Le Monde / L’Écho – Peut-on imaginer une société faite seulement d’(auto-)entrepreneurs ? le mardi 20 mars 2018

L’Écho : Peut-on imaginer une société faite seulement d’(auto-)entrepreneurs ?

Le Monde : L’autoentrepreneur hybride du métayer et du marchand

Les fonctions sociales entre lesquelles se distribuent nos sociétés ont leur fondement dans notre histoire. De notre Moyen-Age émergent quatre familles de fonctions que nous retrouvons encore aujourd’hui sous d’autres formes.

Une fonction est présente de toute éternité ou presque : le « métoïkos », marchand mais aussi étranger, à la fois interne et extérieur dans la cité grecque antique. Assurant la distribution des produits, il vit de sa capacité à extraire de ses acheteurs, un profit : la différence entre le prix de vente et la somme des coûts.

Au sein même de la cité, trois rôles émergent du contrat de métayage, partout présent sur la planète, souvent appelé aujourd’hui « système à la part », ou « actionnariat » quand il préside au financement des entreprises cotées en Bourse. Ces trois rôles, sont ceux du propriétaire terrien, du « métayer » en tant que tel, et du « journalier ».

À l’origine, le propriétaire terrien doit ses propriétés à ses exploits guerriers : il acquit ses terres par la lutte, et les a défendues par le glaive contre ceux qui auraient contesté ses droits.

Le métayer, dans le contrat qui le lie au propriétaire terrien, investit son travail dans les terres mises à sa disposition mais partage avec lui le risque des aléas inhérents au monde tel qu’il est : insuffisamment de pluie cette année, trop l’année suivante… Sur la base, par exemple, d’un contrat 50/50, le métayer conserve la moitié de ce qu’il a récolté et rétrocéde l’autre moitié comme rente à son propriétaire.

Le journalier, recruté par le métayer en cas de « coup de feu », n’assume lui aucun risque : il est rémunéré à la tâche au prorata du nombre de journées qu’il consacre à travailler ou du nombre de pièces qu’il produit, à charge pour son patron de réunir le montant de cette rémunération.

Ces bases étant rappelées, qui est alors cet (auto-)entrepreneur dont la logique néo-libérale entend faire le prototype de chacun de nous ? Il est en fait un hybride entre le métayer qui investit son travail et assume le risque des aléas dus à l’imprévisibilité du monde, et le marchand qui cherche à maximiser son profit.

Peut-on vraiment imaginer, dans un monde où nos dirigeants prônent ce modèle comme une stratégie de vie pour tous, une société faite seulement d’(auto-)entrepreneurs ? Quid des deux autres fonctions historiquement présentes dans nos sociétés : celles du propriétaire terrien et du journalier ?

Le propriétaire terrien est devenu aujourd’hui, grâce à la monétisation, le « capitaliste » de l’ancienne terminologie ou, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, l’investisseur, l’actionnaire des entreprises cotées en Bourse (ou, aux États-Unis, le détenteur des obligations corporate qu’elles émettent), l’acquéreur d’obligations d’État (directement ou par le biais de l’assurance-vie). Le journalier, payé à la journée qu’il passe à travailler ou rémunéré à la tâche, est aujourd’hui le salarié.

Or Hegel (1770 – 1831) s’était intéressé à ces deux là, faisant d’eux les précurseurs des individus « ordinaires » composant nos nations modernes : le citoyen et le bourgeois, ce dernier requalifié aujourd’hui de « consommateur », soulignant que la coïncidence entre les deux n’est pas parfaite : les citoyens sont égaux au regard du politique et de la loi, alors que les consommateurs, du mendiant au gros chef d’entreprise, sont inégaux quant au patrimoine. La rationalité du citoyen, c’est celle, ancienne, de la capacité à raisonner justement à l’aide du syllogisme ; la rationalité du consommateur, c’est celle, moderne et économique, de la maximisation de l’utilité individuelle à partir des moyens dont chacun dispose ou non.

Peut-on véritablement imaginer un monde fait seulement d’(auto-)entrepreneurs, composites de métayers et de marchands, d’où les capitalistes et les salariés se seraient évanouis ? Ou bien s’agit-il de faire seulement « comme si » ces deux espèces s’étaient éteintes, pour exorciser le spectre d’une époque où ces deux-là s’affrontaient dans une épique « lutte des classes » dont on voudrait oublier le souvenir ?

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