Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.
La faillite historique du libéralisme selon Walter Lippmann
Dans la préface à l’édition américaine de 1937, qui ne se retrouve pas dans la traduction française des éditions Médicis, Walter Lippmann expose ses dettes intellectuelles d’une façon qui révèle son projet d’ensemble et ses priorités. On y découvre à quel point c’est une erreur d’affirmer qu’il est l’ennemi juré de Keynes. Il salue tout d’abord son maître et ami Graham Wallas, un des pionniers du mouvement socialiste fabien qui lui avait appris la notion de « Great Society ». Ensuite, il reconnaît l’apport de von Mises et von Hayek à propos de la critique de l’économie planifiée, qui l’aurait conduit à « une nouvelle compréhension du problème global du collectivisme ». Enfin, il rend un vif hommage à son ami Keynes, plusieurs fois cité positivement dans le livre et manifestement étudié dans d’autres passages, Keynes « qui a tant fait pour montrer aux peuples libres que l’économie moderne peut être régulée sans dictature ». Trois approches dont on peut comprendre que la seconde, celle de von Mises et von Hayek, est « surtout une vertu négative » : la critique du collectivisme, et la troisième, celle de Keynes, une vertu positive : la régulation du capitalisme dans le cadre de la démocratie libérale. Enfin, deux autres noms confirment cette démarche d’ensemble : le juriste Charles McIlwain, défendant le « constitutionnalisme » pour maintenir l’Etat de droit et le juste procès du laisser-faire qui, avec le droit de propriété absolue et de contrat, a justifié les plus scandaleuses inégalités et souffrances sociales. Enfin, il reconnaît sa dette envers Roscoe Pound, le fondateur de la jurisprudence sociologique dont l’oeuvre a contribué au mouvement progressiste américain.
Tout cela n’apparaît pas dans l’édition de la librairie de Médicis. Dans sa préface à l’édition française, André Maurois souligne que le livre de Lippmann peut être compris comme une apologie du libéralisme, mais ne niant pas l’échec historique de celui-ci. Son mérite est de tenir ensemble un bilan sans concessions du libéralisme historique et une réaffirmation des valeurs libérales. André Maurois affirme que « quand une restauration est faite dans les esprits, il ne s’écoule jamais très longtemps avant qu’elle n’apparaisse dans les faits ».
Le résumé de Maurois ne tient pas compte de toute l’audace de certaines thèses et propositions de Lippmann (contre le développement des monopoles avec fortunes démesurées, les gouvernements ploutocratiques, l’absence de législation protectrice du travail et des loisirs, le développement du capitalisme portant atteinte à la liberté de l’homme), mais il souligne que l’enjeu du livre est de critiquer le capitalisme et le libéralisme historiques au nom d’une certaine idée du libéralisme lui-même.
Selon Lippmann, la grande erreur des libéraux du 19ème siècle a consisté à vouloir échafauder des traités de métaphysique érigeant la doctrine du laisser-faire en principe absolu de la politique. Or, il faut en finir avec le dogme qui voudrait qu’il y ait deux domaines d’activité sociale, absolument distincts : celui de la loi et celui de l’anarchie. La vraie question est de « connaître la loi qui sera valable partout ».
Cette faillite intellectuelle du libéralisme historique a engagé l’histoire désastreuse de l’Occident jusqu’à la funeste réaction des totalitarismes. En s’occupant du problème du laisser-faire, les derniers libéraux ont gaspillé le temps de la science sur un problème faux. Il s’agit d’un égarement scientifique et épistémologique qui s’est doublé, tragiquement, d’une impasse économique et sociale dont ont souffert des millions d’hommes et de femmes. Il se pourrait cependant que ce libéralisme ne corresponde pas à son esprit originel : ce qui compte, c’est le contenu substantiel de ce terme, qui résume certains acquis à la fois irréversibles et bénéfiques, comme la révolution industrielle, tandis que le socialisme collectiviste constitue une régression historique condamnée à l’échec, qualifiée de réactionnaire au sens exact du terme.
Les libéraux sont héritiers de la science mais n’ont pas pu la faire avancer, les collectivistes ont le goût du progrès, la sympathie pour les pauvres mais leur science est fondée sur une profonde méconnaissance de l’économie fondamentale de la société moderne, et c’est pourquoi leurs actes sont destructeurs et réactionnaires.
L’arrogance des « économistes » du 19ème siècle, trop souvent indifférents aux souffrances sociales, doit sans cesse être rappelée, pour ne pas répéter les mêmes erreurs.
(à suivre…)
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