Billet invité.
Il nous reste à évoquer le personnage majuscule de notre séjour au Shandong, le Seigneur du lieu, le Mont sacré entre tous : le Taishan. Nous lui avons déjà consacré un billet tant il occupe une place centrale dans la représentation chinoise du monde, de la destinée humaine et du pouvoir. Le « Livre des Odes » (ou « Classique des poèmes« ), un des plus anciens textes chinois puisqu’il remonte à la dynastie des Zhou (entre 1100 et 800) mentionne déjà sa prééminence : « Le mont Tai se dresse haut dans le pays de Lu et tous les regards convergent vers lui. » Son caractère divin est encore aujourd’hui une croyance très vivace. Il préside à la vie et à la mort des humains et, situé dans la pointe la plus orientale de la Chine, il est le premier chaque jour à recevoir les lueurs du soleil naissant (c’est à dire du Yang qui n’a subi encore aucune déperdition de ses potentialités) et il constitue un belvédère idéal pour observer les mouvements apparents du ciel dans toutes les directions pendant toute l’année. C’est ce rôle majeur d’orchestrateur de la vie cosmique et terrestre (si fondamentalement lié à la conception chinoise du pouvoir) qui lui a valu d’être vénéré avec le plus grand respect pendant plus de 2000 ans par tous les empereurs de Qin Shihuangdi (en 219 av. notre ère) aux derniers représentants des Qing et de donner lieu encore de nos jours à ce que l’on peut appeler des pèlerinages populaires.
Est-il sacrilège de faire remarquer que ce puissant personnage a une altitude assez modeste ? Culminer à 1545m n’est pas un exploit au pays de l’Everest ! Mais, comme on le sait, les dimensions sont toujours de l’ordre du relatif et jamais de l’absolu : le Taishan doit la réelle impression de majesté et de puissance qu’il dégage au fait que son massif s’élève brutalement dans un environnement de terrains alluvionnaires et de marécages. La péninsule du Shandong s’est formée à partir des boues charriées par le Fleuve Jaune et largement épandues en cet aval extrême lors de ses très nombreuses défluviations. Le Fleuve Jaune traverse en effet tout le Shandong vers une embouchure qu’il n’a jamais cessé de modifier et de faire reculer : comme épuisé d’avoir transporté tant de mètres cubes d’alluvions tout au long de son cours, il n’y est plus là qu’une sorte de Loire paresseuse envahie de bancs de sable et environnée de marais. Marais que tous les Chinois connaissent au moins de réputation parce qu’ils ont servi de refuge et repaire à une troupe séditieuse de « bandits » révoltés en 1114, sous le règne de Cheng He des Song, contre l’injustice du système des taxes et les ravages de la corruption, et que leurs aventures et exploits chevaleresques ont été relatés dans un des quatre plus célèbres romans en langue courante : « Au bord de l’eau » (« Shui hu zhuan« ) au XIVe s. Mais c’est bien sûr le mont Taishan qui est, au Shandong, la vedette incontestée en termes d’impact sur les esprits depuis trois millénaires et de popularité jamais démentie. Il y a probablement plusieurs causes à un tel succès. On peut penser que, s’il a autant frappé les imaginations dès l’aube de la civilisation chinoise et suscité tant de siècles de respectueuse dévotion, c’est sans doute parce qu’on peut le gravir d’une seule traite en ayant toujours la cime en point de mire. Aucune autre montagne chinoise n’offre, comme le Taishan sur sa paroi sud, un chemin vertical et direct visible de bas en haut : la volée toute droite des 6000 marches par laquelle on atteint son sommet (par laquelle « on lui rend visite », dirait-on en chinois) doit être « lue » d’un point de vue autant figuratif que symbolique comme une voie d’accès directe au ciel, raison pour laquelle les « fils du ciel » venaient y faire rapports de règne et sacrifices. Petit aparté : nous croyons venu le moment de « manger le morceau » et d’avouer que nous avons renoncé à tout mérite en empruntant lâchement… le téléphérique dont, évidemment, la teneur symbolique avoisine le zéro absolu, mais auquel nos articulations rouillées ont été, hélas, reconnaissantes !
Considéré sous l’angle géographique, donc du point de vue de l’orographie et de la géologie, l’ensemble de ce massif trapu résulte des mouvements de forte surrection qui ont affecté toute la Chine du nord-est : il s’agit d’affleurements de la plate-forme sinienne brutalement bousculée, plissée et chiffonnée jusqu’à la cassure.
Cela explique l’aspect chaotique du sommet du Taishan qui rend tout à fait manifeste la vigueur de ces phénomènes de surrection au cours desquels le manteau granitique s’est dressé, écorché, fendu, brisé en morceaux, créant un paysage spectaculaire à base d’énormes et vertigineuses roches dressées toutes droites et entourées de gros blocs disséminés, jetés comme autant de dés à l’entour (on retrouve ce type de dissémination de rochers dans tout ce secteur du Shandong, entre Jinan et Qufu. Nous avons évoqué la dernière fois ceux, très nombreux, qui sont éparpillés dans le site du temple familial de Confucius à Nishan). Nous avons là sans doute une autre cause à la fascination exercée par le Taishan dès l’Antiquité : le sommet du mont offrait une vision du « chaos primordial », le grand désordre originel d’un univers pas encore régulé par l’équilibre des échanges des souffles ni harmonisé par les rites des « mandatés célestes ».
Grandes « feuilles » verticales de granit ou « boules » figées dans leur dévalement, coincées entre deux parois, tout y est démesuré, sens dessus-dessous, mais ressenti comme précaire, prêt à de nouveaux basculements et voué à l’instabilité des mutations dont on sait qu’elles sont sans trêve ni fin. Le plus emblématique des blocs étranges du Taishan est celui qui marque le vrai point culminant et auprès duquel on se rend pour accueillir le soleil. Vous le voyez en bas au centre sur la photo (ci-dessus). Si, comme nous, vous avez assez mauvais esprit pour lui trouver un air de symbole phallique, tenez-vous pour dit que « toute ressemblance serait purement fortuite » et que ce lieu où s’achevait l’accomplissement solennel du sacrifice impérial « feng » semble n’avoir jamais au grand jamais suscité officiellement pareil rapprochement. Son nom « gongbei » signifie « (celui qui) s’incline vers le nord » et effectivement ce rocher se penche sur le précipice de la paroi nord. Si les pèlerins (soulignons au passage que les petites gens viennent au Taishan pour implorer la déesse « donneuse d’enfants » !) lui inventent un sobriquet gouailleur plus en rapport avec l’objectif de leur ascension, la chronique n’en dit pas un mot et nous n’en saurons rien !
Une telle profusion de roches au grain fin et très lisse a suscité au fil du temps de fortes démangeaisons d’écriture ! Cette vocation à se couvrir littéralement de textes fait donc aussi du Taishan, autre source de vénération de génération en génération, une immense bibliothèque. De la base jusqu’au sommet, toutes les pierres qui offraient une surface unie ont été peu à peu recouvertes d’inscriptions. Le syncrétisme spontané de la pensée chinoise a fait s’y côtoyer le « Sûtra du Diamant » bouddhiste, un paragraphe de « L’invariable milieu » confucéen et tous les types de référence au taoïsme, mais les textes les plus célèbres sont ceux du sommet qui, éminemment officiels, émanent de la main des innombrables empereurs en visite au Taishan : tous se sont sentis tenus d’y laisser cette marque de leur passage. Le type de graphie majoritaire en ces lieux est donc, sans surprise, l’écriture carrée officielle dite « régulière » (kai shu). L’inscription la plus longue date de 726 : gravée sur une pierre de 9m de haut et 5m de large, c’est une confession/supplique à l’adresse du Ciel rédigée par Xuanzong des Tang. Il y évoque la difficulté de la fonction à laquelle il a été élevé depuis quatorze ans et y confie qu’incertain de posséder « la suprême vertu« , « (son) cœur flotte parmi les vagues comme s'(il) traversait un grand fleuve« . Certains empereurs, comme Qianlong des Qing en 1758, furent plus laconiques : il se contenta de trois mots qu’on grava en lettres de plus d’un mètre sur une pierre horizontale formant balcon vers la plaine (on peut les voir sur la photo ci-dessous, en bas à droite) : de droite à gauche, « contempler (le pays de) Lu avec vénération« . Hommage révérencieux et discret à Confucius et Mencius ! Enfin, l’inscription la plus mystérieuse (et non la moins révérée) est celle qui n’existe pas (ou plus) ! Il s’agit d’une stèle haute de 5m érigée devant l’entrée du temple de l’Auguste de Jade. Elle est absolument vierge de toute inscription et se prête bien sûr par là à toutes les légendes et interprétations. L’une d’entre elles voudrait qu’y ait été gravé le message du premier empereur Qin Shihuangdi que le vent et les siècles auraient fini par effacer complètement. Prestige chinois du mystère et de l’invisible !
Il nous reste à évoquer le rôle du Taishan comme lieu de culte populaire. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une pratique « religieuse » et que cela se retrouve en écho dans toutes les montagnes de Chine, le rituel de l’accueil matinal du soleil jouit au Taishan d’un prestige tout à fait spécial. Comme peu de gens passent la nuit sur le mont, les foules qui se pressent au sommet ont effectué l’ascension dans le noir, avec lampe électrique et à pied (le téléphérique ne fonctionne que le jour !). Selon la saison, c’est à partir de 4 ou 5 heures que tout le monde retient son souffle et cloue son regard sur l’est. Nous sommes, ce 23 octobre, à 5h 1/2, une petite centaine, engoncés dans d’énormes manteaux ouatés de l’armée chinoise qui nous battent les chevilles et nous donnent l’air d’une tribu de manchots égarés sur une pointe d’iceberg. Il fait un froid glacial et tout le monde est silencieux (chose rarissime quand beaucoup de Chinois sont rassemblés). Les premiers frémissements d’un rose encore timide aimantent soudain tous les regards et une sorte d’involontaire communion s’établit tacitement : un peu comme si nous nous tenions prêts, tous ensemble et solennellement, à assister à une première, à du jamais-vu justifiant la marche de nuit, la fatigue et les kilos de matelassage sur nos épaules ! A l’heure fatidique, autour de 6h en ce matin d’octobre, où l’astre devrait nous apparaître au loin comme un jaune d’œuf, c’est à peine si un murmure de déception parcourt l’assistance quand elle doit admettre qu’il lui a fait faux bond, préférant prendre un bain de nuages plutôt que de s’offrir à ses regards et à ses téléphones cellulaires ! Quand tout le monde tourne enfin le dos à regret, il fait jour, la température monte vite et nous fait abandonner les capotes kaki. Le temps est venu pour tous ceux qui sont là d’entamer la grande tournée des temples.
Le plus récent des temples du Taishan est un petit édifice consacré à Confucius au XVIe s. par des lettrés soucieux de le savoir présent et honoré dans ce lieu qu’il visita et d’où il s’émerveilla de « voir le monde si petit » ! Celui dédié à l’Auguste de Jade remonte à la dynastie des Song et à la « création » pure et simple de la divinité portant ces nom et titre par un édit impérial en 1012. Mais le culte originel et majeur en ces lieux est celui qui s’adresse à la propre fille du dieu Taishan, la princesse Bixia en son vaste temple à annexes multiples dit « Temple des nuages bigarrés ». Une statue en bronze doré de dimensions modestes la représente assise sur un trône, les mains croisées, à la manière d’une impératrice, mais en toute simplicité, « proche du peuple », pourrait-on dire. Elle est par excellence la pourvoyeuse d’enfants et, avec toutes ses acolytes et auxiliaires, elle supervise toutes les étapes de la grossesse, de la naissance et de l’allaitement. Les jeunes enfants sont sous sa juridiction et sa protection de leur conception jusqu’à leur sevrage. Son sanctuaire ne désemplit pas. Comme dans tous les temples de Chine, cadenas, rubans rouges, ex voto à profusion et bâtons d’encens par brassées ! Evidemment les dévots de Bixia mus par le désir d’enfant (ou, encore plus, de petits-enfants !) ne manqueront probablement pas d’aller faire parallèlement leurs offrandes, dans tel ou tel temple bouddhique, à Guanyin à qui ont été attribués à peu de chose près les mêmes pouvoirs de fécondité heureuse qu’à Bixia. On est en Chine, que diable !
Notre visite au Taishan a été rassurante : le site est intact et impeccablement entretenu, les « marchands du temple », vendeurs d’amulettes et de nourriture, peu envahissants et l’affluence (hors des jours de fête religieuse et des « semaines en or » des congés chinois) raisonnable. Pas de « Bixialand » pour le moment ! Mais la construction (en chantier) d’une (grande) nouvelle station d’arrivée du téléphérique ainsi que la prolifération à Tai’an, au bas de la montagne, d’hôtels de marbre 4 et 5 étoiles tous grands comme des gares nous instillent un doute : n’y aurait-il pas anguille sous roche et, en train de germer, le projet d’insuffler un peu de « fun » dans le site et d’en « massifier » la consommation ? A quand une statue de Bixia de 72m de haut ?
Les courageux lecteurs qui sont arrivés jusqu’ici (soit l’équivalent d’une ascension du Taishan, à pied bien sûr !) reconnaîtront, s’ils ont suivi les épisodes précédents (Impressions en vrac 3), les inquiétudes que nous y avons laissé pointer à propos de l’évolution du tourisme en Chine. Nous leur proposons de jeter un œil, dans le numéro de « Géo » de ce mois de décembre, sur la dizaine de pages hautes en couleurs consacrées au « Tibetland » (c’est « Géo » qui le dit !) créé de toutes pièces (nous en avons vu les premiers balbutiements en 2006). En moins de quinze ans, un bourg tout à fait perdu et ignoré au pied des contreforts himalayens du nord du Yunnan appelé Zhongdian, peuplé effectivement de Tibétains, s’est transformé en véritable parc d’attractions aux dimensions d’une ville. C’est un mirage et on lui a donné, comme le veut la logique, un nom de mirage : « Shangri-la », le « paradis perdu » de fiction de James Hilton (dans « Horizons perdus »). C’est, actuellement, le « must » des nouveaux riches. On n’y cultive même (dixit « Géo« ) quelques hectares de cabernet-sauvignon pour les libations ! A la santé des parvenus !
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