Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.
Le mot « néo-libéralisme » sera attaché au nom du journaliste Walter Lippmann et à son livre « La cité libre » (1937), alors que lui-même ne l’utilisait pas. L’ouvrage rejetait l’identification entre libéralisme et la doctrine physiocratie manchestérienne du « laissez-faire, laissez-passer ».
L’économie de marché n’était pas le résultat spontané d’un ordre naturel, mais bien le résultat d’un ordre légal postulant une intervention juridique de l’Etat. Ce livre offrait un excellent texte de référence pour repenser la doctrine libérale. Ce fut l’origine d’un colloque célèbre qui réunit, à l’Institut international de la coopération intellectuelle, du 26 août au 30 août 1938, quelques-uns des plus éminents économistes de l’Europe et du Nouveau Monde. Ce colloque organisé par Louis Rougier, aboutit à un « agenda du libéralisme ». Cet agenda pose comme principe que « seul le mécanisme des prix fonctionnant sur les marchés libres permet de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction maximale les désirs des hommes », mais il ne s’en tient pas là : il reconnaît pleinement que les positions d’équilibre qui s’établissent sur les marchés sont affectées par le cadre juridique dans lequel se déroule la vie économique. Ce cadre est une « création toujours réversible » du législateur. Cet « interventionnisme juridique » a été rebaptisé : on parle de « planisme des structures » ou de « marché institutionnel ». Enfin, l’agenda reconnaissait aussi la nécessité et la légitimité d’affecter à des fins d’ordre collectif social une partie du revenu national, grâce à des prélèvements fiscaux dans un budget en équilibre.
Dans cette aventure, Rougier a joué un rôle décisif mais occulté. Maurice Allais, prix Nobel d’économie, souligne sa place éminente dans le libéralisme européen. Selon lui, il a toujours été pénétré du principe que « l’essence de la démocratie ne saurait reposer sur la souveraineté des majorités, mais sur la protection des minorités, si réduites qu’elles puissent être, le fussent-elles à un seul individu, contre les décisions arbitraires des majorités ». (M. Allais, Louis Rougier, prince de la pensée, 1990).
Cependant, Allais rappelle que Rougier a été traité de collaborateur en raison du rôle d’intermédiaire qu’il a assumé à l’automne 1941, entre Pétain et Churchill et à son texte « Mission secrète à Londres ». Son dossier a été jugé assez accablant pour qu’il subisse de lourdes sanctions. Il devait ensuite entretenir des liens étroits avec certaines franges extrêmes ou radicales de la droite, notamment du temps de son engagement vigoureux contre l’indépendance de l’Algérie, et c’est bien au final surtout dans les franges de la droite la moins libérale que Rougier a reçu un accueil chaleureux. Selon lui, « si l’égalitarisme est une utopie, par contre, une législation sociale peut être bénéfique dans la mesure où, visant à égaliser les chances au départ, elle favorise l’accession des plus doués. Elle devient néfaste dans la mesure où elle vise l’égalisation des conditions à l’arrivée, décourageant l’effort, pénalisant la réussite ». Bien avant ces dérives, Rougier avait été mis hors-jeu du courant libéral en raison de son livre « Mission secrète à Londres ». L’éditrice de la librairie Médicis lui signale en 1946 qu’il est dès lors impossible pour elle de publier quoi que ce soit de sa part et Rougier est écarté en 1947 de la Société du Mont Pèlerin, il devra attendre dix ans avant de pouvoir s’exprimer dans ce cadre.
De manière tout à fait unique, Rougier pourra bien être l’un des ancêtres de deux doctrines pourtant profondément divergentes : celle du « néo-libéralisme » et celle de la « Nouvelle droite ».
Né en 1899 à Lyon, il a été en France un pionnier dans bien des domaines, depuis l’épistémologie et la philosophie analytique jusqu’au libéralisme en passant par la littérature anti-chrétienne.
Il publie en 1926 un livre intitulé « Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif ». Il sera accueilli très favorablement par un des maîtres les plus importants de l’extrême-droite, Julius Evola, qualifié « à la droite du fascisme ». Il signale le « péril européen » dont il faut s’isoler en réagissant sans pitié à tous les ferments internationalistes, syndicalistes, maçonniques, anti-aristocratiques, anti-romains, socialistes, humanitaristes, moralisateurs. Le fascisme devrait promouvoir des études de critique et d’histoire sur l’essence du christianisme.
Dans son livre publié en 1920, « Les paralogismes du rationalisme. Essai sur la théorie de la connaissance », Rougier critique radicalement les idéaux démocratiques. Il tend à remettre en cause toute l’histoire de la démocratie moderne, avec une critique des Lumières, de la Révolution française, du socialisme. La science positive dont il se réclame, au contraire d’Auguste Comte, aurait définitivement condamné « l’ontologie » sur laquelle se fondent les dogmes typiques du « Rationalisme », de « l’égalité naturelle », des « droits innés », de la « souveraineté nationale », s’exprimant par le suffrage universel. Si ces « fictions » ont généré d’incommensurables bienfaits, elles sont de colossales erreurs de psychologie et d’histoire. En tant que théorie de la connaissance, le rationalisme est un concept qui enseigne qu’il existe « des vérités inconditionnellement nécessaires, indépendantes de notre esprit et de l’expérience ». Les implications égalitaires et démocratiques d’une telle conception sont immédiates : comme morale, le Rationalisme professe l’autorité souveraine et l’universelle compétence de la raison en toutes choses ; la toute-puissance de l’éducation sur les individus et de la législation sur les peuples ; l’égalité des lumières naturelles chez tous les peuples et par suite leur égale compétence en matière de législation, de gouvernement, de juridiction ; les droits naturels innés et imprescriptibles de l’individu en vertu de son éminente dignité d’être raisonnable ; enfin, l’égalité civile, politique et sociale de tous les hommes, un homme en valant un autre en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant qu’être doué de raison.
Dès les « Paralogismes du rationalisme », Rougier accorde aussi une grande importance à l’histoire de la doctrine libérale, qu’il examine d’un point de vue résolument critique. Rougier situe les thèses de l’Ecole des Physiocrates dans le sillage direct du Rationalisme de Descartes. Il s’agit d’une « mystique démocratique ». Excellent pour stimuler les énergies premières, le régime libéral du « laissez-faire laissez-passer » ne tarde pas à susciter la lutte des classes et les conflits internationaux. Il perd sa raison d’être lorsque le marché économique, suffisamment saturé, demande surtout à être règlementé, lorsqu’aux méthodes empiriques se substituent les méthodes tayloriennes scientifiquement élaborées. Son livre « La mystique démocratique, ses origines, ses illusions », en 1929, se situe là encore dans le sillage d’une tradition élitiste et conservatrice profondément critique vis-à-vis de la démocratie moderne. Il définit son concept de « mystique » : le terme désigne un ensemble de croyances, qu’on ne saurait ni démontrer avec raison, ni fonder en expérience, mais que l’on accepte aveuglément pour des motifs irrationnels. La cible de Rougier est avant tout Rousseau.
Par une chaîne d’assimilations, Rougier établit une continuité entre « les vieilles idées messianiques qui travaillèrent le peuple juif », la Réforme, les idées des Lumières, la Révolution française, le socialisme et même l’américanisme, dont il critique son économisme et son culte de l’argent. L’homo sapiens fait place à l’homo œconomicus . Cette civilisation est basée sur le quantitatif. L’objectif de ce modèle est d’élargir sans cesse le public des consommateurs, le standard américain réalise tous les voeux du communisme, moins la misère. Il en résulte la subordination de la politique à l’économique. Rougier ne cesse de revenir sur l’échec spirituel du modèle américain comme incarnation de l’impasse de la logique capitaliste laissée à elle-même, qui a fait du travail une loi universelle et a détruit les féconds loisirs. On trouve presque, chez Rougier, un tableau de l’« l’homme unidimensionnel » ainsi qu’une critique du machinisme. Rougier est peut-être davantage le précurseur qu’il n’est le père de l’ultra-libéralisme.
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