Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Tout d’abord, permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Michel Jourdan et j’ai 49 ans. Je suis Belge et suis établi depuis plus de 15 ans à l’île Maurice, où je travaille dans la presse écrite.
Le mois dernier, j’ai lu deux ouvrages offrant des prédictions radicalement différentes sur le devenir de l’humanité, à savoir Homo Deus, de Harari, et Le dernier qui s’en va éteint la lumière, dont vous devez très bien connaître l’auteur. Je ne sais pour quelle raison, mais de les avoir lu successivement m’a amené à vouloir dresser une comparaison, notamment en termes de perspectives.Ainsi, concernant Homo Deus, l’ouvrage me paraît au final une vision trop idéaliste d’un avenir pourtant incertain. Si son point fort reste la vulgarisation du contenu, il demeure, selon moi, que les perspectives de Harari restent amarrées dans sa, certes, très bonne connaissance de l’Histoire, mais aussi visent vers des projections ne tenant pas suffisamment compte, toujours selon moi, du facteur anthropologique. En résumé, il fait dans l’histoire, mais pas assez dans les sciences humaines, ayant trop souvent évacué l’aspect psychologique faisant de nous qui nous sommes et ce que nous sommes. Et donc a fortiori où nous allons, ce qui est problématique dans le contexte du livre, qui se positionne presque comme un ouvrage de futurologie appliquée. Car pour moi, en matière d’anticipation, l’aspect technologique est loin d’être le facteur le plus important dans la conjoncture, d’autres points étant plus cruciaux, comme notre rapport avec la nature, nos sociétés capitalistes et nos actions pour la survie du vivant. A quoi bon en effet élaborer sur les progrès attendus (ou espérés) pour le siècle prochain en matière de biotechnologie, de robotique ou encore de génie génétique si nous ne sommes plus là ?
Plusieurs sujets, s’ils ne sont pas totalement escamotés, ne sont en revanche pas assez mis en avant dans Homo Deus. L’argent, ou plus exactement le pouvoir que celui-ci profère, Harari n’en parle par exemple pas assez. Pourtant, lorsqu’il évoque les progrès incroyables de ces dernières décennies ayant permis à l’homme, notamment dans le domaine de la lutte contre les épidémies, de trouver plus ou moins rapidement des solutions à ses problèmes, il en oublie – du moins dans la première partie de son livre – que ces mêmes découvertes ont été initiées sous le couvert qu’à terme, elles se devaient d’être rentabilisées et, plus encore, de générer d’énormes bénéfices. Aussi, l’équation de nos problèmes actuels, ceux-là même qui nous font nous précipiter aujourd’hui dans le vide, se résume-t-elle simplement, d’après moi, à : « Si nous changeons d’orientation, qu’avons-nous à y gagner ? » La réponse paraît bien sûr évidente pour vous comme pour moi, ainsi que des centaines de milliers d’autres Sapiens, puisque le gain est simplement la survie de notre espèce, mais malheureusement pas, pour l’heure, pour ceux qui se trouvent en haut de la pyramide décisionnelle.
Vous le résumez vous-même d’ailleurs très clairement : « Nous craignons sans doute le retour des catastrophes passées et prenons certaines précautions en conséquence, mais nous nous révélons ineptes dans la préparation à des désastres futurs du fait de la combinaison en nous de trois facteurs : nous souffrons d’un manque total d’imagination, nous affichons un optimisme irraisonné que nous appelons “espérance” et, surtout, nous n’envisageons de solutions à adopter que dans une perspective purement commerciale. Nous ne sommes disposés à sauver notre espèce de l’extinction qu’à une seule condition : “si cela peut rapporter”. »
Or, la solution de notre survie, en tant qu’espèce, est, on le sait, liée intrinsèquement à notre capacité de pouvoir nous projeter dans l’avenir. De là tous ces rapports, colloques, réunions, conférences, etc., mais dont l’issue est quasiment toujours la même : des accords, amendés 100 fois puis ratifiés, sans aucune garantie qu’ils seront mis en application ni même éventuellement jetés aux orties (ex : Trump et le climat ou encore Trump et les migrants). Tout cela par manque de perspective et d’intérêt (en termes de billets verts). Parce que cela ne nous (« nous » à travers nos décideurs, bien sûr) intéresse pas, parce que notre vision n’est ancrée que dans celle de notre propre et courte existence et, éventuellement, celle de nos enfants, mais pas beaucoup plus.
L’humain est ainsi fait. Il a beau savoir que l’alcool, la vitesse et le manque de sommeil au volant continue de tuer, il poursuivra sa route sans s’en soucier. Jusqu’au prochain virage, derrière lequel l’attendra le mur qui lui coûtera la vie. C’est une réalité : tant que le danger n’est pas à portée de vue, il n’appuiera jamais sur la pédale de frein. Et c’est pareil pour le réchauffement. On à beau le savoir – à grands coups de rapports, d’histogrammes et de clichés d’ours blancs pris au piège de glaciers se détachant de la banquise –, pour véritablement nous faire réagir, il faudrait presque que le niveau de la mer monte de dix centimètres par jour, et encore, sur nos propres côtes. Alors peut-être nous donnerions-nous rapidement les ressources nécessaires (financières, politiques et technologiques) pour tenter de contrer le cataclysme. Là est évidemment le paradoxe, puisqu’à cette allure, il est évident que cela ne servirait plus à rien.
C’est d’ailleurs ce que vous expliquez à votre manière : « Nous ne sommes pas outillés pour nous mettre à la place d’êtres humains affrontant l’horreur à quelques milliers de kilomètres de chez nous. Et, parfois même, c’est le sort de personnes ne vivant qu’à quelques dizaines de kilomètres de chez nous qui nous indiffère déjà. De même, si l’on nous posait la question, nous dirions : “Oui, nous avons à cœur le sort des générations futures !”, mais elles n’en sont pas moins pour nous des entités abstraites et l’extinction de l’espèce nous apparaît, dans la même perspective, comme une abstraction vague, incapable en tout cas de susciter notre émotion. Nous pouvons nous identifier à d’autres êtres humains – une disposition qui vient tout naturellement à certains d’entre nous –, mais nous sommes incapables de nous identifier au destin du genre humain tout entier, et donc de nous impliquer pleinement dans sa survie. Nous arrivons à donner un sens à notre propre vie, mais donner un sens à l’histoire de notre espèce dépasse les frontières de notre imagination. » Evidemment, il s’agit ici de dresser un portrait général de notre espèce. Notre propension à ignorer les avertissements pour le long terme et notre absence d’application pour la survie des générations futures comportent aussi de nombreuses exceptions. Malheureusement, ces qualités ne sont que rarement prêtées à ceux qui dirigent actuellement le monde, et donc ce dernier dépend pourtant.
En fait, l’unique solution, s’il devait y en avoir une, serait de rebâtir de zéro une société où, en lieu et places de nos élites (politiques, financières…), se trouveraient à guider nos actions des intellectuels, des experts, des économistes adeptes de la décroissance, etc., bref des gens que l’on pourrait qualifier de visionnaires (bien que simplement réalistes), et qui, ensemble, permettraient (peut-être) d’ériger un système nous permettant, non pas d’éviter la catastrophe (car elle aura de toute façon lieu), mais d’en limiter tout au moins l’impact. Une structure qui, pareille à une arche, nous permettrait en tout cas de contenir le déluge (propre et figuré) à venir. Et comme il s’agirait d’une arche, il nous faudrait donc un (ou en réalité plusieurs) Noé, des chefs pouvant guider le troupeau que nous sommes vers un idéal plus intégré aux défis actuels.
Dans votre livre, vous dites d’ailleurs : « Notre capacité à écarter un danger d’une telle nature, en dépit de notre faculté de réflexion et de la possibilité qui nous est offerte de mobiliser toute la puissance du syllogisme pour soutenir la validité de nos arguments, ne dépasse probablement pas celle des dinosaures quand ils durent faire face à leur propre extinction. Ce n’est pas que nous ne sachions pas ce qu’il convient de faire – en fait, nous le savons très précisément –, mais entre notre personne et la décision adéquate se dresse le Prince, qui n’a pas la moindre intention d’y prêter attention, parce que son attention tout entière est mobilisée par une tâche d’un autre ordre : se maintenir au pouvoir. Aussi, si nous laissons le Prince veiller au cours des choses comme il le fait aujourd’hui, c’est le précipice garanti – rien d’autre ! »
Sur certains points, Homo Deus est un peu l’antithèse du Dernier qui s’en va éteint la lumière. Là où le premier trouve dans nos avancées technologiques les raisons d’espérer, le second, lui, estime au contraire qu’elles précipiteront notre disparition. En sus de cela, Harari s’égare quelque peu à certains moments, comme lorsqu’il dresse un comparatif entre les victimes du terrorisme et celles de la malbouffe, comparant Al Qaïda à Coca-Cola et expliquant qu’on n’a plus à craindre du second que du premier, faisant alors presque de Daech un simple produit de consommation. Ce qui est totalement contreproductif car cela équivaudrait à devoir moins se soucier du respect du code de la route que des facteurs à risques de cardiopathies et d’AVC sous prétexte que le premier fait chaque année 10 fois moins de morts dans le monde que le second.
Quant à l’argent, pour revenir sur cette question, vous l’évoquez constamment, au contraire de Harari. Des divergences normales au vu de vos parcours, le premier étant historien et vous, celui d’un anthropologue ayant dévié depuis longtemps déjà vers le secteur financier et analytique. Mais votre point fort, c’est, selon moi, votre capacité à transposer la nature humaine dans le cadre des défis actuels. Ainsi, lorsque vous abordez la question du sens de la vie, telle qu’elle nous a été léguée par la chimie organique, vous dites : « Il est demandé à notre corps de se reproduire, et c’est finalement la seule chose pour laquelle il soit véritablement équipé, la seule chose qu’il sache faire correctement : faire des bébés (“pour de vrai” ou “pour du beurre”), et respecter les conditions minimales pour que cela soit possible (manger et boire de l’eau toutes les quelques heures, absorber de l’oxygène toutes les quelques secondes, évacuer régulièrement les déchets s’accumulant rapidement, ne pas mourir de froid, etc.). Nous avons été très bien conçus pour nous reproduire et raisonnablement conçus pour maintenir les conditions nécessaires à cette reproduction. Mais, comme nous sommes éphémères et jetables, penser à l’avenir sur le long terme n’est pas notre fort : notre manque de talent dans ce domaine est consternant. Et la punition est pour bientôt ! »
Difficile, et peut-être inutile d’ailleurs, de dresser finalement un comparatif entre ces deux ouvrages, Harari et vous n’ayant ni le même objectif ni les mêmes prétentions. Le livre de Harari n’est en effet pas mauvais, loin de là. D’autant, encore une fois, qu’il ne vise pas forcément le même public, n’a pas le même fil conducteur et ne s’inscrit pas dans la même finalité. Homo Deus se lit en fait facilement, presque comme une fable, avec des passages même très prenants et aussi en accord avec nombre de constatations que je me suis faites à un moment ou un autre. A l’instar du ridicule des Sapiens ayant depuis toujours imposé leur hégémonie sur les autres espèces, en fait sous-espèces, selon Sapiens toujours, justifiant dès lors notre immense faculté à accorder droit de vie et de mort sur tout être vivant, y compris nos semblables dans certains cas. Des espèces, animales et végétales, ayant pourtant tout autant le droit de peupler la terre que nous (certaines étant d’ailleurs déjà là bien avant notre apparition, et environ 100 millions d’années avant la première « molécule animale » pour les végétaux), mais dont nous n’avons cure, celles-ci étant, elles aussi, soit considérées comme nuisibles, soit utiles pour les liens affectifs qu’elles nous procurent (animaux de compagnie, plantes en pot…), soit encore perçues comme de simples produits de consommation.
Autre aspect que j’ai particulièrement apprécié dans Homo Deus, et rejoignant là encore ce qui est ma perception depuis longtemps, c’est celui lié à notre absence de libre arbitre, en ce sens que celui-ci est induit par des interactions neuronales contre lesquelles l’on ne peut finalement rien, ne devenant alors qu’un simple acteur de notre propre scénario organique. Cela dit, là où l’auteur parle à un certain moment de « fruit du hasard » pour expliquer la résurgence de flux électriques influant sur nos décisions, j’y vois, moi, quelque chose de beaucoup moins aléatoire, en l’occurrence la création de synapses en quelque sorte programmés car résultant d’interactions antérieures, elles-mêmes répondant à des interactions plus anciennes. Dès lors, selon moi, ce que l’on appelle « destin » prend alors tout son sens si l’on en retire toute substance philosophique ou religieuse. C’est d’ailleurs là une contradiction dans le cheminement philo-scientifique de Harari, car après avoir évoqué le facteur biologique aléatoire de ce que nous sommes, il passe assez rapidement à la terminologie « d’algorithmes biologiques ». Or, par définition, un algorithme est le fruit d’une programmation, qui n’a dès lors plus rien de hasardeux.
Personnellement, je ne suis pas optimiste pour notre espèce et rejoins votre analyse de la situation. Beaucoup seront cependant en désaccord, et en particulier sur le sort réservé à l’espèce humaine et en la capacité de cette dernière de se sortir de l’impasse dans laquelle elle s’est engagée. Reste que nous sommes en revanche de ceux (trop rares à mon avis) étant conscients de la gravité de la situation et de ce qui nous a amenés là où nous en sommes aujourd’hui. En fin de compte, que l’on soit d’avis qu’il reste quelque chose à faire ou qu’au contraire l’on pense, comme vous et moi, que les dés sont jetés, car pipés depuis le commencement, ne change pas grand-chose.
Ainsi, que l’on décide ou non de « faire notre deuil de l’humanité », pour vous plagier, ou que l’on pense avoir la capacité intellectuelle de sauver notre espèce, comme le clame Harari, le plus important reste en réalité de prendre conscience de l’urgence d’actions immédiates. Avec, en filigrane, l’espoir (vague ou pas) que l’humain – espèce dont la survie n’a que peu d’intérêt dans l’ordre de l’univers et à laquelle nous accordons finalement une importance résolument déformée par une arrogance démesurée (mais la chimie organique nous a ainsi fait) – réussira à éviter de subir le même destin que les dinosaures. En tout cas, à la différence de ces derniers, on ne pourra pas dire que nous n’étions pas prévenus !
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