Un résumé du livre de Eco par Madeleine Théodore.
Le texte « Reconnaître le fascisme » a été prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération de l’Europe. Dans le contexte qui voit resurgir en France, en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs des populismes qui deviendront peut-être autant de « fascismes en civil », ce texte représente une contribution indispensable au débat public et au réveil des consciences civiques.
Umberto Eco nous fait part de ses souvenirs d’enfance, de l’acquiescement à 10 ans à la mort pour le fascisme jusqu’à la découverte, en avril 1945, que « liberté de parole signifiait liberté quant à la rhétorique », au moment où les partisans, plus économes de discours que Mussolini, disent seulement à la foule qui les acclame : « Gloire à ceux qui sont tombés pour la liberté ! ». Il découvrit également que la Résistance n’était pas un phénomène local mais européen. Alors que certains se demandent actuellement si la Résistance a eu un impact militaire réel sur le cours de la guerre, Eco fait remarquer que sa génération avait tout de suite compris sa signification morale et psychologique, et tirait orgueil de l’action première des Européens pour la Libération. Eco souligne également le fait, par rapport aux critiques assimilant la Résistance à un mensonge communiste, qu’elle fut l’entreprise commune de gens de couleurs différentes. Et pour contredire radicalement ceux pour qui la guerre de Libération fut une période de division essentiellement, qui soutiennent que la réconciliation est nécessaire désormais, Eco mentionne que « pardonner n’est pas oublier » et qu’il ne faudrait pas qu’« Ils » recommencent. Qui sont donc ces « ils » ?
Il serait difficile de les voir revenir sous la même forme dans des circonstances différentes. Toutefois, on trouve toujours, derrière un régime et une idéologie, une façon,de penser et de sentir, et les habitudes linguistiques sont souvent des symptômes essentiels de sentiments exprimés. Pourquoi, ainsi, a-t-on défini non seulement la Résistance mais aussi l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale comme une lutte contre le fascisme ?
Le fascisme était une dictature, mais il n’était pas complètement totalitaire, en raison de la faiblesse philosophique, et le fascisme italien n’avait pas de philosophie propre : Mussolini n’avait aucune philosophie, il n’avait qu’une rhétorique. Cependant le régime mussolinien offrit ensuite à tous les mouvements analogues une sorte d’archétype commun. Le fascisme italien fut le premier à créer une liturgie militaire, un folklore, une mode vestimentaire et dans les années 1930 il se diffuse en Europe. C’est aussi le fascisme italien qui convainquit les leaders libéraux européens que le nouveau régime mettait en oeuvre des réformes sociales intéressantes, alternative à la menace communiste.
Cependant la primauté historique ne suffit pas à expliquer que le fascisme est une synecdoque, une partie représentant le tout, car il n’avait pas d’essence propre, il était un totalitarisme imprécis, flou, un collage de diverses idées politiques et philosophiques, remplies de contradictions se manifestant au niveau des tendances politiques, de l’architecture, de l’art en général. Le fascisme n’était pourtant pas tolérant, c’était un exemple de désarticulation politique et idéologique. Il était philosophiquement disloqué mais d’un point de vue émotif, il était fermement enchâssé dans certains archétypes.
Une deuxième remarque importante s’impose, c’est qu’on peut jouer au fascisme de 1000 façons, sans que jamais le nom du jeu change : le terme « fascisme » s’adapte à tout parce que, même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste.
On peut ainsi établir une liste de caractéristiques typiques de l’Ur-fascisme, le fascisme primitif et éternel. Il est par ailleurs impossible d’incorporer ces caractéristiques dans un système, beaucoup se contredisent réciproquement et sont typiques d’autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu’une seule d’entre elles soit présente pour faire coaguler une nébuleuse fasciste.
1. Le culte de la tradition. Le traditionalisme est né vers la fin de l’âge hellénistique, en réaction au rationalisme grec classique. Cette nouvelle culture syncrétique doit tolérer les contradictions. En conséquence, il ne peut y avoir d’avancée du savoir : la vérité a déjà été annoncée une fois pour toutes. Ainsi Julius Evola mélangeait-il l’alchimie avec le Saint Empire romain. On retrouve ce type de pensée actuellement dans certains courants « New Age ».
2. Ce traditionalisme implique le refus du modernisme, le rejet de l’esprit de 1789 et du siècle des Lumières. Le fascisme peut être défini comme un irrationalisme.
3. Cet irrationalisme dépend aussi du culte de l’action pour l’action : la culture est suspecte, ainsi que le monde intellectuel.
4. Ce syncrétisme ne peut accepter la critique. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour l’Ur-fascisme, le désaccord est trahison.
5. Le désaccord est signe de diversité. Le fascisme cherche le consensus en exacerbant la peur de la différence, il est raciste par définition.
6. Le fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale, il fait appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs. Le fascisme puisera son auditoire dans la nouvelle majorité de la petite bourgeoisie issue du groupe des anciens prolétaires.
7. Le fascisme propose à ceux qui n‘ont aucune identité sociale le privilège d’être né dans le même pays : la source du nationalisme est là. De plus, les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation, ce sont les ennemis : d’où l’obsession du complot, si possible international. Pour que les disciples se sentent assiégés, on recourt à la xénophobie. Toutefois, le complot doit venir aussi de l’intérieur, les Juifs représentent alors la meilleure cible. Aux Etats-Unis, le livre de Pat Robertson, The New World Order, constitue un exemple d’obsession du complot.
8. Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de l’ennemi, mais ils doivent être convaincus de pouvoir vaincre leurs ennemis, jugés trop faibles ou trop forts par l’incapacité constitutionnelle du fascisme d’évaluer objectivement leurs forces.
9. Il n’y a pas une lutte pour la vie, mais bien une vie pour la lutte : la vie est une guerre permanente. Il doit y avoir une bataille finale, à la suite de laquelle le mouvement prendra le contrôle du monde. S’ensuivra une ère de paix, contredisant le principe de guerre permanente.
10. L’élitisme est un aspect type de l’idéologie réactionnaire, en tant que fondamentalement aristocratique. Ces élitismes ont impliqué un mépris pour les faibles, mais l’Ur-fascisme ne peut éviter de prêcher l’élitisme populaire : tout citoyen appartient au peuple le meilleur du monde. La force du fascisme est fondée sur la faiblesse des masses, ayant besoin d’un dominateur. Comme le groupe est organisé hiérarchiquement, chaque leader subordonné méprise ses subalternes.
11. Chacun est éduqué pour devenir un héros, et le héros est la norme. Le héros fasciste aspire à la mort, cependant, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres.
12. La guerre permanente et l’héroïsme étant des jeux difficiles à jouer, le fascisme transfère sa volonté de puissance sur les questions sexuelles, d’où son machisme. Puisque le sexe est aussi un jeu difficile à jouer, le héros fasciste joue avec les armes, véritables Ersatz phalliques.
13. Le fascisme se fonde sur un populisme qualitatif. Pour lui, les individus tels quels n’ont pas de droits et le « peuple » est conçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant sa « volonté commune » dont le leader est un interprète. Les citoyens n’agissent pas, le peuple n’est qu’une fiction théâtrale. L’avenir voit se profiler un populisme qualitatif télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe peut être présentée comme « la voix du peuple ». Le parlement peut être remis en cause par le fascisme.
14. Le fascisme parle une « novlangue », au lexique pauvre et à la syntaxe élémentaire, comme dans les populaires talk-show.
En conclusion, l’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil, sous les apparences les plus innocentes et notre devise par rapport à lui est la suivante : « N’oublions pas ».
@François M Ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une escalade militaire, mais au contraire d’une gesticulation retenue dans une…