaine de livres. Notamment – j’en cite quelques uns – sur la crise des subprimes en 2008, Le capitalisme à l’agonie en 2011, Penser l’économie autrement en 2014 et aussi, en 2016, Le dernier qui s’en va étaient la lumière, un titre évocateur !
Alors, aujourd’hui, vous publiez Défense et illustration du genre humain, chez Fayard. Un livre où vous posez cette question vertigineuse encore : « Allons-nous survivre en tant qu’espèce sur notre petite planète Terre ? » Et on ne peut pas dire, à la lecture de votre livre, que vous soyez particulièrement optimiste. Alors, est-ce que l’extinction du genre humain est pour vous, Paul Jorion, inéluctable ?
PJ : Inéluctable ? Non ! Sinon je n’écrirais plus de livres ! Et là, j’ai essayé de rassembler… Il me semble qu’il y a moyen de rassembler le meilleur de la pensée humaine, depuis que nous réfléchissons – je ne sais pas quand ça a commencé – mais de mettre tous les éléments ensemble, ce qui nous permettrait d’avoir une boîte à outils pour essayer de renverser la vapeur, pour empêcher que cette extinction vienne, et à laquelle nous ne sommes pas suffisamment alertés. Nous ne faisons pas suffisamment attention à ce risque qui est un risque qui peut être dû à nous : nous pouvons provoquer une catastrophe, mais aussi simplement parce que la température monte et au XIIIè siècle, ce qui n’est pas si lointain, les mammifères vont disparaître entièrement si la température continue d’augmenter comme elle augmente maintenant.
TV5Monde : Et le constat de départ que vous faites, c’est quand même une critique de l’ultralibéralisme ou du néolibéralisme. Vous dites que pour ce néolibéralisme – en vigueur depuis les années 80 – ça nous mène droit à la catastrophe et pour parodier Margaret Thatcher, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’alternative à la catastrophe ?
PJ : Oui, parce que nous sommes dans cette représentation qui nous vient d’Adam Smith : « la main invisible ». Si chacun suit son intérêt, cela veillera à l’intérêt général. Mais, nous oublions une chose, c’est que nous sommes une espèce colonisatrice, c’est-à-dire que nous avons tendance à envahir notre environnement. Et notre environnement, ce n’est que la Terre que nous avons entièrement remplie. Ce système-là, ne permet pas d’envisager le risque possible d’extinction.
TV5Monde : Quelles seraient, selon-vous, les principales menaces qui pourraient entraîner la disparition, l’extinction du genre humain ?
PJ : Il y a des tas de choses. Il y a le cycle du phosphore, il y a le cycle de l’azote. Bon, ce sont des choses qui relèvent plutôt des chimistes que de nous. L’image de l’eau qui monte, c’est une image beaucoup plus prégnante mais c’est vrai que le phosphore qui se trouvait dans les terres essentiellement, se trouve maintenant, essentiellement au fond des océans. Pourquoi ? Parce que nous avons utilisé les phosphates essentiellement comme engrais et tout ça a été lessivé et se retrouve au fond des océans. Et, l’azote commence à se combiner de telle manière que l’air autour de nous devient empoisonné [P.J. NOX (toxique) et N2O, gaz à effet de serre ; voir les explications d’Arnaud Castex dans son billet à venir]. Ce sont des choses moins connues. On parle du trou dans la couche d’ozone, on parle du changement climatique et on voit tous les jours, maintenant, ces migrants qui se massent parce qu’ils quittent un continent très, très menacé par l’augmentation de la température. Non, nous sommes dans un climat de catastrophe. Malheureusement, nos systèmes politiques, nos systèmes économiques ne sont pas adaptés à une menace de ce type.
TV5Monde : Parce qu’il privilégie le profit et le court terme ?
PJ : Ils sont dans le court terme, effectivement. Et ce n’est pas simplement nos représentations : nous avons, petit à petit, à partir du XIXe siècle, changé nos règles comptables qui font que de plus en plus, nous sommes obligés de vivre uniquement à des horizons de 3 mois parce que les résultats comptables se font tous les 3 mois et nous sommes dans ce cadre là qui est extrêmement contraignant.
TV5Monde : Alors, à la différence des dinosaures, nous – êtres humains – on est conscient de notre disparition possible. Ça change un peu la donne.
PJ : Mais, oui, tout à fait, puisque nous nous représentons, non seulement le danger, mais aussi ce qu’il faudrait faire. Malheureusement, nous sommes dans des systèmes où il y a… On nous dit : « On ne tire pas les conclusions de ce qui se passe ! ». On dit : « On n’a pas tiré les conclusions de la crise des subprimes. On ne tire pas les conclusions de ce qui est en train de se passer ! ». Mais ce n’est pas ça ! Nous sommes dans des systèmes politiques où un certain nombre de gens – par exemple les savants – tirent les conclusions mais, au niveau du politique on ne suit pas parce qu’on est dans une tout autre logique.
TV5Monde : On le voit bien avec les accords de Paris où tout était sur la table et on voit bien que, 3 ans plus tard, pas grand-chose ne bouge.
PJ : Les États-Unis se retirent. Et, même – quand on pense aux accords de Kyoto – quand nous nous mettons d’accord, quand il y a une volonté de changer les choses : depuis les accords de Kyoto, notre consommation de carburant fossile – qui augmente nos difficultés – a encore augmenté de 60 %. C’est-à-dire que même quand nous nous monopolisons pour changer les choses, il y a une telle inertie de notre système, il y a une telle dynamique difficile à enrayer que nous allons quand même vers la catastrophe.
TV5Monde : Alors, vous en parlez beaucoup dans le livre, est-ce que le transhumanisme – ou le posthumanisme – pourrait être une solution, selon vous ?
PJ : Solution ? Je ne sais pas. Mais, il faut se poser la question sur ce transhumanisme et se rendre compte qu’en fait, c’est un discours qui est dans la logique des discours que nous avions précédemment, comme l’Esprit des lumières et qui en fait, d’une certaine manière – peut-être à notre insu – nous conduit vers des solutions possibles. Soit de sauver la donne sur notre planète ou alors, carrément, de s’orienter vers la colonisation d’autres planètes, colonisation de planètes dans d’autres systèmes stellaires, etc. Il est possible que nous soyons pris dans un grand mouvement où les transhumanismes, d’une certaine manière, reflètent les solutions que nous pourrions prendre.
TV5Monde : Ça veut dire que l’on pourrait imaginer, qu’un jour, nous serons remplacés par une civilisation de robots ? D’abord, d’hommes augmentés, de cyborgs et puis de robots ?
PJ : Oui, oui ! C’est une possibilité. Est-ce que c’est un scénario optimiste ou pessimiste ? Mais, nous sommes lancés dans une telle course à sauver notre environnement et à nous remplacer par d’autres créatures et le sentiment qu’il y a maintenant, c’est que nous ne sommes plus proches de pouvoir réaliser la possibilité d’avoir des machines qui nous survivront et qui ne dépendront pas d’une quantité d’oxygène dans l’environnement, d’eau potable, d’aliments assimilables : comme les deux stations Curiosity et Opportunity qui se trouvent à la surface de Mars et qui n’ont besoin ni d’eau, ni d’oxygène.
TV5Monde : Mais vous pensez qu’on atteindra un jour ce point qu’on appelle la « singularité », c’est-à-dire le moment où les machines prendront, en fait, le dessus sur l’homme ?
PJ : Moi, j’ai le sentiment que oui. Parce que ça va très, très vite. C’était hier, j’étais à un colloque sur le transhumanisme à Lille et j’ai posé la question dans un petit groupe dans lequel nous étions : « Est-ce que vous imaginez que cela va pouvoir se produire ? » Et j’ai demandé aux 12 personnes qui étaient là et, il y en a deux qui ont refusé de se prononcer. D’autres ont donné un chiffre et le chiffre c’est 2049 quand j’ai fait mon petit calcul…
TV5Monde : C’est demain !
PJ : Oui, c’est demain, c’est demain !
TV5Monde : Ce qui voudrait dire que… Vous pensez qu’on pourrait transférer la conscience humaine, comme ça, dans un robot ?
PJ : C’est-à-dire, en fait, à un moment où j’ai fait de la recherche dans l’Intelligence Artificielle, c’était à la fin des années 80, on allait vers des solutions très mathématiques : de la logique formelle, des choses de cet ordre là. Et depuis, on s’est aperçu qu’une autre voie pour faire de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire de mimer, de simuler des réseaux neuronaux, c’était ça, la voie la plus prometteuse. C’est-à-dire que nous faisons des robots qui sont en fait de plus en plus proches de nous et qui, voilà, peuvent résoudre… Pourquoi ? Parce qu’ils vont tellement vite. Quand on nous dit : « Oui, mais l’humanité vit depuis deux [millions] d’années ! ». Mais vous pouvez simuler 2 [millions] d’années en quelques semaines, parce que ça va beaucoup plus vite !
TV5Monde : C’est quoi le genre humain que… parce qu’il y a une très belle phrase dans votre livre qui dit – je cite le philosophe allemand Schelling – il dit, il donne une définition du genre humain. Il dit : « C’est le moyen par lequel la nature a pris conscience d’elle-même ».
PJ : Oui. Il y a de quoi être très fier quand même ! Parce que nous n’avons pas la preuve qu’ailleurs, dans l’univers, il y ait une espèce ou quoi que ce soit, qui se soit rendu compte de ce que c’est, l’univers.
TV5Monde : C’est d’ailleurs incroyable !
PJ : Oui, c’est incroyable.
TV5Monde : Quand on sait le nombre de milliards de milliards d’étoiles et même d’univers…
PJ : On ne voit encore rien autour de nous qui serait semblable à nous. Cela devrait être la source d’une fierté extraordinaire. Mais nous avons tendance aussi à rabaisser ce que nous avons inventé. On nous dit : « Oui, mais ça c’est artificiel ! C’est de la technique ! C’est dangereux ! » etc. Alors que nous n’avons pas la preuve qu’ailleurs, dans l’univers, avec ces milliards d’étoiles, il y ait quoi que ce soit qui soit arrivé à une perception de nous-mêmes, comme cela.
TV5Monde : Alors, il y a plein, plein de choses dans ce livre. Vous évoquez Shakespeare, Machiavel, les Chinois… Alors, est-ce qu’on a des choses à apprendre de la philosophie chinoise, de la sagesse chinoise ?
PJ : Oui, certainement. Parce qu’avant même Aristote, il y a un très, très grand philosophe : c’est Confucius qui a compris énormément de choses. Et, en réponse à Confucius, il y a cette réflexion du taoïsme. On ne sait pas si Lao-tseu a véritablement existé, mais le taoïsme…
TV5Monde : Confucius c’est le respect de la loi, n’est-ce pas ?
PJ : C’est l’idée d’une harmonie nécessaire entre le pouvoir qui vient d’en haut et la liberté des individus qui vient d’en bas. Mais, ce qui est très intéressant pour nous, c’est, qu’au moment où Confucius et la Chine commencent à réfléchir, ils sont déjà dans des environnements où il y a des villes avec un nombre énorme d’habitants. Quand, à la même époque, Aristote réfléchit au système politique, c’est quoi ? C’est 100.000 habitants, ici en Grèce, dans un pays quasiment désertique. C’est tout à fait autre chose.
TV5Monde : Alors, vous parlez aussi de saint Paul : de Paul de Tarse. C’est un personnage que vous avez beaucoup étudié qui a vu, lui, l’avenir de l’homme dans la foi, dans la conversion.
PJ : D’abord il s’est rendu compte… il nous a imposé l’idée que nous devons réfléchir à l’espèce humaine comme un tout. Qu’il faut réfléchir dans ces termes là : l’universalisme de saint Paul. Il s’oppose à saint Pierre sur ces questions là, etc. Mais aussi, il se rend compte d’une chose fondamentale qui nous reviendra par Nietzsche, jusqu’à Freud. C’est qu’il y a en nous des tendances opposées : certaines conscientes et d’autres inconscientes. On appelle ça dans les traductions : la « chair » et l’« esprit ». Mais, nous sommes tiraillés à tout moment entre deux types d’exigences : celle d’être rationnel, de vouloir faire les choses de manière systématique et, ce qui nous est imposé : de survivre comme individu, pour pouvoir reproduire l’espèce. Si nous ne le faisions pas, nous ne serions pas là par définition.
TV5Monde : Freud est celui qui a, sans doute, le mieux compris que l’homme n’était ps seulement un être raisonnable.
PJ : Voilà ! Et qui est très sceptique par rapport à des solutions politiques parce qu’il dit : « Il y aura toujours une compétition entre nous pour la plus belle femme, ou le plus bel homme ! » Et là, on ne pourra pas résoudre ce type de problème.
TV5Monde : Alors, ce livre, il faut vraiment le lire parce que c’est passionnant, ça fait véhiculer tellement d’idées, tellement de concepts ! Et vous refermez le livre en disant que si nous voulons survivre en tant qu’espèce, il nous faut sans tarder passer à la vitesse supérieure et réunir l’équipe de ceux qui ne se résolvent pas à notre remplacement par la machine. A qui s’adresse cet appel ?
PJ : À nous tous ! À nous tous, absolument ! La difficulté c’est que j’ai le sentiment qu’en Occident – regardez les États-Unis pour l’instant, c’est une catastrophe – mais chez nous aussi, il y a un certain découragement. J’avais posé la question dans mon livre précédent : Le dernier qui s’en va éteint la lumière : est-ce que nous ne sommes pas déjà, nous, dans un processus de deuil en disant : « l’affaire se termine » ?
Et là, nous voyons, en Extrême-Orient : en Chine, au Japon, en Corée, nous voyons des gens qui disent : « Non, non, il ne faut pas que ça s’arrête ! Il faut que ça continue ! ». Mais, chez nous, il y a un certain désespoir qui, là, est très dangereux à mon sens.
TV5Monde : Merci, Paul Jorion ! D’ailleurs je signale : pour prolonger le débat, on peut vous retrouver sur votre blog que vous tenez au jour, le jour. On va sur internet : ‘Le blog de Paul Jorion » et on sera directement en contact avec vous. Je rappelle le titre de votre livre Défense et illustration du genre humain. Un franc-tireur, paru chez Fayard. Merci beaucoup d’être venu en parler !
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