Paris-Sorbonne, Paul Jorion : Inventer une Constitution pour l’économie ? le 8 juin 2017 – Retranscription

Retranscription de Paris-Sorbonne, Paul Jorion : Inventer une Constitution pour l’économie ? le 8 juin 2017. Merci à Olivier Brouwer !

Du discours au récit constitutionnel : analyses extra-juridiques du constitutionnalisme

Colloque organisé par l’I.C.E.E. – Sorbonne Nouvelle

Paris le 8 juin 2017

Je vais faire un plaidoyer pour une constitution pour l’économie. Une constitution au sens, si j’ai bien compris le terme qui a été utilisé ce matin, « cosmopolitaire ». C’est le terme qui a été utilisé pour parler d’une constitution qui serait de l’ordre d’une déclaration universelle pour l’économie.

Et la raison pour laquelle j’ai été poussé à proposer cette mesure, c’est dans mon rôle d’anthropologue. L’anthropologue (on en a entendu un exemple tout à l’heure) se trouve parfois en situation de dépasser son rôle d’observateur dans les sociétés pour dire : il y a un point de vue – par exemple un point de vue représenté par une minorité de cette société, ou bien son point de vue à lui d’analyste qui a pu aller au-delà de l’analyse qui a pu être faite par les gens, localement.

Et mon analyse vient de la constatation suivante. Si on prend la définition de la constitution comme les règles qui déterminent la validité des autres règles de droit, par défaut nous supposons – et la question de l’oubli vient d’être posée – par définition, nous considérons que ces autres règles se trouvent dans le droit, dans le droit lui-même, de manière générale.

Et je voudrais montrer – et ce sera ça mon exposé pour mon plaidoyer en vue d’une constitution pour l’économie – que ces règles, en fait, dans nos sociétés, se trouvent de manière assez générale, ailleurs.

Je vais prendre quelques exemples.

Jusqu’en 1885 existait une loi, un ensemble d’articles, dans le code pénal et dans le code civil, qui interdisaient la spéculation. La spéculation avait une définition bien simple qui devrait être celle qu’on utilise encore aujourd’hui, bien que, je ne sais pas pour quelle raison, on considère que la spéculation a une définition vague. Il s’agissait de dire que les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers sont interdits. C’était l’article 421 du code pénal, et cela se complétait par ailleurs, dans le code civil, par l’article 1965, appelé traditionnellement : « l’exception de jeu », qui disait simplement que les recours en cas de paris sont interdits.

En 1885, Jules Ferry qui, à l’époque, est premier ministre, abroge cet ensemble d’articles, et la spéculation devient possible en France. Il faut dire que les autorisations avaient été données dans d’autres pays bien avant : en 1860 en Suisse, en 1867 en Belgique, etc. Ceci dit, à l’exception, dans le monde occidental, des Pays-Bas, tous les pays avaient des lois qui interdisaient la spéculation. La spéculation était interdite.

Anomalie, de mon point de vue : la spéculation, en tant que catégorie, n’existe pas dans la science économique telle qu’elle est admise aujourd’hui. Cette catégorie a disparu entièrement. Dans une déposition qui a eu lieu en 2010, le patron de la firme Goldman Sachs nie à la sénatrice qui l’interroge la catégorie de la spéculation. Il explique que ce qu’on appelle : « spéculation », c’est simplement le transfert d’un risque d’une partie à une autre par un contrat. C’est absolument faux : dans la spéculation, il y a création d’un risque ex-nihilo, il y a création d’un risque qui n’existait pas. Si deux personnes, ici, parient un million sur le fait qu’il pleuvra demain, le risque n’existait pas, il y a un risque d’un million à partir de demain, c’est un risque qui a été créé à partir de rien.

Autre élément. Dans un livre extrêmement fameux sur l’histoire de la pensée économique publié en 1909 par Charles Gide et Charles Rist, ils attirent l’attention sur la disparition, dans les textes d’économie, dans les années qui précèdent immédiatement [la parution de leur livre], essentiellement [dans] la période [qui va] de 1870 à 1900, la disparition de deux concepts qui étaient absolument centraux dans l’économie politique jusque-là, c’est-à-dire les discussions relatives à la propriété privée et à toutes les formes de propriété, et les discussions relatives aux rapports entre les classes sociales à l’intérieur de l’économie. Un exemple : dans un ouvrage qui date de 1758, un des ouvrages fondateurs de la pensée économique en France, « Le tableau économique de la France », par François Quesnay, l’explication du fonctionnement de l’économie de la France est essentiellement un rapport entre ce qu’il appelle : « les classes laborieuses » et « les classes oisives ». Cette expression de « classes » disparaît entièrement. Je n’entre pas dans les détails pour lesquels cette expression de classes a disparu dans la pensée économique. Ce que je dis simplement, c’est que ce n’est pas du fait de l’influence de Karl Marx et du fait qu’il a attiré l’attention sur la lutte des classes comme un moteur dans l’histoire. C’est antérieur : c’est parce que David Ricardo, qui appartenait au monde financier, qui était un agent de change et un grand théoricien de l’économie, avait affirmé que la valeur est seulement créée par le travail, ce qui, évidemment, mettait en cause ce qu’on appelle les gains du capital.

Dernier fait que je voudrais vous soumettre : le fait que parmi les choses qui sont absolument déterminantes de la situation politique dans nos pays, le fait que le travail salarié est considéré par la comptabilité comme un coût pour l’entreprise, alors que la rémunération des investisseurs, sous forme de versement d’intérêts ou sous forme de dividendes attachés à la possession d’actions, ainsi que les bonus, souvent assez considérables donnés à la direction, sont considérés comme des parts de bénéfice. Par ailleurs – un principe qui n’est inscrit nulle part mais que tout le monde sait – il faut faire baisser les coûts et faire monter les bénéfices. Pourquoi est-ce que les salaires font partie d’une catégorie dont il faut faire baisser le montant, alors que les rémunérations des deux autres parties sont, elles, considérées comme devant augmenter de manière considérable ? C’est inscrit seulement dans les règles comptables, ça n’appartient pas à nos constitutions, ce n’est pas écrit dans nos constitutions.

Qui décide de ces choses-là, d’une chose aussi déterminante pour nos sociétés que le travail est considéré comme un coût (ce qui n’a évidemment pas de sens : si c’était uniquement un coût pour l’entreprise, on n’embaucherait absolument jamais personne) ? C’est décidé par deux organismes internationaux. Le premier s’appelle FASB, Financial Accounting Standards Board, aux Etats-Unis. L’autre, pour le reste des nations du monde, s’appelle IASB, International Accounting Standards Board. Il est intéressant de savoir que les règles comptables, pour nos pays, sont déterminées par l’IASB. L’IASB est un organisme de droit privé. Il est domicilié dans l’état du Delaware, [non pas] parce que l’état du Delaware est un paradis fiscal, ce n’est pas ça qui compte dans ce cas-là, ce qui compte ici, bien entendu, c’est que c’est un état, comme souvent les paradis fiscaux, un état de moins-disant sur le plan juridique. Pourquoi est-ce que des règles comptables aussi déterminantes pour notre véritable vie de tous les jours sont-elles établies par des organismes privés ?

Qui est représenté dans ces organismes privés ? Des représentants des grandes firmes d’audit dont vous connaissez les noms : KPMG, Deloitte, [Ernst & Young, PricewaterhouseCoopers], les quatre grands, et les représentants des compagnies transnationales, en fonction (c’est un pouvoir censitaire) de leur importance et de leur contribution au fonctionnement de l’organisation.

Donc, je souligne par là que des règles qui devraient être des règles de type constitutionnel sont en fait déterminées ailleurs et ont échappé entièrement à la détermination du processus démocratique : aucun vote de nous ne peut faire changer les règles comptables. Il faut des accidents pour que les choses changent. En particulier, un incident qui a eu lieu en 2008, quand la commission des finances du Sénat américain a appelé les représentants du FASB pour leur demander de changer de manière immédiate les règles comptables. Pourquoi ? C’est parce que quelques jours plus tard, les bilans des entreprises auraient montré que plus de la moitié des sociétés américaines étaient en défaut de paiement et auraient déclaré en faillite. Les dirigeants du FASB ont été mis en demeure – certains ont d’ailleurs eu le courage, au moins par rapport à l’institution, de démissionner aussitôt – ils ont changé les règles, et quelques jours plus tard, il est apparu qu’avec les nouvelles règles qui avaient été mises en place, la quasi-totalité des entreprises [américaines] étaient solvables. Il s’agissait d’une intervention du politique pour faire changer d’avis un organisme qui est sinon d’ordre privé. Il fallait une situation de crise : nous étions au mois d’avril 2008, je ne dois pas vous situer ça par rapport à la crise des subprimes.

L’intérêt d’écrire une constitution cosmopolitaire ou cosmopolite de l’économie serait de faire apparaître en surface, en particulier, l’ensemble de ces choses, de nous montrer que ce que nous considérons comme des principes constitutifs de notre économie et de notre société – étant donné, comme vous le savez, le fait que la pensée économique est véritablement devenue hégémonique dans nos sociétés – que cela n’est pas inscrit dans nos constitutions. Il faudrait à mon sens le faire revenir dans un texte de ce type-là.

Quel est l’avantage d’écrire les choses dans un contexte constitutionnel ? Cela permet en particulier de répondre à cette [objection] absolument classique des milieux financiers quand on veut modifier leurs habitudes : « Oui, mais si nous le faisons, les entreprises iront dans un autre pays » ; « Oui, mais si vous rendez les banques un peu plus honnêtes, elles iront à l’étranger », et ainsi de suite. Décrire dans une constitution véritablement internationale, permet la simultanéité et permet de répondre à cet argument.

Un autre argument, bien entendu, peut être utilisé, c’est celui qu’on utilisait au dix-neuvième siècle : c’était la valeur de l’exemple. Interdire la spéculation dans un pays, à nouveau, aurait une valeur d’exemple, cela ferait rentrer dans l’économie de l’ordre de 40 % des sommes qui circulent. Encore récemment, les banques françaises [nous disent] : « Si on augmente les provisions, les réserves que nous devons faire, nous ne pourrons plus prêter au public, nous ne pourrons plus prêter aux entreprises ! » Ils n’ont pas dit que plus de la moitié de l’argent que les banques françaises prêtent, ce sont des opérations purement spéculatives au sens que j’ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire de création arbitraire et dangereuse, extrêmement périlleuse, de risque qui n’existait pas -on l’a vu, on en a parlé beaucoup, en 2008, en 2009 – de risque systémique. Le risque systémique vient essentiellement, dans nos sociétés, de la spéculation.

Mise en application simultanée également, bien entendu, je ne dois pas rappeler ça à des juristes, qu’écrire des grands principes dans un texte du trype d’une constitution permet que quand des lois particulières, des règlements particuliers sont écrits, qu’on ne puisse pas, avec grande facilité, ce qui est le cas aujourd’hui, de jouer la lettre de la loi contre son esprit. S’il s’agit de grands principes, par exemple, si on dit que la spéculation est interdite dans le texte de la constitution, il n’y aura pas de discussions de détail comme elles ont lieu, en ce moment, le plus souvent, dans les entreprises. J’ai travaillé dix-huit ans dans les banques, aux sièges des banques. Je sais que dans toutes les banques, il y a des cellules de juristes et vous le savez aussi, qui se mettent à plancher immédiatement, quand une nouvelle loi a été votée, pour trouver le moyen de la contourner d’une manière ou d’une autre. En anglais, il y a l’expression [loophole], c’est-à-dire une sorte [d’échappatoire] qui permet, en restant dans la lettre de la loi, d’échapper à son esprit.

Aussi, également, la possibilité par un texte au niveau international, de battre en brêche le retour en force de ce qu’on appelait la lex mercatoria, l’héritière du droit maritime, qui, par défaut, est apparue comme étant la manière, pour le monde des affaires, de régler leurs différends, sous la forme de l’arbitrage. On en a parlé récemment, à propos de ces grands traités commerciaux à l’échelle internationale, le CETA, le TTIP et ainsi de suite, le retour en force de cet arbitrage dont l’exemple récent de l’affaire de monsieur Tapie montre les dangers qui y sont associés, dans la mesure où les conflits d’intérêt sont toujours très près de la surface.

Faire revenir une logique de communs, faire revenir une logique d’intérêt général, est bien plus facile, à mon sens, si c’est fait au niveau international, au niveau d’une constitution de type cosmopolitaire pour l’économie, et cela permettrait d’empêcher que cette lex mercatoria implicite prenne de plus en plus de pouvoir, dans la mesure où le pouvoir économique des transnationales est de plus en plus présent. Je vous rappelle cette étude très bien faite par l’équipe de monsieur Battiston à l’école polytechnique de Zurich, qui a montré que [147] entreprises à l’échelle du monde, dont les 48 premières sont des banques, décident de 40 % de nos affaires. Si on multiplie le chiffre par deux, si on arrive de l’ordre de 300, c’est 70 % de l’économie qui est décidée par un tout petit nombre de firmes et, ont montré ces auteurs, le nombre de décideurs, par leur présence dans plusieurs conseils d’administration, le nombre de décideurs est encore bien plus faible que cela. Si nous voulons que la démocratie revienne en surface, si l’hégémonie de fait de la pensée économique sur nos sociétés est mise en évidence, il nous sera beaucoup plus simple de faire coller à nouveau les principes généraux réels avec la réalité de nos vies, et il y aura là en tout cas une grande victoire possible pour la démocratie.

Merci.

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