Retranscription de Les temps qui sont les nôtres : Le déclin de l’Occident. Merci à Cyril Touboulic. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le vendredi 20 avril 2018. Et je voudrais vous parler, aujourd’hui, du grand désarroi dans lequel nous nous trouvons.
Alors, parler de désarroi sans avoir de solutions, c’est un peu du catastrophisme : c’est comme parler de l’effondrement de manière générale, et sans venir avec des solutions.
Je feuilletais, hier, un livre – je ne sais pas si je vous en avais parlé à l’époque où je le lisais, parce que je l’ai lu –, voilà, ça s’appelle Le capitalisme a-t-il un avenir ?, c’est avec des auteurs dont le plus connu sûrement est Immanuel Wallerstein. Ça a été publié en 2014 à La Découverte, et l’ouvrage lui-même a été publié au départ en 2013, chez Oxford University Press. Et – je ne sais pas si je vous en avais parlé (à l’époque où on ne faisait pas de retranscription de la vidéo, donc c’est plus difficile à retrouver), si je ne vous en ai pas parlé, c’est sans doute parce que les idées qui sont défendues dans ce livre sont souvent extrêmement proches de celles que j’avais avant de commencer à le lire (rires) et, du coup, ça manquait peut-être un peu de nouveauté pour moi d’en parler.
Vous avez dû remarquer peut-être, si vous avez vu cet article fait par une jeune professeur, dans une université de Pékin, cet article qui a paru dans Le Quotidien de Pékin (Beijing Ribao), qui est un organe du Parti communiste, en Chine, vous avez vu que Wallerstein et moi, en particulier, faisons partie des auteurs qui sont cités dans cet article. Donc, oui, et c’est une chose que les gens ont souvent remarqué, c’est qu’assez indépendamment, je crois, l’un de l’autre, nous disons des choses que les gens peuvent rapprocher. Ceci dit, il y a des différences : il est clair que Wallerstein est un déçu du communisme de type soviétique – il ne serait peut-être pas tout à fait d’accord avec ma formulation de ce que je viens de dire là. Et d’ailleurs, c’est un point commun entre les auteurs de ce livre, je dirais, c’est que – et ça, c’est une critique de ma part –, ils voient l’avenir du monde essentiellement comme une alternance possible de systèmes, comme celui dans lequel nous sommes maintenant et de systèmes de type marxiste, de type communiste soviétique. Je ne crois pas que ce soit là notre avenir. Je ne crois pas que des pays se remettront à refaire du communisme de type soviétique. La preuve : la Chine remet la barre à gauche, je dirais, en ce moment, avec à sa tête un parti communiste. On pourrait imaginer qu’on reviendra à des systèmes de type soviétique puisqu’il y a eu des ressemblances entre le communisme chinois et le communisme soviétique, mais ce vers quoi on s’achemine, plutôt que du capitalisme, parce que c’est pas vraiment ça qu’on a en Chine en ce moment, c’est plutôt de la… la Chine, curieusement, est en train de passer à une espèce de social-démocratie organisée autour de l’idée d’un État-providence, des choses de cet ordre-là. Il y a beaucoup de keynésianisme dans ce que fait la Chine et ce vers quoi elle va, à mon sens.
Alors, pas de désarroi en Chine. Pas de désarroi dans quelques pays comme les nôtres, en particulier comme en Hongrie. En Hongrie, il n’y a pas de désarroi puisque les gens votent, et ils votent pour les gens qui sont au pouvoir, c’est quand même assez extraordinaire ! Ce qu’il y a, ce n’est peut-être pas la direction dans laquelle on devrait aller : un nationalisme antisémite, primaire, je dirais. Si c’est ça, là, l’une des solutions, ce n’est certainement pas parmi les meilleures. Mais pour le reste, qu’est-ce qu’on voit ? Eh bien, on voit une Allemagne qui est entrée dans une espèce, je dirais, de stupeur catatonique, parce qu’on a repris une ancienne formule de gouvernement mais avec des partis affaiblis, et, du coup, ils ont surtout l’impression que c’est en ne bougeant pas qu’on risque de faire le moins de dégâts. Et donc, dans le dialogue que M. Macron avait voulu engager avec le gouvernement allemand, on ne voit pas grand chose de neuf, si ce n’est justement les Allemands qui freinent des quatre fers et ce n’est pas de ce côté-là qu’on va avancer.
Alors, c’est pire ailleurs. Oui, c’est pire ailleurs… c’est bien pire en Angleterre, parce que si vous regardez les débats, et j’y fais souvent allusion, je dirais, d’un air un peu rigolard parce que j’avais considéré que cette organisation d’un référendum du Brexit, de sortie de la Grande-Bretagne, du Royaume-Uni, de l’Union européenne était une très, très mauvaise idée, et qui a tourné en catastrophe absolue. Et il y avait hier, dans le Financial Times, un éditorial de M. Martin Wolf, qui est une des personnes les plus raisonnables de ce qu’on peut lire dans le Financial Times, qui pose la question : « Est-ce qu’il ne faut pas refaire un référendum ? » en priant Dieu que les gens voteront dans le sens opposé. Alors, il tourne ça un peu dans toutes les directions, mais il attire l’attention sur le fait que, voilà, la catastrophe que cela représente cette décision des Britanniques de sortir de l’Union européenne. Moi, j’ai dit au départ que ça ne se ferait jamais parce que c’est infaisable, c’est un casse-tête, il n’y a pas moyen de le faire. Et il y a des articles : il y avait un article cette semaine sur la paralysie dans tous les ministères britanniques : les fonds qui étaient prévus pour de la modernisation, pour aller de l’avant, pour reconstituer des infrastructures… ces fonds, maintenant, sont mobilisés pour essayer de reconstituer le système d’avant l’Union européenne. S’ils le font, ça leur coûtera une telle fortune, sans parler de l’exode de la City – dont ils étaient quand même très fiers ! Même si, il n’y a pas de quoi être très, très fier, à mon sens – l’exode vers d’autres pays, de ce système financier assez pirate qu’ils avaient. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose que ce soit atteint cela aussi mais si c’est pour le reconstituer ailleurs, ça ne sera pas un avantage. Ça sera simplement au détriment du produit intérieur brut britannique. Alors, catastrophe de ce côté-là.
En Occident, si on étend un petit peu la perspective, je vous parle assez souvent de M. Donald Trump, qui est la catastrophe absolue. Dans ce bouquin (Le capitalisme a-t-il un avenir ?), il y a une remarque, c’est : « La question, ce n’est pas de savoir, dit l’un des auteurs, s’il y a un déclin de l’Occident, la question sur laquelle on peut débattre, c’est de savoir à quelle vitesse c’est en train de se faire. » Et là, les États-Unis nous offrent un exemple, qu’on peut tomber en vrille : on peut carrément tomber en vrille.
Il y avait ce matin, je regardais un article, qui a dû tomber dans la nuit aux États-Unis, sur le fait que M. Trump commence la plupart de ses phrases, quand il s’adresse à un public : « Peu de gens savent que… » ou « Il y a peu de gens qui savent que… », à la suite de quoi, dit l’auteur de l’article, il sort une banalité dont quiconque est allé à l’école connaît la réponse. Et alors là, il y a une naïveté justement de la part de l’auteur puisque cette personne, qui a l’air de savoir beaucoup de choses, en fait, elle ne sait pas une chose que tout le monde sait – que vous savez certainement aussi –, que ce ne sont précisément pas, bien entendu, les gens qui sont allés à l’école qui votent pour M. Trump… ce sont ceux qui ne sont pas allés à l’école ! Donc, il n’est pas étonnant qu’ils ne sachent pas beaucoup de choses, comme leur patron, comme leur chef de file.
Une chose que peu de gens savent, c’est que, dans la Maison-Blanche (rires), à l’endroit où il y a une espèce de petite alcôve avec une petite bibliothèque, et où les présidents précédents avaient l’habitude de disposer à la vue du public, qui visiterait cet endroit, les livres qu’ils sont en train de lire, voilà, eh bien, M. Trump a mis une étagère, un présentoir avec les livres qui ont été écrits à son sujet. Voilà, ça, c’est le type de président qu’on a là !
Le désarroi, il est dans le fait qu’on pourrait se dire : « Ça ne va pas durer », « Un truc comme ça, ça peut pas durer. Ça va s’effondrer tout de suite » et, effectivement, il y a des commissions aux États-Unis qui essayent de – comment dire ? – de redresser la barre. Il n’est pas impossible que M. Trump, à l’intérieur du système tel qu’il est, soit inculpé de choses qu’il n’a pas le droit de faire, et qu’aucun citoyen en général n’a le droit de faire. La saisie des papiers de son avocat, évidemment, a créé la panique chez lui, mais il n’apparaît pas encore comme certain, il a encore la possibilité, comme président, de torpiller le processus de destitution, sous une forme ou sous une autre, qui est en train de se mettre en place.
Alors, voilà : l’Occident dans un processus qui n’est pas encore exactement de l’effondrement, mais où le désarroi parmi les dirigeants est total, avec des phénomènes de type autocratie, avec des phénomènes de type corruption, comme cette nomination éclaire que M. Juncker est arrivé à faire dans les instances européennes. Le pauvre Parlement européen a fait semblant de protester un petit peu, et puis, finalement, on entérine quand même la nomination de son lieutenant par une procédure éclair.
Tous les faits d’interférence de Trump pour essayer d’empêcher qu’il ne soit inculpé avec des tentatives de destruction totale, par lui, du système judiciaire et du système de police à l’intérieur de son pays… on est mal barrés et on le sait. Sa croisade contre les journalistes n’est pas rassurante non plus.
Alors, comment en est-on arrivés là ? Eh bien, j’en ai déjà parlé : on a des gouvernements qui créent des problèmes (des problèmes de concentration de la richesse, de disparition du travail) sans prendre le taureau par les cornes. Alors, quand des élections ont lieu, eh bien, il y a un match entre les populistes qui disent : « On va se débarrasser de cette racaille et on va mettre autre chose à la place ! » Alors, eux, ils viennent avec des éléments insuffisants d’explication, de solution – Timiota en parlait dans un papier que j’ai reproduit sur le blog, hier, de manière très intéressante. Les populistes sont des gens qui n’ont pas accès aux explications, essentiellement parce qu’on leur barre l’accès aux explications vraies, parce que ça fait partie des politiques des élites, des politiques de rétention de l’information. Alors les populistes viennent avec des explications farfelues, incomplètes, ce que l’on appelle du « complotisme » ou du « conspirationnisme ». Généralement, ça tombe dans la xénophobie parce que quand on ne sait pas exactement comment ça marche, eh bien, il est plus simple de repérer un groupe ethnique qui ne nous paraît pas sympathique et de dire : « C’est sûrement la faute à eux » – ethnique ou religieux.
Donc, les systèmes populistes ne tiennent pas longtemps. Ils sont remplacés, par un effet de balancier, par les gens qu’on avait dégommés, les représentants des élites, et ceux-là n’ont qu’une chose de plus pressé (voir ce qui s’est passé après l’effondrement de 2008), c’est de remettre en place exactement le même système, de ne faire aucune tentative de l’améliorer, de résoudre les problèmes qui se posent. On repart, on essaye de reconstituer ce qu’il y avait avant : voyez ce qui s’est passé dans les dix ans, entre 2008 et maintenant. J’ai fait partie des gens qui ont proposé des solutions, et des solutions auxquelles on faisait attention parce que comme je faisais partie des gens qui avaient expliqué exactement ce qui allait se passer, on regardait un petit peu ce que je disais, mais tout ça a été entièrement mis entre parenthèses, ça n’a pas été pris au sérieux. Le rapport de force n’a pas changé. Et donc, on a fait ce que personne n’imaginait possible : reconstituer le système à l’identique. C’est ce que font les élites quand les populistes sont balayés pour quelque temps. Au lieu d’essayer de résoudre les problèmes, on reconstitue l’ancienne machine, en disant : « Finalement, il n’y avait pas grand chose à lui reprocher. Si, peut-être, des petits points de détail qu’on va essayer de corriger… » et là évidemment, tout ça, c’est cosmétique. Tout ça, c’est du vernis en surface. Tout ça, ce ne sont pas des solutions.
Alors, qu’est-ce qu’on peut faire devant le déclin de l’Occident ? Je crois qu’il n’y a qu’une seule chose à faire, c’est sortir de cette idée qu’il n’y a que des balancements possibles entre ultralibéralisme et populisme, en ce moment. Il ne faut pas penser non plus comme les auteurs de l’ouvrage que je vous ai présentés tout à l’heure, que LA seule solution de rechange possible, ça serait un retour à l’Union soviétique. Comme certains le font remarquer aussi, c’est du capitalisme d’État. Et ce capitalisme d’État, il n’est pas plus enclin à prendre au sérieux les problèmes d’environnement – il y a peut-être un petit bémol à mettre en ce qui concerne la Chine, en ce moment, où on a l’air de prendre ces problèmes d’environnement au sérieux.
Ce n’est pas populisme, ultralibéralisme ou communisme soviétique, ça ne me paraît pas la voie qui nous permettrait de sortir de l’impasse. Il y a des choses à reprendre dans les idées de social-démocratie, dans les idées des socialistes utopiques, dans certains penseurs anarchistes, comme Proudhon. Tout ça n’a pas encore été véritablement été essayé et rien ne nous empêche, chers amis, quand même de venir avec des idées nouvelles, comme un monde sans argent. Ce n’est pas l’Union soviétique, ça. Ce n’est pas non plus l’ultralibéralisme qu’on a ici. Ce sont des choses qu’on peut essayer. Ça a été essayé à petite échelle autrefois, dans certains cadres. Pourquoi ne pas recommencer à reprendre au sérieux des idées comme l’extension de la gratuité au-delà de ce qui a été fait jusqu’ici, c’est-à-dire à la meilleure époque pour la santé et l’éducation, d’étendre ça et d’aller vers un monde sans argent ? Et surtout un monde où l’on tiendrait compte du fait que le salariat n’est plus l’approche possible pour faire gagner de l’argent aux gens, parce que les emplois salariés sont en train de disparaître.
Il y a un des auteurs, dans cet ouvrage (et je vais regarder son nom… c’est le second), c’est Randall Collins, qui est professeur de sociologie à l’université de Pennsylvanie, lui, il met à l’avant le problème de la disparition de l’emploi. Chez les autres, ça passe assez inaperçu, ce qui est relativement normal s’ils pensent essentiellement à un balancement entre régime de type capitaliste privé et type de régime capitaliste d’État. Si c’est ça le seul choix dans lequel on se trouve, je ne crois pas qu’on arrivera à résoudre la question de l’extinction possible du genre humain. Il faut s’attaquer à des choses comme la présence d’argent à l’intérieur de nos systèmes, il faut s’attaquer à la disparition de l’emploi, il faut s’attaquer aux problèmes absolument de fond. Il faut maintenant prendre le taureau par les cornes et penser à un monde tout à fait différent.
Et si on veut ajouter un autre élément : les solutions locales. Oui, c’est bien. Oui, c’est bien de s’organiser sur d’autres modes de vie. Mais il ne faut pas oublier, et ça c’est la chose que je dis toujours, je dirais, en conclusion, quand on me parle de choses comme le film Demain (2015) ou de vidéos de ce type-là : la chronologie. Il ne faut pas qu’on ait affaire à des processus qui devraient couvrir des milliers d’années pour arriver à une solution. Non, le temps presse ! Et la question de la masse critique : combien de gens faudrait-il qui s’adonnent à ces nouvelles pratiques pour changer les choses ? Et la possibilité existe-t-elle (par exemple : des jardins potagers à l’intérieur des villes) ? Les techniques existent-elles ? Les moyens sont-ils disponibles pour le faire ? Éventuellement si on avait envie de le faire. Parce que – c’est une autre chose – si on compte uniquement sur des systèmes qui marcheraient, si on retombait à un seul milliard d’habitants sur la Terre et des choses comme ça, il faut quand même penser aux milliards de gens qui disparaîtraient dans le processus. Mais le temps presse, il faut que nous avancions. Il ne faut pas que nous retombions dans les anciennes ornières. Mais il faut aussi que nous ayons quand même un certain optimisme, un certain enthousiasme à l’idée qu’il y aurait moyen de résoudre les problèmes qui se posent et qu’on pourrait trouver de nouvelles approches, mais qu’il faudrait surtout mettre en place les structures qui permettent d’aller vite. Quand je dis « structures », je pense aussitôt que, non, il y beaucoup de choses qui peuvent émerger de la base, mais il faut quand même, à ce moment-là, des questions de coordination, de circulation de l’information.
Nous sommes des génies technologiques. Je ne crois pas qu’il sera encore possible de résoudre tous les problèmes qui se posent à nous sans la technologie. Donc, il faudra utiliser ça pour arriver aux solutions. Mais le désespoir, ou de dire : « Bon, il y a bien, quelque part, quelques personnes qui résoudront le problème, mais pour nous, c’est réglé », je ne crois pas non plus que ce soit la bonne approche. C’est Rousseau qui a utilisé l’expression de « penser furieusement ». Je crois que le moment est venu, chers amis, de penser furieusement parce que si nous ne le faisons pas, eh bien, c’est râpé, en tout cas pour nous, parce que ce déclin de l’Occident, oui, on peut déjà l’observer. Et ne nous contentons pas de décider, de déterminer si cet effondrement va vite ou lentement, il faut […] renverser la vapeur et redresser la barre !
Voilà, eh bien, à bientôt. Réfléchissons-y. Un des moyens d’y réfléchir, c’est bien sûr que j’ouvre la vidéo à la discussion. Voilà, allez, à bientôt !
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