Le Monde : Les règles comptables : une constitution implicite
L’Écho : Les règles comptables sont-elles dans la constitution ?
Les salaires constituent pour l’entreprise, un coût, alors que les dividendes versés aux actionnaires, les bonus aux montants quelquefois faramineux versés à la direction, sont de fait des parts de bénéfice. Or les coûts doivent être réduits, et les bénéfices, accrus.
Ce sont là des vérités admises dont certains diront qu’il s’agit de simple bon sens. Pourtant, au XVIIIe siècle, le travail était considéré, au même titre que le capital investi et les tâches de supervision effectuées par la direction, comme autant d’« avances » faites à l’entreprise. Comment pourrait-il en être autrement si chacun de ces ingrédients est indispensable ? Si le salarié ne constituait véritablement qu’un coût pour l’entreprise, pourquoi aurait-on jamais cherché à l’embaucher ?
Les implications de ces vérités admises sont multiples, et au cœur même de nos sociétés. La définition, reprise sur la fiche de paie, du salaire comme un « coût pour l’entreprise », explique pourquoi le patron qui débauche, ayant réduit ses coûts et accru ses bénéfices, mérite un bonus au prorata des économies qu’il aura permises. Et, de manière globale, le même principe, aujourd’hui vérité admise, décourage les entreprises de créer des emplois : pourquoi recruter une main d’œuvre stigmatisée sur le plan comptable comme un coût ?
Le salaire comme « coût » n’est bien entendu rien d’autre qu’une convention, mais une convention loin d’être innocente puisqu’elle détermine notre vie économique de manière bien plus forte et contraignante que certains articles du texte fondateur de nos institutions : la constitution.
Une question se pose du coup : puisqu’il s’agit avec le salaire comme coût et avec les dividendes comme part de bénéfice, d’un principe fondateur inamovible réglant notre vie quotidienne, pourquoi précisément n’est-il pas inscrit dans notre constitution ? La raison de le faire serait tout particulièrement impérative puisqu’il ne s’agit nullement de « bon sens » mais d’une notion apparue historiquement et dont la conviction qu’elle « va de soi » n’a dû s’imposer que progressivement. D’être écrit dans la constitution permettrait de relire ce principe à l’occasion, de s’interroger sur son caractère arbitraire ou non, de se demander s’il demeure valide, et de le réviser si nécessaire.
Mais si un principe aussi fondamental que le salaire comme coût pour l’entreprise n’est pas inscrit dans la constitution, posons-nous la question : où diable l’est-il donc ?
Il l’est dans des textes d’apparence anodine car se définissant eux-mêmes comme d’un caractère purement technique, à mille lieues de tout débat idéologique, et bénéficiant du coup d’un a priori d’innocence. J’ai nommé, les règles comptables. Ces règles comptables sont rédigées par des « experts » désignés de fait par les plus grosses entreprises et les grandes firmes d’audit, à l’écart entièrement des institutions et des prises de décision démocratiques. Les règles comptables inscrivent dans les pratiques économiques d’authentiques choix de société, et opèrent parfois de véritables coups d’État, tout ceci, à l’insu du commun des mortels.
Ainsi, Jacques Richard, professeur à Dauphine, nous rappelle * que le statut du goodwill, catégorie comptable résiduaire, différence entre la valeur boursière projetée d’une entreprise et « ce qu’elle vaut vraiment » comme coût amorti des actifs, est passé progressivement de simple « aubaine » au XIXe siècle, devant être comptabilisée en perte parce qu’aléatoire, à source cachée de dividendes au XXIe car « immortalisé » au bilan comme un avoir supplémentaire.
La socialisation des pertes, succédant à la privatisation des profits, nous est présentée à l’occasion de chaque crise financière comme un grand malheur auquel hélas, nul ne peut rien. Ce n’est pas le cas : sa logique est inscrite dans nos règles comptables. Faire apparaître cela explicitement comme l’implication d’articles d’une future constitution cosmopolitaire pour l’économie, nous permettrait d’ouvrir le débat sur la légitimité de tels articles.
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* Jacques Richard : « Des normes comptables au profit des actionnaires », Propos recueillis par Bernard Poulet, L’Express, le 21/12/2010
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