Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », par Serge Audier (III) Face au fascisme, le libéralisme sur la défensive

Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.

La séduction de l’anti-libéralisme fasciste

Si les néo-socialistes veulent dans les années 1930, un changement radical, c’est aussi parce qu’il y a la menace et la concurrence fasciste. Un livre qui résume le mieux cette tendance est celui signé de Bertrand Montagnon, Adrien Marquet et Marcel Déat, intitulé « Néo-socialisme, », avec pour sous-titre « Ordre, Autorité, nation », qui a épouvanté Blum en raison d’un parallèle avec le fascisme. Montagnon évoque, en utilisant le mot « réviser », le vieux débat sur la révision du marxisme. Il reproche à la S.F.I.O., toujours attachée à un vieux discours prolétarien et à ses utopies internationalistes, de n’avoir pas su répondre à la détresse sociale des classes moyennes, à la demande d’un « État fort » et à l’exigence de réhabilitation de la Nation. Il constate que le rôle de l’économie dirigée et des syndicats a volé aux socialistes une partie du programme syndicaliste. S’ensuivit cependant une dérive fasciste de nombreux « néo ».

Le futur fondateur du courant « néo-libéral » et du Colloque Lippmann, Louis Rougier, en plus de plusieurs voyages en U.R.S.S. à partir de 1932, qui l’ont définitivement convaincu de la catastrophe communiste, observe de très près la situation de l’Italie et se dit consterné devant le ralliement de la quasi-totalité des universitaires, par leur serment, au régime de Mussolini. Ainsi, l’anti-libéralisme fasciste, tout comme l’anti-libéralisme communiste, sont au coeur de sa réflexion.

Lors du Congrès fondateur du corporatisme de Ferrare, en 1932, Werner Sombart souligne que l’humanité est en train de passer de l’époque économique à « l’époque politique » : l’Etat et la nation sont les deux puissances qui domineront dans l’avenir et l’économie sera mise à sa place pour servir l’Etat et la Nation. Le capitalisme est en train de s’acheminer vers un « Etat d’économie à objectif », dont le corporatisme sera la réalisation positive. Le dépassement des « principes de l’économie libérale » reste selon lui un impératif premier, notamment à l’intérieur du mouvement corporatiste.

Cette fascination pour le corporatisme dépasse alors largement les cercles des sympathisants officiels du fascisme. La très prestigieuse revue économique internationale consacre tout un dossier au modèle fasciste, le comité de rédaction belge n’est pourtant pas composé d’activistes fascistes ou nazis, on y trouve même Paul van Zeeland, un libéral, futur chef du gouvernement belge en 1935. L’éditorial de la rédaction est bienveillant sur le fascisme et le texte est suivi d’une « Lettre-préface » de Mussolini lui-même. Giuseppe Bottai, directeur de l ‘Ecole des sciences corporatives de l’université de Pise, considère que le corporatisme fasciste constitue le dépassement dialectique du libéralisme.

A cette époque, certaines passerelles entre planisme et corporatisme se déploient également. Ego Spirito, disciple du grand philosophe du régime mussolinien Giovanni Gentile, reproche au planisme socialiste une orientation trop bureaucratique qui serait inacceptable dans la visée plus globale du corporatisme, « qui fait coïncider gouvernement et gouvernés, activité normative et activité productrice, centre et périphérie ». C’est seulement à cette condition que socialisme et libéralisme peuvent parvenir à une synthèse supérieure. Cet anti-libéralisme de Spirito trouve de nombreux échos en Europe, notamment chez Mihaïl Manoïlesco, professeur d’économie, ancien ministre du gouvernement roumain, dont le livre « Le siècle du corporatisme » sera édité chez Alcan en 1934. Selon lui, la crise du capitalisme libéral est une crise du système lui-même, et ne se résorbera pas d’elle-même comme jadis. L’humanité, pour s’en sortir, est confrontée à un « impératif de décapitalisation », qui ne pourra pas être satisfait par le vieil Etat démocratique et libéral au service du droit du plus fort, la crise est idéologique, il faut repenser les droits de l’homme, mettre au centre de l’Etat les devoirs et non les droits, et utiliser l’éducation pour atteindre cet objectif.

Le corporatisme conservateur et « l’agonie du libéralisme »

Dans les années 1930, on assiste à une flambée éditorialiste du corporatisme. Cette effervescence idéologique trouvera un de ses débouchés dans le corporatisme de Vichy, et dans la Charte du Travail, défendue par le Maréchal Pétain.

Dans cette littérature, tous ne se situent pas sur le même pied que le fasciste Manoïlesco. Chez les corporatistes, on trouve nombre de conservateurs catholiques. Par exemple Paul Chanson, patron, catholique et technicien, s’inspire de l’Encyclique Rerum Novarum. Il incarne avec son collègue Eugène Mathon un mouvement qui trouve un écho dans des cercles de patrons paternalistes du Nord. Il deviendra un des piliers du régime de Vichy. Chanson évoque la doctrine de François René de la Tour du Pin, monarchiste et catholique social, le maître d’Alfred Rolland à l’Institut d’études corporatives et sociales.

Pierre Lucius, auteur de « L’Agonie du libéralisme », a les honneurs d’une publicité en 1938 dans la Revue d’ économie politique, qui édite également les écrits du libéral Charles Rist, ainsi que le compte-rendu par Pirou de la Cité libre de Lippmann. Pour Lucius, par-delà la sphère économique, l’enjeu est spirituel : l’agonie du libéralisme dénonce « la conception matérialiste libérale ou marxiste qui, en fait, ne pense qu’au bien-être matériel de l’espèce et assimile ainsi l’homme à une bête ».

D’autres ont un regard plus nuancé sur le libéralisme, comme François Perroux, économiste hétérodoxe qui, dans son ouvrage « Syndicalisme et Capitalisme », fait l’éloge du syndicalisme comme cadre privilégié de réalisation et d’épanouissement des travailleurs. Il cherche une communauté de travail essentiellement opposée au corporatisme autoritaire.

Il y a aussi, dans la gauche chrétienne, la critique « personnaliste » du libéralisme, comme chez Emmanuel Mounier et sa revue Esprit fondée en 1932. Mounier rend hommage à Marx. Jacques Ellul conclut un article dans la revue Esprit en disant que « le fascisme est le digne fils du libéralisme ». Dans la nébuleuse personnaliste, il faut citer Ordre Nouveau, animé par Alexandre Marc, et dont le manifeste stipule que la crise mondiale ne pourrait avoir d’autre issue que révolutionnaire. Les trois assises de cet Ordre Nouveau étaient le personnalisme, le communisme antiproductiviste, et enfin le régionalisme terrien, racial et culturel.

Les libéraux face à la « crise du libéralisme »

Même dans les milieux industriels et patronaux, et plus largement dans les élites françaises, des perplexités s’expriment publiquement sur les vertus du modèle libéral, en réaction à la crise et à l’effroi produit par le Front Populaire.

Comme le rappelle Richard F. Kuisel, ce type de remise en cause du libéralisme se développe au milieu des années 1930, à l’intérieur même d’un courant que l’on peut définir comme celui des « planistes néo-libéraux ». On peut résumer ainsi cette approche : « Dans la production des biens de consommation, les caprices de la demande rendaient indispensables l’initiative privée et le jeu des mécanismes des prix. Mais, dans le secteur des grandes sociétés, qui fournissent la plupart des produits vitaux et où les forces du marché agissent moins, c’était la planification qui se révélait tout aussi indispensable ».

Le mot « néo-libéralisme » prendra alors plusieurs autres sens. Dans une thèse publiée en 1937, « La crise et les doctrines libérales françaises », Denise Laroque mentionne qu’il y a une grande variétés de réponses à la remise en question du « néo-libéralisme » : le « libéralisme orthodoxe »,le « libéralisme modéré », le « directionnisme » et le « corporatisme ». Il y aurait aussi une catégorie intermédiaire, celle de l’« interventionnisme libéral », porté par Emile Labarthe, le théoricien du néo-étatisme et surtout par Emile Truchy, l’un des futurs invités du Colloque Lippmann. En tout cas, conclut Laroque, il sera difficile de revenir en arrière: une certaine dose d’interventionnisme, au-delà même de celui garantissant le fonctionnement d’un marché concurrentiel efficace, s’impose désormais à presque tous, même parmi les cercles libéraux. Certains vont même parler d’« interventionnisme libéral », comme Alexandre Rustow.

Un théoricien, Henri Noyelle, dans son traité de 1933 intitulé « Utopie libérale, chimère socialiste, économie dirigée » mène un combat sur deux fronts : contre la « chimère socialiste », mais aussi contre l’utopie du « libéralisme automatiste ». L’originalité du livre tient d’abord à la dénonciation de l’« utopie libérale » qui laisse croire que « l’intérêt personnel est générateur de concurrence et par conséquent d’équilibre automatique » alors que cette erreur est démontrée par « les faits de non-concurrence et les méfaits de la concurrence ». Contre quoi Noyelle défend « la vitalité d’un capitalisme social mis au service du libéralisme politique ». Adversaire des socialistes collectivistes mais aussi des vieux libéraux, il prône un modèle d’« action directionniste » et même d’« économie mixte » dans lequel l’Etat est un collaborateur et non un usurpateur. Il s’en prend aux « néo-libéraux orthodoxes ».

Tout au long des années 1930, la réflexion des libéraux se poursuit en vue d’améliorer la doctrine. En 1938, dans un article paru dans la Revue d’économie politique intitulé « Jugements nouveaux sur le capitalisme », Gaëtan Pirou écrit : « Au total, le milieu dans lequel nous vivons aujourd’hui, par tous ces traits qui le différencient de celui d’hier, ne nous permet plus de nous en tenir aux prescriptions simples de l’abstentionnisme libéral. Dans un monde où le souci de la sécurité et de la puissance l’emporte souvent sur la recherche du plus grand profit ou du meilleur marché, à une époque où les masses exigent des pouvoirs publics qu’ils assurent leur défense lorsqu’elle n’est pas spontanément réalisée par le jeu des libres conventions, il est fatal que l’Etat exerce sur l’économie un large droit de regard et de contrôle. Aussi bien aucun des auteurs dont nous analysons les vues ne s’est-il fait le défenseur du laisser faire, laisser passer ».

(à suivre…)

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