Billet invité. Ouvert aux commentaires.
« Après avoir tenté d’enseigner le Surhomme aux hommes, Zarathoustra, constatant son échec, veut leur montrer la figure humaine la plus méprisable, afin de susciter en eux le désir de créer la figure nouvelle de l’humanité qu’il est venu leur annoncer :
‘Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.’
Alors que la foule a ri de Zarathoustra quand il a parlé du Surhomme, elle lui réclame le dernier homme en entendant ce dernier discours :
‘Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain !’ »[1]
Beaucoup trop inaudible dans le malstrom médiatique qui associe l’essentiel et le dérisoire : les nouvelles sont mauvaises sur le front climatique. Après 3 ans de plafonnement des émissions de gaz à effet de serre et les pompeux cris de joie de l’Agence internationale de l’Energie sur un inespéré « découplage de la croissance économique par rapport à ces émissions »[2], les rejets de CO2 sont repartis à la hausse. L’Organisation météorologique mondiale a annoncé le 30 octobre 2017 que nous avions franchi en 2016, pour la première fois depuis 800.000 ans –huit cent mille ans–, le seuil de concentration de 403 parties par million de CO2 dans l’atmosphère.[3] Jusqu’à preuve du contraire, l’Humanité n’a donc pas infléchi sa course folle vers un climat que nulle civilisation n’a connu.
Mais le front climatique, bien qu’important, n’est qu’un des nombreux fronts sur lesquels l’Humanité a déclaré la guerre à la Biosphère, et donc à elle-même. Malheureusement, sur l’essentiel de ces fronts, et à l’exception à peine réconfortante du rétablissement de la couche d’ozone, Humanité et Biosphère sont en train de perdre conjointement ce conflit.
Le Monde a publié ce lundi 13 novembre 2017 en français[4] un manifeste signé par 15 364 scientifiques de 184 pays, paru lundi en anglais dans la revue scientifique internationale BioScience.[5] Oui, vous avez bien lu : quinze mille trois cent soixante-quatre scientifiques de cent quatre-vingt-quatre pays ont signé ce manifeste ! C’est de facto l’article scientifique le plus signé de toute l’histoire de l’Humanité.
Ce manifeste est un cri d’alarme sur l’évolution et l’état désastreux de la planète. Encore un ! diront les lecteurs désabusés. Qu’est-ce que cela nous apporte de neuf ? Rien !
Je pense le contraire et je vais expliquer pourquoi.
Il y a 25 ans, les scientifiques nous avertissaient que l’Humanité était sur une trajectoire de collision avec le monde naturel, comme le rappellent les auteurs du manifeste de cette semaine :
« Il y a vingt-cinq ans, en 1992, l’Union of Concerned Scientists et plus de 1 700 scientifiques indépendants, dont la majorité des lauréats de prix Nobel de sciences alors en vie, signaient le « World Scientists’ Warning to Humanity ».[6] Ces scientifiques exhortaient l’humanité à freiner la destruction de l’environnement et avertissaient : « Si nous voulons éviter de grandes misères humaines, il est indispensable d’opérer un changement profond dans notre gestion de la Terre et de la vie qu’elle recèle. » Dans leur manifeste, les signataires montraient que les êtres humains se trouvaient sur une trajectoire de collision avec le monde naturel. Ils faisaient part de leur inquiétude sur les dégâts actuels, imminents ou potentiels, causés à la planète Terre, parmi lesquels la diminution de la couche d’ozone, la raréfaction de l’eau douce, le dépérissement de la vie marine, les zones mortes des océans, la déforestation, la destruction de la biodiversité, le changement climatique et la croissance continue de la population humaine. Ils affirmaient qu’il fallait procéder d’urgence à des changements fondamentaux afin d’éviter les conséquences qu’aurait fatalement la poursuite de notre comportement actuel.
Les auteurs de la déclaration de 1992 craignaient que l’humanité ne pousse les écosystèmes au-delà de leurs capacités à entretenir le tissu de la vie. Ils soulignaient que nous nous rapprochions rapidement des limites de ce que la biosphère est capable de tolérer sans dommages graves et irréversibles. Les scientifiques signataires plaidaient pour une stabilisation de la population humaine, et expliquaient que le vaste nombre d’êtres humains – grossi de 2 milliards de personnes supplémentaires depuis 1992, soit une augmentation de 35 % – exerce sur la Terre des pressions susceptibles de réduire à néant les efforts déployés par ailleurs pour lui assurer un avenir durable. »
Or le constat mis à jour des scientifiques dans ce nouveau manifeste se résume en peu de mots : l’Humanité est toujours sur une trajectoire de collision avec le monde naturel. 25 ans après l’avertissement de 1992, la situation de la planète a empiré sur quasiment tous les fronts environnementaux, à l’exception de la couche d’ozone qui s’est rétablie. Il n’y a eu aucune inflexion significative. Leur conclusion est donc inchangée :
« Pour prévenir une misère générale et une perte catastrophique de biodiversité, l’humanité doit substituer au « business as usual » une alternative plus environnementalement soutenable. Cette recommandation fût bien exprimée il y a 25 ans par les plus grands scientifiques du monde entier, mais pour l’essentiel, nous n’avons pas tenu compte de leur avertissement. Bientôt, il sera trop tard pour s’écarter de notre trajectoire d’échec, et le temps joue contre nous. Nous devons prendre conscience, aussi bien dans notre vie quotidienne que dans nos institutions gouvernementales, que la Terre, avec toute la vie qu’elle recèle, est notre seul foyer. »
Et toujours selon ces scientifiques, les solutions éprouvées, à mettre en œuvre immédiatement, sont connues depuis longtemps.
« Parmi les multiples mesures efficaces que l’humanité peut prendre pour la transition vers la soutenabilité, on peut inclure les exemples suivants :
(a) prioriser la création de réserves bien connectées, financées et gérées couvrant une proportion significative des habitats terrestres, marins, d’eau douce et aériens ;
(b) maintenir les services écosystémiques fournis par la nature en mettant fin à l’artificialisation et la conversion des forêts, praires et autres habitats naturels ;
(c) restaurer à large échelle les communautés naturelles de plantes, particulièrement les paysages forestiers ;
(d) réimplanter les espèces indigènes dans leurs habitats, en particulier les super-prédateurs, pour restaurer les processus et dynamiques écologiques ;
(e) développer et adopter des instruments politiques adéquats pour remédier à la défaunation, la crise du braconnage, et l’exploitation et le commerce d’espèces menacées ;
(f) réduire le gaspillage alimentaire via l’éducation et une meilleure infrastructure ;
(g) promouvoir une transition vers un régime alimentaire composé principalement d’aliments végétaux ;
(h) réduire davantage les taux de fertilité en s’assurant que les femmes et les hommes ont accès à l’éducation et aux services de planning familial volontaire, en particulier quand ces ressources manquent ;
(i) augmenter l’éducation extérieure en pleine nature pour les enfants, ainsi que l’engagement général de la société en faveur de la nature ;
(j) canaliser les investissements financiers et les achats pour encourager un changement environnemental positif ;
(k) mettre au point et promouvoir les nouvelles technologies vertes et adopter massivement les énergies renouvelables tout en supprimant progressivement les subsides à la production d’énergie issue des combustibles fossiles ;
(l) réviser notre économie pour réduire les inégalités de richesse et s’assurer que les prix, la taxation et les incitants prennent en compte les coûts réels que nos modes de consommation imposent à notre environnement ;
(m) estimer, d’une manière scientifique légitime, une taille de population humaine soutenable pour le long terme tout en forgeant un consensus entre nations et chefs d’Etat pour défendre cet objectif vital. »
Ce cri qui retentit à nouveau est donc un signe qu’il faut prendre le temps d’interpréter. Le signe de cette intolérable et incompréhensible apathie et tétanie de l’Humanité face aux menaces les plus avérées. Je vais un cran plus loin, en faisant référence à Nietzsche : ce phénomène que nous observons nous révèle-t-il en fait le nihilisme assumé de l’Humanité face à la perspective d’une vie misérable, de l’effondrement de la civilisation, voire de l’extinction de l’espèce ? Il nous faut concentrer toute nos pensées sur cette hypothèse ahurissante. Car nous vivons une tragédie absurde dans laquelle, avec des différences mineures, les scientifiques expriment le même message alarmant que celui poussé par leurs prédécesseurs il y a une génération : l’Humanité est sur une trajectoire de collision avec le monde naturel. Les gens, maintenant bien au courant, acceptent-ils placidement une sorte d’apocalypse prévisible ? L’Humanité a-t-elle seulement la volonté qu’il en soit autrement ? Pire, l’Humanité a-t-elle le désir secret et inavouable d’en finir avec elle-même ? Avons-nous touché le fond du nihilisme ? Sommes-nous arrivés au stade du « dernier homme » décrit par un philosophe souvent décrié car incompris ?
On ne pourra pas dire que nous n’étions pas prévenus. On ne pourra donc pas dire que nous ne savions pas ce qu’il fallait faire concrètement. Tout est clair « désormais ». En réalité cela fait au moins 50 ans –cinquante ans !– que la situation de l’Humanité est claire pour ceux qui veulent bien regarder autour d’eux avec leurs propres yeux. L’appel précédent de la communauté scientifique a été publié il y a 25 ans –vingt-cinq ans !–. On ne pourra ni dire que nous n’étions pas prévenus, ni dire que nous ne savions pas quoi faire concrètement. Mais pourra-t-on dire que nous avons tout essayé ?
Qu’est-ce qui n’a pas encore été essayé ? Extraits du manifeste :
« Les responsables politiques étant sensibles aux pressions, les scientifiques, les personnalités médiatiques et les citoyens ordinaires doivent exiger de leurs gouvernements qu’ils prennent des mesures immédiates car il s’agit là d’un impératif moral vis-à-vis des générations actuelles et futures des êtres humains et des autres formes de vie. Grâce à un raz-de-marée d’initiatives organisées à la base, il est possible de vaincre n’importe quelle opposition, aussi acharnée soit-elle, et d’obliger les dirigeants politiques à agir. »
[…]
« Les transitions vers la durabilité peuvent s’effectuer sous différentes formes, mais toutes exigent une pression de la société civile, des campagnes d’explications fondées sur des preuves, un leadership politique et une solide compréhension des instruments politiques, des marchés et d’autres facteurs. »
Peut-on dès lors encore penser que la vitesse de la réforme actuelle face aux intérêts établis et à l’inertie de la population est satisfaisante ? Que l’action humaine porte ses fruits ?
Doit-on poursuivre docilement, sans trop d’esclandre, cette action politique matinée d’écologie, au moins formellement, en se convainquant que nous sommes à la frontière des possibles politiques ? Qu’on ne peut être plus radical au risque d’engendrer encore moins d’avancées ? Jusqu’où une minorité consciente doit-elle attendre le réveil d’une majorité inerte en jouant le jeu de la démocratie ? Parce que des votes démocratiques ont sanctionné l’inertie, voire le recul, avec le consentement par défaut de populations entières, des minorités pensantes et agissantes doivent-elles se résigner, dans le respect formel des règles ?
N’y a-t-il pas un devoir moral de rébellion face à cette trajectoire inacceptable ?
Avons-nous tout essayé tant que nous n’observons pas les citoyens, étudiants, parents, enseignants, fonctionnaires, entrepreneurs, scientifiques, ouvriers et employés, chômeurs et pensionnés dans la rue ? Tant que les chercheurs ne refusent pas de travailler sur autre chose que la transition vers la durabilité ? Tant que les enseignants ne refusent pas d’enseigner à leurs élèves autre chose que la situation actuelle et les solutions à mettre en œuvre ? Tant que les élus, les journalistes et les intellectuels ne refusent pas d’aborder le moindre sujet politique moins important que celui-là dans les médias et les travées des assemblées ? Tant qu’il n’y a pas de gigantesques manifestations citoyennes, des grèves, des boycotts, des tribunes, des conférences, des pétitions, des actions de désobéissance civile, pouvons-nous penser que nous avons tout essayé ?
L’action non-violente a été suffisamment théorisée et expérimentée au cours du XXe siècle et ceux qui connaissent la situation de l’Humanité sont encore loin d’avoir utilisé l’ensemble de sa boîte à outils. Tant reste à faire. Peut-on se résigner à l’idée que, 100 ans après la révolution d’octobre, certains intellectuels et tribuns nous conduisent à nouveau dans le chaos et la mort de dizaines de millions de personnes, parce que leur pensée est amorale, que leur principe théorique est « la fin justifie les moyens » et que leur stratégie favorite est celle « du fait accompli et du coup de force » ? Faute d’un sursaut citoyen, démocratique et non-violent, faute d’un engagement sans faille des élites altruistes pour neutraliser les élites démagogiques et ploutocratiques, c’est pourtant dans cette direction que penchera la population aliénée lorsque le chaos climatique ne pourra plus être nié. Alors nous serons mûrs pour être cueillis par le premier apprenti dictateur sans scrupule venu. Cette tendance n’est-elle pas déjà observable y compris dans les plus grandes démocraties du monde ?
Ce qu’il manque encore pour une transition démocratique vers une Anthropo-Biosphère pacifiée, c’est le courage d’un nombre suffisant d’exposer son propre corps, sa propre réputation, sa propre carrière, sa propre volonté, son propre avenir, dans l’arène publique, pour dénoncer ceux qui veulent endormir la population et maintenir le statu quo et pour dire les choses telles qu’elles sont, afin de réveiller les citoyens endormis. Il faut une révolution des consciences pour mener la métamorphose sociétale.
Comme le firent nos illustres prédécesseurs, militants, activistes, résistants, leaders des droits civiques, écrivains engagés, députés et tribuns à la pointe des combats humains, ils nous faut descendre dans l’arène pour y mener ce combat en apparence désespéré.
Aucun nation n’a obtenu son indépendance et sa liberté, aucune ethnie la reconnaissance de ses droits, les femmes le droit de vote, les homosexuels le droit de leurs choix privés, les travailleurs leurs droits sociaux, etc. sans sortir en masse dans la rue, sans leadership d’une intelligentsia influençant jusqu’aux cercles de pouvoir les plus élevés, sans une stratégie commune et déterminée de tous les secteurs de la société, sans un engagement total. La puissance d’une foule pacifique pour renverser une politique détestable n’a aucun équivalent en termes de succès à long terme dans l’Histoire.
Nous n’y sommes pas encore.
Pendant que vous lisez ces lignes, les unes de la presse et réseaux sociaux sont fort occupées : star-système, résultats du football et « trumpitreries grotesques » d’une part, crise catalane, harcèlement et violences contre les femmes, tueries et guerres. Le dérisoire côtoie l’essentiel. Le tout entrecoupé de publicités vantant l’automobile, les city-trips en avion, un bon morceau de viande et le dernier gadget high-tech à la mode. Mais l’essentiel de l’essentiel, qui prédétermine tous les autres sujets, essentiels ou dérisoires, on en parle si peu. On parle si peu de la COP23 à Bonn, de l’état général de notre planète. Qu’y a-t-il de pire que ce quasi-silence ? Il faut le briser !
Il faut je crois lire et relire ce manifeste, court et bien écrit. Il faut le partager sur les réseaux, l’imprimer, l’afficher, le lire à nos enfants, nos amis, nos élèves et nos collègues. Ce n’est pas tous les jours que paraît un texte signé par 15.000 scientifiques –quinze mille scientifiques–. Tout s’y trouve, un résumé de la situation catastrophique de l’Humanité et de ce que nous devons faire.
Les signataires de cet avertissement scientifique ont été surpris de rassembler si rapidement 15.000 signatures. Nous serions peut-être également surpris du nombre de signatures et de citoyens que nous pourrions rassembler dans nos pays !
Alors voilà, entre nous, entre congénères, l’équation est simple et ses résultats connus d’avance. Nous avons le choix : participer au silence assourdissant et au nihilisme béat du dernier homme décrit par Nietzsche, ou nous associer au cri de ces scientifiques pour défendre le dépassement et l’élévation de soi et de la société, nous indigner et nous engager !
Pour que l’Humanité vive, il faudra bien qu’elle en ait la Volonté.
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[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dernier_homme : Le dernier homme est une expression utilisée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, pour désigner l’extinction à venir du dépassement de soi de l’homme. Il représente l’état passif du nihilisme, dans lequel l’homme ne désirera plus rien que le bien-être et la sécurité, et se réjouira de son absence d’ambition. Il s’oppose ainsi à l’affirmation de la Volonté de puissance et à l’élévation de l’homme, dont le symbole est la figure à venir du Surhomme.
[2] https://www.iea.org/newsroom/news/2016/march/decoupling-of-global-emissions-and-economic-growth-confirmed.html Je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut pas découpler au niveau global croissance économique, consommation de ressources et émissions de polluants, pour des raisons liées aux principes de la thermodynamique, et que donc la croissance économique prendra fin, de gré humain ou de force naturelle.
[3] https://public.wmo.int/fr/medias/communiqu%C3%A9s-de-presse/mont%C3%A9e-en-fl%C3%A8che-des-concentrations-de-gaz-%C3%A0-effet-de-serre-nouveau (l’Organisation météorologique mondiale est une institution spécialisée des Nations Unies)
[4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/le-cri-d-alarme-de-quinze-mille-scientifiques-sur-l-etat-de-la-planete_5214185_3244.html
[5] https://academic.oup.com/bioscience/article/4605229
[6] http://www.ucsusa.org/about/1992-world-scientists.html#.WgwRg9LiYdU
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