Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.
Présente au Colloque, l’Ecole autrichienne
Charles Gide (1847-1932) et Charles Rist (1874-1975), dans leur « Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours » (1909), évoquaient le « néo-libéralisme » de l’école autrichienne, qui se développait en réaction à l’interventionnisme étatiste et collectiviste. Il y eut une « querelle des méthodes » qui opposa aux théoriciens de l’école historique allemande, en particulier Gustav von Schmoller (1838-1917), ceux de l’école autrichienne naissante, en l’occurrence Carl Menger (1840-1921), pour savoir s’il fallait opter en économie pour une méthode inductive et historique (école allemande) ou bien, au contraire, pour une approche théorique et déductive (école autrichienne).
La percée effectuée par Menger, en valorisant une approche relevant de l’individualisme méthodologique, en donnant une théorie subjective de la valeur et en démontrant le caractère non planifié de la plupart des institutions – y compris l’État – ouvrait un horizon au renouveau du libéralisme dont von Mises et von Hayek seraient les principaux porte-drapeau.
Présent au Colloque Lippmann, membre de l’Ecole autrichienne : Ludwig von Mises.
Pour Ludwig von Mises (1881-1973), l’oeuvre de Menger comptera cependant moins que pour von Hayek. Sa formation sera également faite d’apports néo-kantiens et post-kantiens, en particulier la sociologie et la méthodologie de Max Weber, qui deviendra un ami et dont il nourrira sa théorie de l’action. Une autre différence est la place que prendra pour von Mises l’utilitarisme de Bentham. Von Mises est influencé par Böhm-Bawerk à Vienne, mettant en lumière des potentialités liberticides du marxisme et exposant une réfutation radicale de la théorie de la valeur-travail. Il cherchera à réfuter le marxisme sur le terrain de la science économique, non sur celui de la morale ou de la politique. Comme chez Menger, la monnaie est chez von Mises une marchandise sélectionnée spontanément sur le marché, dont la fonction essentielle est de faciliter les échanges. Plus largement, il s’agissait d’appliquer la théorie marginaliste autrichienne à la valeur de la monnaie. Après la première guerre mondiale, travaillant à la Chambre de Commerce de Vienne, il avait réussi à convaincre le leader socialiste Otto Bauer, entre 1918 et 1919, de ne pas instaurer une révolution bolchévique à Vienne, avec l’appui de Moscou. Sur le plan théorique, il cherche à s’imposer en organisant à la Chambre de Commerce un séminaire célèbre, cadre intellectuel regroupant de nombreuses figures de la pensée autrichienne et internationale, dont Alfred Schütz, futur membre du Colloque Lippmann. Il publiera en 1919 « Nation, Staat und Wirtschaft », entreprise de reconstruction politique et économique libérale.
Au cours des années 1920, il fait l’apologie du libéralisme conçu comme un système fondé sur la propriété privée libérée de toute entrave, la liberté des prix, la souveraineté du consommateur, l’individualisme, le pluralisme, la tolérance et la paix mondiale. Il présente le libéralisme comme une doctrine fondée au 18ème et au début du 19ème siècle dont le programme d’action aurait transformé de façon bénéfique la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, et une partie du monde. Cependant, il souligne d’emblée que le programme libéral n’a jamais trouvé sa pleine réalisation. Or, c’est grâce uniquement au libéralisme que la mortalité infantile a chuté, que l’âge moyen a augmenté avec la nette amélioration des conditions de vie, y compris dans les milieux les plus pauvres, grâce aux possibilités d’ascension sociale et à la nouvelle intégration culturelle et politique. Von Mises occulte tout l’apport des socialistes ou des républicains à l’amélioration de la société, ils seraient au contraire responsables du déclenchement de la première guerre mondiale.
Il faut améliorer le libéralisme qui, loin d’être une théorie fermée, ne serait que l’application des théories scientifiques à la vie sociale des individus. Le libéralisme ne se soucie pas de l’intériorité des hommes, mais seulement de leur comportement ici-bas et de la satisfaction maximale de leurs désirs pouvant être remplis par l’accès aux biens de ce monde. C’est parce qu’il s’intéresse à la spiritualité que le but prioritaire de von Mises est la réalisation du « bien-être extérieur », condition des autres activités et occupations. Le libéralisme est un rationalisme, prenant au sérieux l’agir rationnel des hommes dans la sphère matérielle. L’action rationnelle et utilitaire du libéral le conduit parfois à choisir des mesures impopulaires mais favorables à long terme au bien-être du plus grand nombre. Le libéralisme s’identifie au capital historique et l’anti-libéralisme ne serait qu’une névrose, au sens psychanalytique du terme, von Mises s’appuyant sur Freud, provenant d’un ressentiment contre le monde.
Von Mises pose les fondements d’une politique libérale : d’abord la propriété privée des moyens de production, seule efficace, premier fondement du libéralisme, l’autre étant la liberté qui suppose l’égalité devant la loi et l’abolition de l’esclavage : la liberté des travailleurs garantit la plus grande productivité du travail humain. Enfin, un autre fondement est la recherche de la paix, car la guerre est désastreuse pour la prospérité.
La question de l’égalité occupe beaucoup von Mises. Il rejette les fondations de l’égalité en termes de « droit naturel » ou d’égalité métaphysique et privilégie le concept selon lequel l’égalité devant la loi est utile à la prospérité globale. L’inégalité sociale est justifiée par la thèse scientifique stipulant que la prospérité économique collective sera plus grande si les acteurs économiques ont intérêt à être plus productifs, s’ils sont stimulés à agir rationnellement en vue de récompenses. Le libéralisme n’est pas libertaire, von Mises croit à la nécessité d’un Etat de police et de justice, Etat minimum.
Von Mises veut justifier scientifiquement ce nouveau libéralisme face aux socialistes. Il évoque sa fidélité aux grands penseurs anglais du 18ème et 19ème siècle, Ricardo en Angleterre et Bastiat en France. Il critique l’Angleterre pour avoir adopté une « forme modérée de socialisme », sous l’influence de John Stuart Mill : par comparaison, tous les autres socialistes, même Marx, Engels et Ferdinand Lasalle (1825-1864) compris, ont bien peu d’importance.
Dans ses travaux sur les cycles économiques et sur la monnaie, il met en garde contre les solutions consistant à vouloir stimuler et faire redécoller l’économie en recourant à l’expansion du crédit. Celle-ci est nocive à moyen et long terme, la reprise des affaires sera suivie par une rechute plus profonde qui se traduira par une stagnation de l’activité industrielle et commerciale.
Dans son livre « Le Socialisme », le ton est parfois très polémique. Le socialisme est irréalisable pour des raisons qui ne sont pas d’ordre moral, mais d’ordre intellectuel : il ne peut y avoir de société socialiste, parce qu’une telle société serait incapable de tenir ses comptes. Cependant, ce refus de von Mises dépasse la seule sphère de la réfutation technique. Il présente d’emblée le socialisme comme la funeste matrice des politiques autarciques, foncièrement archaïques et hostiles au marché. Le socialisme était à l’origine inapte à prendre en compte sérieusement la division du travail aux plans national et mondial. Un autre point de l’offensive de von Mises réside dans la thèse selon laquelle « l’ordre social capitaliste est la réalisation de ce qu’on devrait appeler « démocratie économique » ».
Il faut considérer ce concept autrement que ne le faisaient les néo-fabiens, comme Béatrice Webb (1858-1943), qui désignaient par là un « état de choses où les producteurs, et non les consommateurs, auraient à décider ce que l’on doit produire et de quelle manière ». Il s’agit là, pour von Mises, d’un contresens total sur le sens de la démocratie : seul le capitalisme, fondé sur la souveraineté du consommateur, est pleinement conforme aux idéaux de la démocratie moderne.
Apôtre de la liberté absolue des propriétaires, il ne cesse de souligner que le libéralisme et le socialisme s’opposent en profondeur tant et si bien que toutes les tentatives de « socialisme libéral » sont vouées à l’échec. Il s’en prend aussi au solidarisme, qui impose de très nombreuses limitations à la propriété privée, ainsi qu’au catholicisme social. Von Mises attaque également la figure centrale du coopératisme français, Charles Gide, dont un disciple et ami, Bernard Lavergne (1884-1975), sera un des acteurs de premier plan du Colloque Lippmann. Il est fort préoccupé par la montée du nazisme, aussi en tant que juif : la Gestapo le recherchera mais il réussira à s’échapper aux Etats-Unis en 1940. Sa grande hantise est ainsi celle de l’antisémitisme.
Bonus. Un extrait de Liberalismus (1927) de von Mises.
Beaucoup de gens approuvent les meÌthodes du fascisme, meÌ‚me si son programme eÌconomique est totalement antilibeÌral et sa politique entieÌ€rement interventionniste, parce que le fascisme est loin de pratiquer le destructionnisme insenseÌ et sans bornes qui a fait des communistes les ennemis par excellence de la civilisation. D’autres, parfaitement conscients du mal auquel conduirait la politique eÌconomique fasciste, consideÌ€rent le fascisme comme le moindre mal, compareÌ au bolchevisme et au sovieÌtisme. Pour la majoriteÌ de ses partisans et admirateurs deÌclareÌs ou secrets, son attrait reÌside cependant preÌciseÌment dans la violence de ses meÌthodes.
[…] Le fascisme peut triompher de nos jours parce que l’indignation universelle susciteÌe par les infamies commises par les socialistes et les communistes lui a apporteÌ la sympathie de nombreux cercles. Mais quand le choc reÌcent des crimes du bolchevisme sera dissipeÌ, le programme socialiste exercera à nouveau son pouvoir d’attraction sur les masses. Car le fascisme ne fait rien pour le combattre en dehors d’eÌcarter les ideÌes socialistes et de perseÌcuter ceux qui les propagent. S’il voulait reÌellement combattre le socialisme, il s’y opposerait par des ideÌes. Il n’y a cependant qu’une seule et unique ideÌe que l’on puisse veÌritablement opposer au socialisme, à savoir le libeÌralisme.[…] On ne peut nier que le fascisme et les mouvements similaires cherchant à mettre en place des dictatures sont remplis des meilleures intentions et que leur intervention a, pour l’instant, sauveÌ la civilisation europeÌenne. Le meÌrite qui en revient au fascisme demeurera eÌternellement dans l’histoire. Mais bien que sa politique ait apporteÌ provisoirement le salut, elle n’est pas de nature à nous assurer les succeÌ€s futurs. Le fascisme eÌtait une solution d’urgence. Le consideÌrer comme quelque chose de plus serait une erreur fatale (pp. 21-22)
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