La préface que j’ai rédigée pour No More Work. Why Full Employment Is a Bad Idea (2016) de James Livingston, publié en français sous le titre Fuck Work ! (Champs Flammarion 2018). Ouvert aux commentaires.
Le texte que vous allez lire vous donne la pêche. J’espère que vous ne bouderez pas votre plaisir à sa lecture, de la même manière que je n’ai pas boudé le mien. Je l’ai découvert à la faveur de la lecture de son introduction publiée dans la revue américaine Aeon en novembre 2016. Je l’avais lu, beaucoup ri, et cherché quelqu’un qui, malgré sa longueur, serait prêt à le traduire pour Le blog de Paul Jorion. Sa publication en septembre 2017, suivie en décembre par un compte-rendu signé de Madeleine Théodore, avait suscité plus de 200 commentaires.
Mais quel est son message ? Dit-il que le travail est une abomination et que, si nous avions eu une once de raison, nous n’aurions jamais dû l’aimer ? Ou bien affirme-t-il que du travail, il n’y en a plus, et que nous devrions pour cette raison en faire notre deuil ? Les deux vues sont distinctes et leurs présupposés, différents. Dans le premier cas, si nous n’aurions jamais dû l’aimer, alors l’époque actuelle ne diffère en rien de celles qui l’ont précédée, et notre stupidité – dont notre amour du travail serait la confirmation – serait celle de tous les temps.
Pourquoi avons-nous aimé le travail ? Selon Paul Lafargue (1842-1911), gendre de Karl Marx et critique espiègle de son beau-père, c’est, comme il l’explique dans son Droit à la paresse (1880), parce que nous étions victimes d’un complot, celui dont Adolphe Thiers (1797-1897), massacreur sans états d’âme de Communards, avait bien résumé l’enjeu quand il écrivait : « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » ».
Mais dans le second cas de figure, à savoir s’il nous faut cesser d’aimer le travail par simple réalisme, parce qu’il a cessé d’exister, alors notre désamour s’apparente à celui du renard de La Fontaine pour les raisins dont il dit, aussitôt qu’il s’est rendu compte qu’ils sont hors de sa portée : « Ils sont trop verts, et bons pour des goujats ! »
En fait, comme vous le verrez, James Livingston, l’auteur de Fuck Work ! (le titre que son livre n’eut pas en anglais, mais qu’il aurait voulu qu’il eût), ne fait pas la distinction : que vous n’aimiez pas le travail parce que vous saviez de toute éternité qu’il était haïssable, ou que vous l’aviez aimé à une époque mais que vous en ayez fait votre deuil depuis parce qu’il est aujourd’hui mort et enterré, il tempête : « Quoi qu’il en soit, bon débarras ! »
Mais ce « quoi qu’il en soit », échouera-t-il à vous convaincre comme ce fut le cas pour moi ? Tout particulièrement parce que selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre, le remède devrait être différent. À vous du coup de décider si ce que vous vous apprêtez à lire dans les lignes qui suivent est toujours une préface à Fuck Work ! ou devrait être plutôt sa postface, à lire une fois la lecture achevée. Auquel cas, revenez-moi alors.
On aurait pu imaginer que dans le processus historique de mécanisation qu’a connu le genre humain, qui s’étage du silex taillé à l’Intelligence Artificielle, le bénéfice global de cette évolution aurait été partagé équitablement entre tous. Je ne vous apprends rien quand je vous dis qu’il n’en a rien été : si le travail de la machine bénéficie à son propriétaire, celui qui a perdu son emploi parce qu’un robot, un logiciel ou un algorithme serti dans un objet de l’environnement quotidien, a pris sa place, est à partir de là livré à lui-même, chargé de se retrouver un autre emploi dans un secteur où le travail humain n’a pas encore été remplacé par celui de la machine. Pour le salarié, la machine n’a donc jamais été un allié mais, comme le souligne très justement ici Livingston à la suite de Lafargue, un rival. Et aujourd’hui elle se révèle meilleure quand elle accomplit un nombre croissant de tâches : plus rapide de beaucoup, plus fiable et bien moins onéreuse.
Le salarié est apparu historiquement dans la position de celui qu’on appelait autrefois le journalier. Il est important de le souligner parce que Livingston commet à ce propos une erreur ; je dirai laquelle.
Dans le contrat de métayage, le propriétaire de la ferme mettait la terre à la disposition du métayer, à charge pour celui-ci de partager la récolte dans une proportion prédéfinie, « cinquante / cinquante » par exemple. Dans ce contexte, le journalier était la main d’œuvre recrutée en supplément quand il y avait le coup de feu dans le travail de la ferme, mais licencié aussitôt que la charge de travail revenait à la normale. En échange, rémunéré au prorata du temps durant lequel il louait sa force de travail, son sort était indifférent aux aléas de la bonne ou de la mauvaise récolte, dont le propriétaire et le métayer bénéficiaient eux dans les meilleurs années ou auxquels ils étaient exposés en période de disette. Emploi précaire donc que celui du journalier puisqu’il était embauché et licencié sans justification mais il touchait un « loyer » d’un montant fixe sur ses prestations en travail quand celles-ci étaient sollicitées.
L’erreur que commet Livingston, c’est qu’il ne voit pas que la firme (corporation) est venue s’inscrire dans le contexte du métayage, l’investisseur, dans la position du propriétaire, et la direction de l’entreprise, dans celle du métayer, de manière naturelle, sans qu’il s’agisse de l’aboutissement d’un complot ou en tout cas d’une manigance. Il voit dans la firme une sorte de coup de main, alors qu’elle s’est contentée de venir se couler dans une tradition établie de longue date : depuis des millénaires pour ce que nous en savons. Il écrit ainsi : « Dans les années 1880 à 1890, les capitalistes essayèrent pratiquement tout. Ce qui a finalement fonctionné, c’est la firme : une solution bureaucratique à une crise socio-économique. Mais la firme a été fondée sur la séparation de la propriété et de la supervision. Les capitalistes se condamnèrent en effet à la mort sociale en confiant les décisions fondamentales quant à la production et à la distribution à des dirigeants salariés qui n’étaient pas propriétaires des biens de l’entreprise – tout comme leurs prédécesseurs aristocrates avaient loué la terre à des roturiers, de simples paysans, confrontés à la crise sociale du féodalisme tardif, et s’étaient ainsi condamnés à une mort sociale tout aussi lente » (page 77 texte anglais). Livingston oublie encore que la mise au point des stock-options par le cabinet McKinsey au milieu des années 1970 a créé une sainte-alliance entre les « dirigeants salariés » de l’entreprise et les « propriétaires de ses biens », leurs intérêts étant désormais alignés entre eux par le biais du cours en Bourse de la firme.
À la suite de Marx, Livingston rappelle qu’il y eut une époque où une injection supplémentaire de capital permettait à un industriel d’acheter davantage de machines, lui offrant l’occasion de se débarrasser d’une partie de ses salariés, mais qu’il fallait alors en parallèle, ailleurs dans l’économie, recruter de la main d’œuvre pour fabriquer les machines en question. L’économie mobilise aujourd’hui davantage de capitaux pour créer des machines, robots, logiciels ou algorithmes, que pour créer de nouveaux postes de travail destinés à des êtres humains. Mais même pour cette forme d’investissement, les limites sont aujourd’hui atteintes : il n’y a pas dans la population de pouvoir d’achat en quantité suffisante pour qu’il soit possible d’injecter davantage de capitaux dans l’économie qu’on ne le fait aujourd’hui. Et faute pour ceux-ci de trouver leur chemin vers l’économie « réelle », on constate une hausse des dividendes attribués aux actionnaires et des bonus attribués à la direction, dont les montants culminent quelquefois dans le faramineux, et lorsque la firme est à court d’imagination, au rachat de ses propres actions. Pire encore, lorsqu’elle ne sait plus que faire de ses liquidités, elle confie les sommes en excès à des hedge funds – appelés en français « fonds spéculatifs » – créant ainsi un risque systémique qui fragilise le système financier dans son ensemble, et à sa suite, l’économie.
Oui, une hausse des salaires permettrait à l’économie d’absorber une demande plus importante, mais elle constituerait en soi une incitation pour les industriels à mécaniser encore davantage puisque la comparaison entre les salaires en hausse et le coût de remplacement de l’humain par les robots, logiciels ou algorithmes, serait défavorable à l’humain (une telle hausse des salaires ne se répercutant plus aujourd’hui dans le prix de la mécanisation en raison du peu de main d’œuvre qu’elle mobilise), une observation déjà faite par Lafargue, et dont celui-ci se réjouissait. [1]
Une réponse aux conséquence sociales néfastes de la disparition du travail humain pourrait être la réduction du temps de travail. Mais celle-ci aussi a ses inconvénients et connaît ses limites. Imaginons que l’on dise : passons par étapes à la semaine de 30 heures puis, à la semaine de 20 heures, c’est là supposer qu’il existe une solution purement quantitative à la question du travail que la robotique, l’automation, la logicièlisation éliminent, alors que cette question est en réalité essentiellement qualitative car elle ne se pose pas dans les termes d’un kilo de patate interchangeable avec n’importe quel autre kilo de patates : il n’existe pas d’équivalence purement quantitative entre une heure de travail dans tel domaine et une heure de travail dans un tout autre domaine. Ainsi, cela n’aurait aucun sens économique de réduire à vingt heures la semaine des programmeurs d’Intelligence Artificielle dans un souci de partage du temps de travail qui reste à faire, leur expertise étant très recherchée. Réduire la longueur de la semaine des magasiniers, oui. Mais c’est, il faut le reconnaître, seulement parce que les robots existent déjà qui effectuent le même travail, plus vite qu’eux, en faisant moins d’erreurs, et bien meilleur marché. Si l’on peut réduire le temps de travail des magasiniers c’est, soyons francs, parce que leur compétence est obsolète et qu’ils sont en tant que salariés, d’ores et déjà condamnés.
Livingston offre une série de chiffres situant les salariés aux États-Unis par rapport au seuil de pauvreté. Ainsi, dit-il, un quart des adultes « réellement actifs » selon ses termes, se trouvent au-dessous de ce seuil. À l’heure actuelle, 20% du revenu des ménages américains, dit-il encore, leur vient d’allocations versées par le système de sécurité sociale. Sans ce complément, c’est la moitié de la population qui serait en-dessous du seuil de pauvreté. Aussi, son verdict est sans appel : le salarié ordinaire est d’ores et déjà un assisté et la tendance observée aujourd’hui suggère que les choses ne pourront qu’empirer à l’avenir.
Qu’en est-il en France ?
À première vue, les chiffres sont comparables puisque l’on compte ces années récentes de l’ordre de 14% de personnes en France sous le seuil de pauvreté, pour un chiffre de 13% aux États-Unis. Seule une étude poussée révélerait cependant si ces pourcentages sont véritablement comparables, le seuil de pauvreté étant calculé très différemment dans les deux pays. En France, est « pauvre » la personne dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian, lequel partage la population en deux moitiés, l’une gagnant davantage et l’autre, gagnant moins. Aux États-Unis, le seuil de pauvreté est l’aboutissement d’un calcul faisant intervenir plusieurs facteurs mais dont l’élément principal est le fait de consacrer plus du tiers des revenus nets du ménage aux dépenses liées à l’alimentation.
Livingston, on le verra, relève l’unanimisme, de la droite à la gauche, en faveur du plein emploi, engouement qui demeure imperturbable, et ceci malgré l’évolution récente de la donne. Prétendre aujourd’hui que rien n’a changé, que tout est comme avant sur le marché de travail, et que l’on peut toujours espérer réaliser le plein emploi qui demeurerait une option envisageable, découle dans le meilleur des cas de la naïveté fondée sur le présupposé d’un ordre immuable, telle qu’on la trouve parfois exprimée par des syndicalistes pour qui « l’univers du travail » est à jamais coulé dans l’airain, et dans le pire des cas, de la mauvaise foi de celui aux yeux de qui la question de l’emploi ne mérite plus d’être prise au sérieux car elle s’assimile désormais à une simple question de maintien de l’ordre : que faire de tous ceux qui ont déjà perdu leur emploi ou qui le perdront bientôt et qui n’en retrouveront jamais d’autre ?
Qu’est-ce qui avait conduit Keynes à faire du plein emploi l’objectif d’une génération, celle de la Grande crise ? Un raisonnement : qu’à défaut de pouvoir atteindre un consensus sur l’éventail politique quant à une stratégie particulière qui déboucherait sur une maximisation du bonheur général, il était possible de procéder à l’inverse, à savoir de viser une minimisation du malheur de tous : penser à ce qui produit le plus grand ressentiment dans les populations, et tenter de l’éliminer. Et il avait insisté sur le fait que le plein emploi, qui était pour lui, dans le contexte de l’époque, le moyen idéal de réaliser cette fin de réduire autant que faire se peut le malheur, était une solution d’ordre politique et non économique. Il se pouvait qu’une rationalité purement économique débouche sur une autre proposition que le plein emploi, disait-il, mais qu’importe, nous parlons de sociétés humaines, faites de femmes, d’hommes et d’enfants, et non d’un univers d’objets matériels dont le sort devrait nous être indifférent.
Quel serait l’équivalent aujourd’hui du plein emploi, dans cette perspective de minimisation du ressentiment au sein des populations ? La réponse me semble évidente : un monde sans argent. Et l’on peut imaginer comme une étape intermédiaire y menant, dans le déroulement de ce qui serait une transition vers ce monde idéal, la gratuité assurée à tous pour l’indispensable, un projet que je préconise personnellement comme une alternative au revenu universel de base mais ne présentant pas le défaut de celui-ci de constituer une incitation à la consommation dans un monde économique où la destruction concomitante de la planète n’est pas prise en compte ; un projet alternatif protégé aussi contre l’avidité de notre finance et de notre économie pour lesquelles de nouvelles allocations aux ménages constitueraient une tentation quasi irrésistible de prédation additionnelle.
Livingston constate le même unanimisme, de la droite à la gauche, que celui observé en faveur du plein emploi, pour affirmer qu’un programme de type RSA ou de revenu universel de base accordé à tous ne pourrait être valide qu’à condition de ne pas décourager la recherche d’emploi par ses bénéficiaires. Or ce qu’il prône lui, c’est exactement l’inverse : il faut que les aides ou un revenu universel de base soient une incitation à abandonner toute volonté d’encore travailler. Mais on découvre là l’ambiguïté que j’évoquais d’entrée : s’agit-il chez lui d’une réconciliation avec le constat que le travail disparaît, sur le mode « le renard et les raisins », ou bien d’une opposition fondamentale au dogme du travail comme nécessité de la condition humaine telle qu’on la trouve chez Lafargue dans Le droit à la paresse, quand celui-ci écrit : « Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »
Livingston rappelle, vous verrez, que l’idée d’un revenu universel de base n’est pas récente. Dès 1964, une lettre ouverte au président des États-Unis, rédigée par l’influente Students for a Democratic Society soulignait qu’« il est essentiel de reconnaître que le lien traditionnel entre emplois et revenus est cassé ». L’accent était mis par ses auteurs sur le fait que seule une économie de guerre autorisait encore le plein emploi. Deux ans plus tard, en 1966, la National Commission on Technology, Automation and Economic Progress nommée par Lyndon Johnson écrivait dans son rapport : « Nous suggérons que le Congrès étudie sérieusement une « allocation de revenu minimum » ou un « impôt sur le revenu négatif » », lequel signifie qu’au lieu de se contenter d’exempter de l’impôt les ménages dont les revenus n’atteignent pas un certain niveau, ceux qui se trouvent sous la barre bénéficient d’une allocation compensatoire.
Mais bien qu’il préconise ici un revenu universel de base, Livingston ne se préoccupe aucunement des aspects pratiques d’une éventuelle mise en œuvre du projet. Une équipe de University College à Londres a elle opéré un chiffrage en octobre 2017. Elle a comparé le coût d’un revenu universel de base au Royaume-Uni à celui des « services universels de base », une approche fondée sur la gratuité de l’indispensable identique à celle que je préconise quant à moi. Ces services universels de base au Royaume-Uni auraient un coût annuel de 42 milliards de livres contre 250 milliards pour le revenu universel de base, soit un sixième de la somme, coût qui représenterait 2,2% du PIB britannique, un montant de l’ordre du gérable, contre 13% pour le revenu universel de base, un chiffre lui bien entendu irréaliste.
Livingston explique l’attachement au plein emploi par l’éthique protestante, par cet idéal d’une autoréalisation du travailleur qui s’il n’est pas encore indépendant parce qu’il est toujours salarié, aspire à l’être : une fois franchi l’obstacle, il sera son propre maître et s’épanouira dans son affrontement au monde, ou dans son affrontement « à la Nature », pour reprendre les termes de William James (1842 – 1910), l’un des fondateurs de la psychologie moderne, cité par Livingston dans un texte de 1909 intitulé « L’équivalent moral de la guerre » : « Si maintenant – et c’est là mon idée – il y avait, au lieu d’une conscription militaire, une conscription de toute la population juvénile pour former pendant un certain nombre d’années une partie de l’armée enrôlée contre la Nature […] notre jeunesse dorée serait mobilisée, selon son choix, aux mines de charbon et de fer, aux trains de marchandises, aux flottes de pêche en décembre, au lavage de la vaisselle, du linge et des vitres, à la construction de routes et de tunnels, aux fonderies et aux bouches de chauffe, à l’armature des gratte-ciels, pour extraire d’elle l’enfance et qu’elle revienne dans la société avec des inclinations plus saines. Elle aurait payé sa taxe de sang, elle aurait fait sa part dans la guerre humaine immémoriale contre la Nature. »
Or la gauche, qui par tradition a situé le travail au cœur même des valeurs où se situent les idéaux de générosité et de partage qui sont à sa source, est incapable de prendre conscience du fait que le travail disparaît, et qu’à l’avenir il n’y en aura pas moins, mais plus du tout. Elle ne nie pas la disparition du travail, c’est simplement que sans lui, elle tombe dans la prostration, le mutisme absolu : elle ne sait tout simplement plus quoi dire. Livingston en conclut, désabusé : « Ils sont tous les prisonniers improbables – ou faudrait-il dire les gardiens ? – de l’éthique du travail protestante » (p. 54 texte anglais). La raison, d’ordre psychanalytique, de cette stupeur : « notre empressement à sublimer est en fait une pulsion à produire du surplus […] ce que j’ai appelé […] le principe de productivité » (p. 65 texte anglais), non plus donc l’éthique protestante, mais l’atavisme de l’écureuil obsédé par la constitution d’une provision de noisettes.
De la même manière qu’il a été salutaire pour nous tous (c’est la condition pour que chacun de nous en tant qu’individu soit présent ici et maintenant) que se manifeste en chacun de nous l’instinct de reproduction de l’espèce (quelle que soit la source de distraction qu’il constitue ainsi pour nous), il a été salutaire que nous aimions nous coltiner avec le monde pour constituer des réserves, des greniers et, au-delà, pour le plier à notre désir de le rendre différent qu’il n’est : plus confortable, mieux en ligne avec ce qui assure notre satisfaction immédiate – tâches pour lesquelles nous avons cessé d’être nécessaires, les machines s’y consacrant désormais à notre place, et à notre entière satisfaction.
Une objection classique aux propositions d’une déconnexion délibérée à l’avenir entre le travail et les revenus est du type : « Le genre humain peut-il s’accommoder de la disparition du travail ? » Or la question ne doit pas être posée dans ces termes car le choix ne nous est plus véritablement offert : cette disparition est en cours, quoi qu’il puisse arriver désormais.
Notre sevrage vis-à-vis du travail doit s’opérer : le travail disparaît et il est impératif que nous nous fassions à cette idée. Si nous n’y parvenons pas, nous laisserons l’emploi disparaître à sa suite en continuant de blâmer d’une situation allant en empirant ceux qui échouent à se retrouver du travail dans un marché de l’emploi qui pendant ce temps-là continuera de rétrécir comme peau de chagrin. Si la question n’est pas posée dans les termes qui sont les siens, une alternative éventuelle sera l’élimination un jour par une politique « exterministe » des salariés condamnés à un chômage structurel devenu définitif, réduits à une masse désœuvrée, encombrante aux yeux de la minorité dont les revenus seront procurés par le travail des machines et sans qu’ils doivent eux consentir aucun effort, par le seul miracle de la propriété privée.
À l’arrivée cependant, Livingston ne parvient pas à éviter l’écueil contre lequel toutes les bonnes volontés se sont fracassées jusqu’ici : que le problème de la condition humaine sera résolu aussitôt que … la nature humaine se sera amendée pour atteindre un idéal plus élevé. La solution, dit-il, c’est l’amour.
Soit, et comment en douter en effet ? L’amour, c’est Paul de Tarse qui, pour notre bonheur et notre ravissement, en a dit en son temps tout ce qu’il y avait à en dire :
« J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’avais pas la charité, s’il me manquait l’amour, je ne serais qu’un cuivre qui résonne, qu’un éclat de cymbale. J’aurais beau avoir le don de la prophétie, tout savoir des mystères et posséder toute la connaissance, j’aurais beau avoir la foi qui déplace les montagnes, s’il me manquait l’amour, je ne serais rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune à ceux qui sont dans le besoin, j’aurais beau abandonner mon corps aux flammes, s’il me manquait l’amour, cela ne me servirait à rien. L’amour prend patience et est bon ; l’amour ne connaît pas l’envie ; il n’est pas vain, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne se conduit pas de manière impropre ; il ne cherche pas son intérêt ; il ignore la provocation ; il ne pense pas à mal ; il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère en tout, il endure tout. L’amour ne faillira jamais. Les prophéties failliront, parler en langues cessera, et là où il y avait du savoir, il s’évanouira » (Première épître de Paul aux Corinthiens : XIII, 1-8).
Mais nous savons aussi que deux mille ans plus tard, ces splendides paroles nous demeurent tout aussi incompréhensibles qu’au jour où elles furent prononcées, car si nous les admirons sans réserve, nous ignorons toujours comment les mettre en œuvre.
Quand Josiah Warren (1798 – 1874), qui serait l’un des fondateurs du mouvement anarchiste américain, s’interrogea sur ce qui avait fait échouer les idéaux les plus élevés de la cité idéale de New Harmony fondée dans l’Indiana en 1825 par 900 disciples de Robert Owen (1771 – 1858), l’inventeur de la coopérative, il écrivit : « Nous avions un monde en miniature – nous avions reparcouru les étapes de la Révolution française, produisant nous des cœurs désespérés plutôt que des cadavres… Il nous apparaissait que nous avions été vaincus par l’une des lois propres à la nature, qui est celle de la diversité … ce que nous appelions nos « intérêts unifiés » étaient en réalité en conflit direct avec les individualités des personnes et des circonstances et avec l’instinct de survie lui-même » (Periodical Letter II 1856).
Le génial précurseur de la littérature de science-fiction que fut H. G. Wells (1866 – 1946), l’auteur de La machine à explorer le temps (1895), cité par William James dans son « L’équivalent moral de la guerre », déclarait sur un ton mi-figue mi-raisin à propos du travail, et de l’armée sous ce rapport, alors qu’il était pourtant pacifiste dans l’âme : « Ici, au moins, les hommes ne sont pas privés d’emploi et condamnés à la déchéance parce qu’il n’y a pas de travail à effectuer dans l’immédiat. Ils reçoivent un entraînement et une formation en vue de meilleurs services. Ici, au moins, un homme est censé accéder à une promotion à travers l’oubli de soi et non par le biais de l’égocentrisme. »
La nature humaine s’accomplirait-elle donc seulement par la guerre contre « la Nature » ou par la guerre tout court ? Ou bien faudrait-il, les pieds fermement sur terre, que nous lancions plus pacifiquement la jeunesse à l’assaut des étoiles, pour que l’aspiration atavique du genre humain à l’exploration et à la colonisation retrouve un exutoire d’une qualité supérieure aux jeux vidéo et aux rixes à la sortie des bars à minuit ?
La solution dont ne parle pas Livingston, c’est qu’au train où nous allons, si nous voulons survivre en tant qu’espèce, nous n’aurons en effet pas d’autre choix que d’aller conquérir les étoiles. Ressentir les terrifiantes trépidations au départ de la fusée, être tourmentés par la peur de manquer d’oxygène, par la crainte de voir nos yeux exploser du fait de la dépressurisation, alors peut-être connaîtrons-nous à nouveau le sentiment de vivre pleinement. Nous n’étions pas nés pour regarder seulement le foot à la télé, ou de quelconques mélodrames ressassant à l’infini le tumulte de la guerre de Troie qui secoua le monde en son temps ou l’exaltation de la folle conquête du Far-West contre ses incompréhensibles et cruels occupants avant nous. De naissance, nous sommes explorateurs exaltés de continents inconnus, navigateurs intrépides d’océans hostiles à nos entreprises, vainqueurs d’abysses insondables et gravisseurs de cimes inaccessibles. Le reste du temps, avouons-le, nous nous tournons les pouces et nous ennuyons ferme. Mais ne nous inquiétons pas : les nouveaux défis nous combleront. En vérité, nous n’avons encore rien vu !
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[1] Lafargue, référence constante chez Livingston, mais dont il a malheureusement choisi de taire le nom dans Fuck Work !
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