Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.
Chapitre 1. Crise du libéralisme, émergence du « néo-libéralisme »
Le mot « néo-libéralisme a connu une certaine consécration dans la France des années 1930. Cependant, si par ce terme on définit une doctrine anti-interventionniste faisant l’apologie du libre-échange, alors plusieurs des économistes libéraux français du 19ème siècle furent souvent des néo-libéraux. On pourrait mentionner parmi eux le publiciste Frédéric Bastiat dont la très influente Foundation for Economic Education fit son modèle, vénéré par Reagan. On peut citer également Gustave de Molinari, rédacteur en chef du Journal des économistes entre 1881 et 1909. Nombre de ces libéraux ont été des adversaires farouches non seulement du socialisme mais aussi des doctrines sociales des républicains connues sous le nom de « solidarisme ». C’est le cas de Vilfredo Pareto.
Le grand théoricien de l’école coopérative de Nîmes, Charles Gide, inspiré par le socialisme fouriériste, lança l’offensive en 1889 contre l’« école de la liberté » et on put parler d’une crise du libéralisme. Après, dans les années 1930, sous le choc du krach de Wall Street et de la crise mondiale, la nouvelle crise du libéralisme imposa des reformulations et transformations. Le « néo-libéralisme » en tout cas au sens historique du mot, trouva son ancrage dans ce contexte de déstabilisation des certitudes.
Le libéralisme en faillite : le cas français
C’est d’abord en France que le mot « néo-libéralisme » s’est imposé pour désigner un courant spécifique dans le sillage du Colloque Lippmann. Le seul livre publié en français dans les années 1930-1940, « La fin du libéralisme » est la traduction en 1942 de l’ouvrage de l’Allemand Herbert Backe remontant à 1938. Il est secrétaire d’Etat au ministère du Reich, idéologue du nazisme. Dans son avant-propos, Walther Darré, ministre du Reich, tire le bilan du néo-libéralisme à qui il reproche son indépendance et son irresponsabilité dans le domaine social.
Cependant, sous le même titre, un célèbre article d’Auguste Detoeuf, grand patron technocrate et social, relève de positions totalement différentes. Le « progressivisme » semble retrouver la voie du salut par l’Amérique, le thème de l’économie dirigée vient alors de nouveaux courants de la théorie économique aux Etats-Unis. Mais il y aussi des opposants au libéralisme en France. Dans un livre de synthèse, Pierre Duroc souligne le caractère absolument unique de la crise de 1929 et de ses suites, balayant les certitudes antérieures : cette crise est économique, sur ce plan c’est toute l’orthodoxie libérale, avec sa foi dans l’autocorrection du marché, qui succombe sous le coup des événements devenus incontrôlables. C’est aussi une crise de civilisation, crise politique et sociale, il s’agit de la faillite du capitalisme spéculatif emporté dans une fuite en avant suicidaire et rendu possible par un nouveau type d’individus égoïstes et irresponsables, mus seulement par l’appât du gain. Tout est donc à revoir dans cette civilisation capitaliste et technique, ouvrant les portes du fascisme et du nazisme.
C’est vers l’Est qu’il faut se tourner car c’est un système libéré du capital et organisé scientifiquement au profit des producteurs. Dans les années 1930, le projet communiste fascine et inquiète, surtout en raison du développement important du plan quinquennal. Le leader socialiste belge réformiste Emile Vandervelde s’y intéresse, ainsi que le leader du P.C.F., Maurice Thorez, qui déteste par ailleurs le premier ainsi que la S.F.I.O. et son leader Léon Blum. Pour Thorez, seul le P.C.F. a maintenu l’opposition frontale du communisme au capitalisme, et à la bourgeoisie, tandis que le Parti socialiste et la C.G.T. avaient pratiqué une politique d’accompagnement et de compromis qui visaient à maintenir la division des forces ouvrières. En particulier, Thorez déteste les théories de l’« économie dirigée » dont l’objectif est, en fait, de sauver ou réformer le système capitaliste. il accuse Blum et Paul Faure de cette opération. Pour Thorez, « la cause fondamentale des crises est la contradiction croissante entre le caractère social du travail et le caractère privé de l’appropriation, la contradiction entre l’extrême capacité de production, fruit du travail social, et la consommation toujours plus limitée des masses laborieuses, conséquence de la dictature du capital ».
L’âge de l’économie dirigée et du planisme
En 1936, un économiste et ancien ministre français, Bertrand Nogaro, ne peut que constater la vogue de l’idée de plan, née à cause de l’impuissance du régime économique à maintenir l’équilibre entre la production et la consommation. Et pour rétablir cet équilibre, on construit des plans, qui peuvent se comprendre de façon fort diverses, comme le souligne le socialiste réformiste belge Henri de Man, futur architecte du « planisme » et qui proposera au P.O.B. avec succès son propre plan de travail. Pour lui, la formule de l’économie dirigée n’aurait de sens qu’à la condition d’impliquer une mise en cause du capitalisme. Le dirigisme peut être un instrument de sauvetage et de mutation en faveur du capitalisme. Mais de Man admet que le libéralisme a fait des concessions. C’est ainsi que le président américain Woodrow Wilson, grand apôtre du libéralisme, a fait inscrire dans le traité de Versailles que « le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce ». Le socialisme antimarxiste d’Henri de Man trouvera un prolongement en France,chez des syndicalistes et socialistes au sens large par plusieurs biais : le néo-socialisme de Marcel Déat et ses amis, le travail intellectuel du socialiste André Philip, prônant une réorganisation complète du système économique, avec un secteur de base nationalisé et un secteur privé, organisé professionnellement dont le contrôle sera désormais possible.
On retrouve des positions assez proches chez Lucien Laurat, qui parle de « socialisme constructif » et de « phase constructive » pour désigner le plan de travail du P.O.B. Pour Laurat, la solution est l’organisation rationnelle de l’économie mondiale, qui permettrait de sortir du chaos en dépassant l’opposition stérile entre « capitalisme libéral » (concurrent) et « capitalisme organisé » (monopolisé). Faute de pouvoir construire une économie planifiée dans le cadre de l’Europe, il faudrait commencer par le cadre national, en élargissant le marché intérieur, en socialisant les secteurs en situation de monopole, et en contrôlant le secteur bancaire. Proche idéologiquement de Laurat, le théoricien de la C.G.T. Jean Duret dénonce les remèdes à la crise proposés par les capitalistes : déflation et dévaluation, et veut procéder à un ensemble de transformations de structure du système. Il faut s’attaquer aux privilèges d’une oligarchie peu nombreuse mais puissante, nationaliser le crédit et les industries-clés, transformer radicalement les mobiles de leur activité : elles ne devront plus servir à l’enrichissement de quelques-uns, mais être dirigées par des intérêts collectifs.
(à suivre…)
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