Billet invité. Autoriser les commentaires.
Penser le monde à l’heure du grand changement… celui de la fermeture imminente du blog.
Il y a peu d’exemples de mise en avant plus exigeante de la démocratie libérale que ne l’a été Paul Jorion à la fois dans ses écrits et vidéos sur ce blog, et dans l’acte même de créer et piloter ce centre de réflexion ouvert pendant onze années. Tout le monde connaît de Paul Jorion sa construction d’une pensée critique socialiste exigeante, mais l’aspect démocratique et libéral de celle-ci mérite également que l’on s’y arrête. L’idée que le socialisme et la démocratie libérale s’opposent ressurgit de tous côtés de l’espace public. Quelques semaines avant la fermeture des travaux, j’ai donc eu envie de souligner ce point essentiel car il est central pour la survie du socialisme démocratique comme possibilité politique opérante. Plus largement encore cette question est existentielle pour l’équilibre des démocraties occidentales à l’heure de la concentration forcenée des richesses, d’un accord bipartisan très large sur les questions uniques et de la concentration/ manipulation de l’information.
En effet, chez Paul Jorion les faits sont l’unique carburant de la logique intellectuelle permettant de tracer des compréhensions, des perspectives, d’enclencher le moteur de la réflexion. Ainsi, une pensée critique est produite qui n’ouvre aucun espace à la production de faits logiques alternatifs. Ainsi, de la question monétaire, querelle presque séminale de ce blog, des enjeux financiers, de la relecture fine de Keynes (y compris à l’aune de sa vie), de la question écologique ou climatique, des inégalités, des enjeux légaux de propriété et d’entreprise, aux approches géopolitiques, jamais l’hôte du blog n’aura cédé à la tentation de regrouper les maux en un seul, de se satisfaire de moyens rhétoriques grossiers pour parvenir à ses fins, ou de plier devant les références des chapelles académiques quand les faits leur donnaient tort. Nulle simplification, seulement le souci de penser logiquement et de transmettre ses conclusions, et ses idées d’action au plus grand nombre. Comme quoi les deux ne sont pas incompatibles pour qui s’astreint à une certaine éthique.
En témoigne la manière dont les questions commerciales ou de fonctionnement de l’Union Européenne, questions qui fracturent le socialisme européen, ont été abordées par ce blog. La bureaucratie européenne n’a jamais été traitée comme le projet d’« Europe » tout entier, l’Union Européenne elle-même a été différenciée de l’idéologie ordo-monétariste qui la sous-tend, le commerce des savoirs, des biens et des services, les migrations des personnes différenciées du grand flux des capitaux. Pourtant peu d’utopie, d’incantation au grand soir européen, non plus quant à la construction politique nécessaire à l’application dans le réel de ses réflexions … c’est aussi cela la démocratie libérale ! Comprendre que nul sachant, nul expert, nul académique n’est l’Élu du Changement, mais que le jeu démocratique doit se jouer à mains nues, argument contre argument.
À l’heure où un grand relativisme nous saisit, où des blocs politiques ont tendance à affermir leurs positions politiques en les homogénéisant sur tous les sujets, en prenant par exemple des positions géopolitiques hasardeuses ou en soutenant la grande marche de restriction des libertés publiques, il est bon qu’ait été rappelé dans ce salon virtuel, et que soit rappelé pour l’avenir, l’indispensable lien qui unit la question démocratique et le socialisme.
Pour Paul Jorion les faits sont parfois de nature à sauver la réalité d’elle-même en lui offrant la nuance que nos yeux même peinent à voir. Certains trouvent parfois sa pensée par trop complexe, n’offrant que peu de clarté au bout du tunnel, c’est sans doute le prix à payer d’une éthique de réflexion inébranlable. Pas étonnant qu’au fil des années, étant parfois seul à emprunter ces chemins, sa confiance en l’homme à avoir les capacités de cerner ces nuances a eu tendance à diminuer. À tel point désormais qu’il envisage de s’en remettre aux machines alors que ses premiers ouvrages envisageaient plutôt le scénario d’un réarmement citoyen et démocratique ! Il est vrai que cette décennie depuis la Grande Crise de notre siècle aura été dure à vivre pour beaucoup d’entre nous tant elle démontre la cécité de notre espèce et de nos démocraties devant les obstacles, et la formidable capacité à reproduire des erreurs pourtant bien documentées. Cela donne matière à questionner le fonctionnement même de notre intelligence en effet, et l’hypothèse de la conscience comme preuve de nos bugs de pensée devient séduisante.
Paul Jorion aura aussi au fil de onze ans produit une démonstration par l’exemple de l’impasse de l’académisme contemporain. En ne se cantonnant jamais à un champ de savoir disciplinaire – dont il aurait pu facilement faire son fonds de commerce quitte à quitter progressivement le champ de la réalité comme certains de ses éminents contemporains – Paul Jorion a produit à travers ce blog, et évidemment les ouvrages qui ont eu lieu pendant cette période, un savoir pluridisciplinaire fascinant en élargissant toujours le champ focal. Soit l’exact inverse du procédé académique plébiscité aujourd’hui ! Certains éminents contemporains rétrécissent encore et toujours le champ d’investigation (en augmentant le nombre des « toutes choses égales par ailleurs »), tout en devenant par la suite des commentateurs absolus qui ne songent même plus à investiguer a minima leurs sujets avant d’en parler, comme chaque couronné du Prix d’Économie de la Banque de Suède (dit Nobel) nous le rappelle annuellement.
Songeons un peu : finance et macroéconomie européenne, démocratie, liberté publique et numérique, inégalités, écologie et collapsologie, robotisation et conscience, conception légale du capitalisme et j’en oublie sûrement, l’œuvre est considérable et toujours ancrée dans le réel et la matière contemporaine. Elle est le reflet d’une décennie de basculement des certitudes tout autant que le reflet de l’excellence intemporelle du travail d’un intellectuel d’envergure. Ce travail défini par les objets qu’il soumet à examen pose un plan de réflexion formidable et les recompositions possibles entre tous ces objets nous ouvrent elles un nombre de dimensions que nous découvrons seulement.
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