Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Rentes et profits des uns se font sur l’exploitation des autres, Marx a mis un cadre là-dessus. On attend alors des exploités qu’ils s’emparent de la fonction « production », eux qui sont les seuls vrais créateurs de richesse, lors d’un Grand Soir ou d’un bras de fer idoine. Ceux qui amenaient le capital nécessaire à la mise en place des outils n’ont alors qu’à bien se tenir.
Le capitalisme 1.0 (1800-1960 en gros) est un moment d’affectation des ressources face à des masses salariées dans des grandes usines qui drainent les phases de l’exode rural (tardif en France). Ces masses ont la possibilité de peser sur le rendement du capital, et elles le font « en direct live », par la grève notamment, reformation de solidarités d’origine partiellement paysannes. L’apport des colonies est une sorte de carburant (littéralement pour le sucre que métabolisent les Anglais) qui « jette de l’huile » sur la chaudière et démarre la course vers la finitude de la Terre. L’économie de l’esclavage apporta un levier humain (humain animalisé hélas) au capital, sans demander qu’il se démultiplie tant que ça, surtout si le triangle de commerce se bouclait par un apport de métal précieux.
Depuis le milieu du XXe siècle, les temps sont différents de ceux du capitalisme 1.0 : Les distances se sont agrandies, le capitalisme a appris à faire avec des lieux lointains, des cultures différentes qui ne se sont pliées à l’esclavage massif que pour peu de générations en Asie. Ce que nous voyons, c’est que le vilain système sait re-distiller son affectation des ressources autrement (dans le temps et l’espace mondial). Il le fait au fur et à mesure des constructions emboitées que sont les crédits, les crédits de crédits et autres chaines de reconnaissance de dettes. Il « fractalise » l’ancien paradigme et le rend pour ainsi dire inopérant quand il passe au(x) nouveau(x), à l’échelle de quelques décennies, parfois moins, quand le silicium et le container l’aident à abolir les distances, quand les outils de crédits d’un cran plus loin que ceux d’avant masquent à répétition les tenants et aboutissants des capitaux ou des rentes.
Et cette fractalisation, le capitalisme la fait presque naturellement comme je respire, une vraie hydre de Lerne dont les têtes aux crocs acérés repoussent. Si l’on veut en donner une raison générale, on peut se placer aux débuts de l’agriculture et de la sédentarisation. On ne passe plus son temps à cueillir ou chasser ses ressources, on est collé à son champ. Il faut faire venir ce qui manque par d’autres, même le sel par exemple, grande matière d’échange anthropologique, dont le flux fut bien plus près de nous taxé par la célèbre gabelle. C’est cette logique du « ce qui manque » qui est le point d’appui du capitalisme. Il manque bien sûr des ressources consommables, mais il manque aussi ce dont on a envie parce qu’on a vu que le voisin l’a et moi pas encore (son aspirateur, etc. cf. la complainte du progrès de Vian). Parce que machin à des « twitto-suiveurs » et des « fb-amis » et moi pas.
Le capitalisme 1.xx et puis 2.xx s’est donc occupé de mettre des manques là où il avait sédentarisé des masses, pour exploiter d’autres masses sédentarisées un peu plus loin et auxquelles on n’apportera leur content qu’un peu plus tard (l’énergie nucléaire pour l’électricité arrive en Chine dans les décennies du moment, 40 ans après sa montée en France). Il y a un peu de la théorie du « punctum » de Boscovich, voir ce dessin ici sur le site wikipedia du savant du XVIIIe que fut Boscovich : dans un champ de force alternatif, il y a attraction à une certaine distance, répulsion un peu plus loin, et ainsi de suite (un ancêtre des théories atomiques expliquant les étapes noyaux/atomes/molécules dont Boscovich ne savait à peu près rien pourtant) . Et de la sorte il y a toujours quelque chose à gérer si on a su se placer au bon endroit entre ceux qui s’attirent (les sédentaires d’un lieu, disons) et ceux qui restent à plus grande distance (faute de pouvoir migrer le cas échéant). La brève durée de l’expérience soviétique et de ses mutations internes rapides suggère que le mécanisme n’est pas exclusivement le fait du « capitalisme des capitalistes », mais de tout système où la « gestion du manque » n’est pas ressentie de façon assez solidaire du producteur au consommateur pour rester en mode stable.
Alors si l’on s’en tient à cette hypothèse « fractale », avec des populations nouvelles (en lieu, âge, …) sans cesse prises en nasse dans les plis N+1 du capitalisme pour satisfaire les élus du pli N , n’y aurait-il pas de limite ? Si évidemment. Comme la division des branches sur les arbres qui est fractale sur quelques coups, on finit par tomber sur autre chose que des branches : les feuilles. Et les feuilles ont besoin d’eau, c’est ce qui limite notamment la hauteur des arbres (à environ 100m, bravo la pression osmotique).
On peut donc déporter le regard de la chaine d’endettement et de délocalisation pour voir « le bout des branches » du capitalisme fractal, son bord topologique. On ne peut pas se faire de film sur le monde extra-terrestre, lunaire martien ou autre, énergétiquement réservé à 0,00001% de l’humanité dans un bon scénario : le bout des branches, c’est la Terre, et encore, seulement la Terre climatiquement, biologiquement, hydriquement et chimiquement acceptable. De ce fait, le capitalisme n’apparaitra comme ce qu’il est systémiquement — infiniment mesquin et humainement immoral de par sa « distillation fractionnée » du manque des uns avec l’exploitation des autres — que lorsqu’il rencontrera pour de bon des finitudes qui changeront nos regards à l’intérieur de nos plis. Ces finitudes sont les effets cumulés des « externalités négatives » du jargon économique (climat, pollutions, biodiversité, …). Quand les feuilles ne bourgeonneront plus en somme. Printemps très silencieux.
Il n’est pas exclu que ce soit déjà maintenant et que le regard des masses sur le capitalisme change déjà. La montée des régimes autoritaires est au moins un signe que sa version « heureuse » a un peu de mal, mais pas que la finitude soit déjà perçue. Cette perception de la finitude n’est apparente que dans les luttes écologiques, mais la logique qui en transparait semble limitée à celles de vigies locales.
Pour conclure, l’ère fractale du capitalisme a surtout le défaut de voiler longtemps et efficacement les finitudes qui rendront l’agonie très moche. Passer à une certaine conscience non pas de la finitude mais de l’omniprésence du voile qui la masque serait alors le premier grand pas nécessaire pour adopter une stratégie collective du « moins moche » dans le monde fini.
Soyons des hâteurs intelligents de la fin du capitalisme et des spasmes qui l’accompagnent.
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