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Pour un retour à l’État-providence : entretien avec Paul Jorion
Libres, ensemble – 6/01/2018
Pour un retour à l’État-providence. Rencontre avec Paul Jorion
Sociologue et anthropologue de formation, Paul Jorion a travaillé 18 ans dans le monde de la nance. Il fut le premier, dès 2005, à prédire la crise des subprimes aux États-Unis. Pour lui, c’est clair : le capitalisme mène l’humanité à sa perte… Mais il est encore temps de réagir et de créer un monde nouveau.
Espace de Libertés :
Dans Le Dernier qui s’en va éteint la lumière (1), vous prédisez l’extinction de l’humanité d’ici deux à trois générations, si rien n’est fait pour protéger la planète. Êtes-vous un semeur de panique ou un lanceur d’alerte?
Ce chiffre de deux à trois générations, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Je me suis contenté de lire ce qu’écrivent des scientifiques. Les physiciens, les climatologues, les chimistes nous parlent de deux degrés de plus à la fin du siècle, trois peut-être, certains parlent de six. Ce sont des bouleversements énormes qui n’entraîneront pas simplement des déplacements de populations, mais qui rendront impossibles les conditions de vie à la surface de la planète. Je suis plutôt un lanceur d’alerte. De la même manière que, quand je travaillais aux États-Unis, dans le milieu du prêt hypothécaire, j’avais vu venir cette crise des subprimes. La différence d’avec mes collègues économistes et comptables, c’était que j’avais cette formation d’anthropologue. Mon tempérament ne me conduirait pas à parler de catastrophes si je ne les voyais pas venir.
Une des choses qui menacent l’humanité, selon vous, c’est le système capitaliste. Comment expliquer qu’après avoir travaillé autant d’années dans le monde de la finance, vous y soyez si opposé aujourd’hui ?
Le fait de travailler dans ce domaine n’était pas une manière de cautionner tout ce qui s’y passe. J’avais, comme tout le monde, une représentation de la manière dont la finance fonctionnait. Et après y avoir travaillé 18 ans, ma vision est devenue de plus en plus noire. Le monde de la finance nous entraîne droit dans le mur. On ne se préoccupe que d’une chose: la marge bénéficiaire. Et ça, ça ne permet pas à notre monde, à nos civilisations, de continuer à vivre, ça entraîne une destruction totale de l’environnement autour de nous. On nous dit: c’est formidable, chacun s’occupe de son intérêt propre et ça fait fonctionner le monde. Oui, ça fait fonctionner le monde quand tout va bien, mais on l’a vu dans les cas de crises, quand chacun poursuit son intérêt égoïste et quand tout le monde court vers la sortie, ça précipite en réalité la n de partie, la catastrophe générale.
Le film Demain a suscité un vrai engouement, des initiatives locales naissent, mais comment faire passer ces initiatives à un niveau plus global?
Chacun fait comme il peut. Celui qui considère que la seule chose qui soit à sa portée, c’est d’avoir un jardin potager et d’essayer de se nourrir davantage des légumes qu’il ou elle fait pousser, très bien, parfait. Celui qui a les moyens peut, lui, financer des opérations comme celles des révélations des Panama Papers ou des Paradise Papers qui font apparaître l’évasion scale, à l’échelle où elle a lieu, et les sommes considérables qui sont volées aux États. Chacun utilise le système tel qu’il le trouve autour de lui, pour faire bouger les choses.
Réagit-on trop mollement?
Nous avons du mal à nous représenter les grandes catastrophes qui auront lieu à l’avenir. Nous sommes des mammifères, nous réagissons très bien à des dangers que nous pouvons conceptualiser. Si on nous a montré un serpent quand on était petit, en disant: « Surtout ne touche pas à ça », la prochaine fois qu’on verra un serpent, on aura un mouvement de recul. Mais « l’extinction de l’humanité », c’est très difficile de nous la représenter. C’est aussi extrêmement difficile de savoir à quelle échelle, selon quelle chronologie et quelle durée, nos comportements changent. Les gens me disent souvent: « Tout le monde devrait conduire un vélo plutôt que d’utiliser une voiture, chacun devrait avoir un potager à la maison. » Mais ça prend peut-être des centaines d’années avant que les comportements puissent véritablement changer. Or trois générations, c’est 90 ans. Les choses qui prendraient plus de temps, ce n’est pas nécessaire d’y accorder trop d’attention, parce que ce sera trop tard.
Dans votre livre Vers un nouveau monde, vous décrivez dans un premier temps le monde tel qu’il est, assez sombre, et ensuite le monde tel qu’il devrait être selon vous. Avec des propositions concrètes.
J’ai tendance à parler de choses théoriques mais là on s’est dit qu’il fallait proposer des mesures concrètes, par exemple, de revenir à la gratuité: on l’a fait autrefois de manière massive sur la santé et l’éducation. Pourquoi ne pas revenir à la gratuité intégrale dans ces domaines, mais aussi l’étendre à d’autres: les transports, le logement. On pourrait étendre un système, utilisé aux États-Unis: celui des food stamps. Les gens qui ont des difficultés à simplement se nourrir, on leur donne des bons qu’ils peuvent échanger dans les magasins. Pas contre du whisky bien entendu, mais contre des nouilles, des pommes de terre, des boissons. Cet État-providence, nous y tenons énormément. Il a été obtenu par des luttes, parce que nous étions devenus riches… mais nous sommes toujours aussi riches qu’à l’époque où nous avions cet État-providence. Le seul problème, c’est la concentration de la richesse. Celle-ci a tendance à aller là où elle existe déjà. Pourquoi? Parce qu’on verse des intérêts, des dividendes, qu’il y a de la spéculation.
Vous souhaiteriez que tout ce qui relève de l’indispensable soit gratuit. Mais ce qui est indispensable pour vous ne l’est peut-être pas pour moi. Ne perd-on pas de notre liberté ?
Non, parce qu’un biologiste regardera notre espèce et il pourra définir ce qui est indispensable. L’indispensable, c’est ce qui nous permet de nous lever le lendemain et de recommencer à vivre une journée supplémentaire. Ce n’est pas difficile à définir. Il y a le superflu et le nécessaire. Bien entendu, les définitions doivent être modifiées de temps en temps, parce que les choses évoluent. Si on nous avait dit, il y a 50 ans, qu’on considérerait comme indispensable une machine qui prend à la fois des photos, qui nous permet d’écrire des lettres et de les recevoir, qui est une boussole et une lampe de poche, ça nous aurait paru absolument farfelu. Maintenant, les administrations vous demandent de pouvoir vous connecter à Internet et on achètera bientôt dans les magasins avec nos téléphones, c’est devenu nécessaire. Donc, il faudrait redéfinir ce qui est indispensable tous les 5 ans. Selon une étude récemment menée en Angleterre par l’University College, la liste de l’indispensable pour le citoyen britannique coûte un sixième de ce que coûterait un revenu universel de base.
Au niveau politique, comment transformer ces mouvements citoyens qui naissent un peu partout en de vrais mouvements politiques qui fonctionnent comme vous le souhaiteriez ?
J’ai vu, il y a quelques années, le départ extrêmement prometteur de Tout autre chose. J’ai participé à Paris, à Nuit debout. Il y a dans les populations une possibilité de se rassembler autour d’idées positives. Et c’est un peu l’idée de ce livre, Vers un nouveau monde: rassembler et défendre pour les élections européennes un programme de renouveau. Mais il faut, bien entendu, qu’il n’y ait pas que des gens de mon âge, il faut des jeunes qui portent ces idées. Ce qui est dangereux, à mon avis, c’est de dire: on jette toute la nance à la poubelle et on fait les choses tout à fait autrement. Non. Il faut enlever l’activité du casino, la spéculation et rendre à la finance son rôle de système sanguin de l’économie. Mais pour ça, il faut savoir comment ça marche. J’entends beaucoup d’idées farfelues, mythiques, sur le fonctionnement de la monnaie et de la finance. D’une certaine manière, c’est un système qui marche. Mais, chaque pays spécule contre les autres, essaie de faire tomber les autres, essaie de voler l’argent que les contribuables devraient payer normalement dans la caisse commune. Ça, ce n’est plus possible.
(1) Paul Jorion, Le Dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction de l’humanité, Paris, Fayard, 2016, 288 pages.
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