« Défense et illustration du genre humain », Conclusion (V), en librairie le 16 mai

Nous nous trouvons jetés à la naissance au sein du chaos de la comédie humaine, dont nous découvrons sans tarder qu’elle s’apparente souvent à une très mauvaise farce. Nos efforts ensuite sont à proprement parler héroïques pour lui trouver du sens alors que, plus les données s’accumulent, plus elle se révèle au fil des années, n’avoir en réalité ni queue ni tête. Lacan dit en son temps que « le Moi est paranoïaque » et rien n’est plus vrai : notre tendance naturelle est d’attribuer telle ou telle intention ou responsabilité à tel ou tel personnage ou force naturelle qui n’y sont strictement pour rien, de découvrir de la signification au sein du monde bien au-delà de celle qui s’avère être effectivement là.

Nous y tenons mordicus : tout cela s’explique, et si cela ne s’explique pas, c’est qu’on nous le cache soigneusement. Cette prédisposition à croire que tout s’articule selon un plan qu’il ne nous reste qu’à faire émerger en surface appartient sans conteste à ces traits de notre nature qui font que notre espèce est, au moment où j’écris, toujours présente. Ce qui faisait sens, nous l’avons découvert, mais c’est parce que nous ratissions large : le filet de la rationalité capture pas mal de poisson, mais bien moins que nous ne l’imaginons dans nos rêves les plus fous de signification profonde.

À l’aboutissement d’une quête qui ne peut être que personnelle, et sans garantie d’avoir trouvé le Graal en cours de route, nous entrevoyons qu’il ne s’agissait pas tant de comprendre ou d’interpréter un sens qui aurait déjà été là inscrit comme un donné, et dont diverses mythologies se proposent de nous offrir la signification clé en main (ou dont la culture dans son ensemble nous propose des scénarios moins contraints), que de faire advenir un sens absent jusque-là, autrement dit de « transformer le monde », comme le dit Marx, soit dans le réel lui-même, soit sur le plan conceptuel propre à l’homme (le logos), soit, et mieux encore, sur ces deux scènes à la fois.

Alors que nos espoirs de trouver du sens sont amèrement déçus, deux options culturelles nous sont offertes devant le désordre que nous observons en lieu et place : soit attribuer systématiquement l’origine de ce désordre à autrui, comme le propose par exemple le vaudou dahoméen, soit voir la source de tout désordre en nous-même, en tant que conséquence à la fois d’un péché originel, commis par certains des nôtres avant notre venue sur terre, et des péchés que nous commettons à l’occasion d’actes que nous posons à titre individuel au cours de notre existence, comme le proposent les religions de la culpabilité personnelle, dont le christianisme.

Les religions nous offrent un cadre de signification, mais si leurs incohérences font éclore notre scepticisme, nous pouvons essayer d’introduire ce sens là où il nous semble faire le plus défaut, par esprit prométhéen, en révolte contre les dieux indifférents ou inefficaces.

Nous pouvons aussi tenter d’ajouter du sens par esprit messianique au sein d’une religion qui garde en réserve l’option de la venue d’un messie héraut d’une Apocalypse (c’est-à-dire, d’une Révélation) annonçant la réalisation imminente du royaume de Dieu sur terre, ou des « lendemains qui chantent ». Mais c’est alors au risque pour celui qui se proclame le messie tant attendu que la prophétie tarde à se réaliser et qu’il se retrouve aux poubelles de l’histoire où finit tout messie manqué, et condamné comme hérétique pour sa peine. Circonstances atténuantes, les messies auto-proclamés apparaissent nécessairement comme des adversaires de l’appareil de la religion en place, qui tend comme toute institution à se perpétuer avant tout, et s’accommode finalement fort bien du statu quo où elle a pris ses aises.

Seul élément de sens évident dans l’écoulement du temps au sein de l’espace que Hegel appelle simplement « le devenir », c’est que, du fait de notre génie technologique, la mécanisation suit inexorablement son cours, et que nos tentatives de conceptualisation du devenir de l’homme doivent l’être dans l’enceinte de l’arène que définit ce processus indubitablement cumulatif quant à lui.

(à suivre…)

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