Extrait (II) de la préface par Jacques Athanase Gilbert et Franck Cormerais
Ni exactement eÌconomiste, ni philosophe, Paul Jorion a deÌveloppeÌ une parole qu’il faut savoir eÌcouter et entendre.
On peut commencer par trois questions. De quoi parle-t-il ? Que dit-il ? Et sans doute aussi : d’ouÌ€ parle-t-il ? On peut reÌpondre assez succinctement à la premieÌ€re : Paul Jorion propose une anthropologie philosophique dont l’objet est d’appreÌhender la formation des cateÌgories de la penseÌe au sein de plusieurs cultures qu’il compare, et cette reÌflexion l’a meneÌ à l’eÌlaboration d’une reÌflexion politique sur notre moderniteÌ. Il s’est inteÌresseÌ particulieÌ€rement aux origines de la logique et à la modeÌlisation matheÌmatique des sciences apreÌ€s la premieÌ€re moderniteÌ (XVIIe-XVIIIe sieÌ€cle). Il deÌfend la theÌ€se d’une eÌmergence culturelle et anthropologiquement deÌtermineÌe des systeÌ€mes logiques inclusifs, theÌ€se qui a pour conseÌquence de renvoyer la penseÌe logique et la reÌaliteÌ objective qu’elle deÌcrit dans la cateÌgorie des productions culturellement deÌtermineÌes, au meÌ‚me titre que n’importe quelle autre mythologie. Cela ne diminue en rien la puissance de cette invention conceptuelle, et surtout pas le fait qu’elle se soit ensuite diffuseÌe mondialement, mais cela permet de mesurer avec une certaine distance l’effet de la modeÌlisation sur ce que nous voulons deÌsigner comme la « reÌaliteÌ ». Paul Jorion a privileÌgieÌ pour son eÌtude le domaine des eÌchanges qui releÌ€vent aujourd’hui le plus souvent de l’eÌconomie. Il s’interroge sur la porteÌe politique du reÌ€gne de leur modeÌlisation et propose un retour à la mesure aristoteÌlicienne.
ReÌpondre à la question « d’ouÌ€ parle-t-il ? », autrement dit savoir à quelle discipline et à quelle eÌcole il se rattache, est certainement plus difficile. Non pas qu’il soit « insituable », bien au contraire : on peut suivre ses reÌfeÌrences et son parcours ; mais, dans tous les cas, ils ne fonctionnent pas comme des assignations, et c’est sans doute ce qui deÌrange. Son lieu de la parole est preÌciseÌment, aussi et d’abord, l’un des objets de son travail : penser la manieÌ€re dont les classements et les cateÌgories se sont constitueÌs, comment ils ont eÌteÌ institueÌs à partir de/dans des langues donneÌes, et comment ils ont fini par produire une certaine conception du monde qui se trouve eÌ‚tre le reÌgime de la « veÌriteÌ » et de la « reÌaliteÌ » qui a eÌmergeÌ en Occident, mais qui a revendiqueÌ ensuite le caracteÌ€re universel du discours scientifique. En deÌpit des autoriteÌs auxquelles il se reÌfeÌ€re, il est treÌ€s difficile d’enfermer Paul Jorion dans une geÌneÌalogie intellectuelle, tant ses reÌfeÌrences constituent un tableau ouvert.
Très visuel en effet N’est-ce pas !