Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Quelle est la pertinence du concept de « lutte des classes » tel qu’il nous est communément transmis par le marxisme ? J’argumente qu’il doit être révisé pour le déporter de sa référence aux classes sociales (prolétaires / bourgeois) vers ce que j’esquisse comme des « classes informationnelles ».
Comment les classes sont-elles maintenues inégales ? S’agit-il seulement de la possession de l’outil de travail ? Les prolétaires étasuniens qui se farcissent le trumpisme sont-ils avant tout chose dépossédé de leur outil de travail ?
J’en doute en voyant cet énième exemple : Venue of last resort: the climate lawsuits threatening the future of big oil de « Marchands de doute » à l’œuvre (l’article rapporte le cas d’une organisation « American Petroleum Institute » dont l’acteur principal organise une formation visant les futurs juges fédéraux prêts à candidater aux 160 et plus nominations que Trump va faire. Et cette formation vise au titre du « scepticisme sur la causalité » et autres enrobages plaisants et poussés jusqu’au fallacieux à édulcorer voire à éluder les messages de la communauté scientifique, bien sûr ceux concernant les combustibles fossiles et par rebond le réchauffement).
Et en voyant cette spoliation informationnelle en gestation bien avancée, je dirais que le concept de classe marxien avait beaucoup de bon quand sa portée sociale et sa portée informationnelle se recoupaient et même se recouvraient. En effet, la première culture du capitalisme intensif est celle de l’usine. Elle faisait coïncider les deux (les deux portées, sociale et informationnelle) chez les travailleurs, la sociologie a suffisamment documenté la culture de l’usine pour cela (Renault a même payé des sociologues pour cela à la fin de Billancourt). Et idem la culture du cigare et de l’opéra (comique) chez les grands-bourgeois du XIXe siècle, alliés objectifs des patrons, fournit un recouvrement suffisant d’un volet social et d’un volet informationnel : les éduqués sont encore peu nombreux et ils sont aux commandes. Jules Ferry introduira l’école obligatoire à peu près au moment où la technicité croissante des ateliers fait du patronat un demandeur d’ouvriers « lettrés » au sens basique, c’est-à-dire sachant lire des instructions écrites.
Pour le sujet du jour, celui de la lutte des classes et de son possible aboutissement, l’histoire ne nous aide pas : le fait que les émancipations du XIXe et du XXe siècles se soient inscrites dans le filigrane de la révolution française, ce phénomène si peu lié à l’industrie (mais tant à la bourgeoisie), n’a pas simplifié la lecture, il n’y a pas dans la révolution de 1789 la trame toute prête d’une révolution prolétarienne au sens de l’appropriation des moyens de production, qui passeront chez les bourgeois. Idem la propriété privée fut sacralisée dans la déclaration des droits de l’homme, mais surtout pour se prévenir des abus de la noblesse qui au cours de ses chasses, pouvaient piétiner la parcelle du paysan sujet du prince, sans que ce dernier pense même à ester en justice contre cela.
Dans la vision d’Emmanuel Todd, ce n’est pas tant la volonté de partager les outils de travail de type « usine » et d’assurer les besoins de tous qui a mu en fond la mécanique révolutionnaire de 1789 et d’après, mais plutôt l’égalitarisme du système familial (héritage également réparti notamment) des paysans du nord de la France, zone très différente de l’Allemagne ou du Béarn (les Gascons non aînés partent à l’armée comme D’Artagnan).
Je reviens sur le cœur de mon point, à savoir ce qui rend le point de vue marxien illisible : n’est-ce pas un cisaillement entre classe d’ordre informationnel qui fait aujourd’hui, en 2017 et depuis la fin des usines, le lit des inégalités et le ferment de leur amplification ? Un comble pour quelque chose d’aussi facile à reproduire que l’information, me dit-on dans mon oreillette ! Pas tant que ça si on pense (à la façon P-réseaux qui suivant Paul Jorion décrivent l’inscription mnésique du langage) que ce n’est pas tant la reproduction de l’info qui compte que sa mise en relation avec les autres informations au sein d’un individu, (individu « situé » dans sa classe sociale certes).
Le grand mouvement de trampoline des inégalités du XXe siècle pointé par Piketty (le recul des inégalités pendant les Trente Glorieuses 1945-1975 , après destruction du capital par les guerres, leur remontée depuis 40 ans) a son pendant (en France, disons) dans la « montée en information » de la population, qui connait elle aussi ses à-coups internes et son mouvement de reptation vers le haut, avec phases de compression et d’étirement, telle une chenille. Le manœuvre de base de 1955 (quand le chômage commence à baisser) est remplacé en 2017 par un employé d’Amazon en hangar géant, capable de se débrouiller avec des ordres multiples sur des tablettes, on se détache d’un ou deux crans du geste répétitif de la mécanique (faite en Chine), l’agriculteur de 2017 tient son registre vétérinaire complexe à jour (voir le film « Petit Paysan »), ou bien il pilote des engins d’épandage assez high-tech, avec GPS et lecture automatisé du déficit local en intrant dans le champ (quand on épand des tonnes, gratter 500 kg n’est pas de refus).
Vers 1970, moment plus égalitaire entre les deux zones d’inégalités qui marquent les bords du XXe siècle, la télé en version à 2 ou 3 chaines était parvenue, entre « Intervilles » et « Apostrophe », à resserrer les bouts de la chenille informationnelle. Peu ou prou une tendance relative analogue est perceptible au collège, avec le passage de plus de 60% environ d’une classe d’âge en 3e (qui se souvient des CPPN quand même ?). Depuis, l’inégalité de revenu croissante a accompagné l’allongement à nouveaux frais de la chenille de la compétence informationnelle. Aujourd’hui, je me convaincs que c’est d’une certaine façon pour maintenir ce gradient, cette chenille bien allongée, que chacun est poussé à ses limites, celles du burn-out. Ce n’est qu’ainsi qu’on teste bien ce volet informationnel, on est loin du temps où la force physique des mineurs et autres « puddlers » était la limite et la référence (mais les troubles musculo-squelettiques sont toujours là, aux abattoirs, en chantier ou en entrepôt).
Bref, je ne développe pas beaucoup plus, mais en 2017, ce sont nos millions de pavillons et tous nos autres artefacts de la vie quotidienne qui accaparent nos cerveaux disponibles aux temps d’après le Minitel (comme dirait Gabriel Garcia Marquez Patrick Le Lay) et qui sont dans la vision que je voudrais faire passer ici le plus sûr obstacle à une conscience de classe efficiente, ou au moins à une version orthodoxe d’une telle conscience, bien dans la case « classe façon usine ».
Il est sans doute loisible de reconstruire dans une resucée (ou une épistémé?) informationnelle, la fameuse logique hégélienne et marxienne de la conscience du faible qui, dialectiquement et suivant les lignes de force du matérialisme historique, vient signer la fin du fort, un jour, ou mieux un Grand Soir. Mais il y a deux os qui limitent la pertinence de la version informationnelle de cette trop belle image d’une lutte se terminant sur un grand soir : le premier os est la vitesse de déplacement de la cible, de « ce qui est informé » (ce à quoi Macron a battu LR et PS à plate couture, n’étant pas là où on l’attendait, mais donnant de l’information à mouliner là où ces partis annonaient des idées ectoplasmiques). Et le second os est la facilité pour les « have » (ceux qui ont l’info) de parvenir à classer les « have not » (qui n’ont pas la version du jour, qui sont hors du cercle de la raison) comme populistes, ignares, déficients cognitifs, déplorables, suivant une gradation qu’on pourra documenter aisément (ah, et pour des débats bien épicés, comme islamisme et islamo-gauchisme, l’échalote informationnelle n’est pas très loin non plus). Le tout pour trouver appui chez les votants des bons quartiers, en gros chez les 10-20% les plus riches qui suffisent à nourrir le circuit de la fabrication de l’opinion, et aussi les « trends » de consommation (le boboïsme carbure encore bien, merci, vous reprendrez bien des macarons ?). Avec ces deux gros os, je ne donne pas très cher de l’applicabilité du retournement « prolétarien » des « pauvres de l’information » venant reprendre les manettes aux riches pour réorganiser des flux d’information « à chacun suivant ses besoins ». La tentative de nouveau média intitulé « Médias » de FI nous donnera la mesure du potentiel de mise en branle des choses en agissant au moins en principe au coeur de la question.
Pour poursuivre sur la base posée, voyons quel est le dernier avatar de l’évolution de ces « have » et « have not » de l’information : l’épisode états-unien depuis un an nous montre que la pauvreté intrinsèque des informations réellement manipulées par les « have » à petits cerveaux type Trump leur permet le double jeu d’être porte-parole exécutif et législatif des riches et de plaire électoralement aux « have not ». Revenons à l’article cité en début sur l’American Petroleum Institute : l’article illustre le rôle des think-tanks : ils ne vont certainement pas bouder de se voir désignés comme les fournisseurs de pensée de dernier recours en cas d’épuisement complet du cerveau collectif de la bande twitto-méditative de la Maison Blanche. Et s’il reste d’aventure des interstices à combler, MM. les avocats ne sont pas bien loin, comme à la sortie des urgences dans les hôpitaux américains, on ne va quand même pas attendre d’avoir du recul pour penser, manquerait plus que ça.
Ma métaphore de ce dernier rebondissement, pour cette idée de classes à base informationnelle, serait donc que certaines chenilles s’entortillent et peuvent être aveugles à leur propre étirement informationnel, en se regardant la queue. Cela présage un stade de chrysalide … avec un jus bien noir dedans (Le capitalisme (I) – Les nervures de l’avenir) !
Laisser un commentaire