Le Monde : Saint Paul, saint Augustin, Hayek et Keynes
L’Écho : Keynes vs. von Hayek
Ce que nous appelons notre « volonté » opère, nous le savons maintenant, selon deux modes : le premier est celui de l’intention délibérée, consciente, de poser un acte à un moment du futur, cette intention constituant alors un « souci » dont nous nous efforcerons de nous libérer, et le second, celui de poser un acte ici et maintenant, en réalité inconscient dans son mécanisme. On doit au psychologue américain Benjamin Libet (1916-2017) la découverte que la réalisation d’un acte précède – parfois de plusieurs secondes – ce que nous ressentons comme notre intention de le poser.
La découverte n’est pas récente. Saint Paul s’adressant aux Romains dit : « Vraiment, ce que je fais, je ne le comprends pas car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais ». Et saint Augustin : « Il y a donc deux volontés, toutes deux incomplètes et ce que l’une possède fait défaut à l’autre ».
Or dans notre gestion de l’avenir nous avons eu tendance à favoriser soit l’une, soit l’autre de ces volontés. Avec la première, nous mettons l’accent sur la délibération, le calcul, la planification, la réglementation des activités économiques et en particulier des prix, avec la seconde, nous encourageons la spontanéité, l’initiative, le « laisser faire », la « main invisible » dont parlait Adam Smith, qui ferait que l’intérêt général émergerait de l’exercice de l’intérêt égoïste par chacun.
On connaît les formes ultimes de ces deux approches : le communisme de type soviétique pour la première, l’ultralibéralisme pour la seconde. L’une et l’autre, par leur caractère excessif, conduisent tôt ou tard à l’effondrement des sociétés. Pour le communisme, du fait de la pesanteur bureaucratique, de la délation généralisée, du non-respect des droits individuels, de l’inefficacité économique. Pour l’ultralibéralisme, comme nous le constatons en ce moment, par la destruction du tissu social, la guerre de tous contre tous, le « malheur aux vaincus » et la concentration excessive de la richesse qui bloque la machine économique, faute de pouvoir d’achat dans la plus grande part de la population, et faute d’usage économique possible pour les fonds en excès qui, sans destination, vont alimenter la spéculation, vecteur de risque systémique.
Entre l’embrigadement liberticide et le laisser faire absolu il s’agit de retrouver le juste milieu. La recherche de la solution nous conduit à nous interroger sur les deux modes de la volonté. Son mode immédiat, d’origine inconsciente, assure notre survie d’instant en instant, mais si nous parvenons à éviter les pires conséquences de certains de ses errements instinctifs, c’est parce que nous pouvons les réévaluer ensuite, les corriger, et en faire les éléments d’un plan plus vaste, organisé lui comme fruit de notre délibération. Le spontané instinctif de la volonté ne nous distingue en rien des autres animaux, c’est la délibération qui nous a permis de bénéficier des fruits de l’entraide et de la solidarité, à l’encontre des tambourinements de sa poitrine du gorille vantant les vertus, de son point de vue, de la concurrence pure et parfaite.
Ce débat a été personnifié parfois autour d’un combat historique de géants : von Hayek contre Keynes.
Von Hayek, champion de l’ultralibéralisme, affirmait : « La croyance en la supériorité de la volonté et de la planification délibérées sur les forces spontanées de la société n’est entrée explicitement dans la pensée européenne qu’avec le rationalisme constructiviste de Descartes ». Keynes répondait : « La principale tâche des économistes au jour d’aujourd’hui est peut-être de distinguer sur des bases nouvelles les Agenda [ce sur quoi il convient d’agir] des gouvernements de leurs Non-Agenda ; et la tâche accompagnatrice de la politique est de mettre au point au sein d’une démocratie, les formes de gouvernement qui seront capables de mener à bien les Agenda ». Il faut se souvenir alors que si von Hayek personnifiait bien l’un des extrêmes, Keynes incarnait lui sans conteste, le juste milieu.
Très visuel en effet N’est-ce pas !