Il y a eu le vote protestataire, où l’on n’accorde pas sa voix en faveur d’un parti mais contre un autre. Il y a eu le vote blanc ou le vote nul, où l’on déverse sur le bulletin la rage que l’on a au cœur. Il y a eu enfin l’abstention, quand le pire ennemi de mon pire ennemi m’est lui aussi devenu à ce point indifférent, que lui non plus ne mérite plus que je me dérange.
Comment en arrive-t-on là ? Quand dans son ensemble la classe politique parle d’un monde qui a cessé d’exister. Nous aimerions tant qu’un de ses membres dise en public – et non comme aujourd’hui en privé, dans le creux d’une oreille – « La machine est cassée ! » Mais non, on demande aux vieilles recettes de continuer à servir, non sur la foi de leurs succès passés mais par simple habitude. En changeant, dans le meilleur des cas, les proportions de divers ingrédients rassis, rancis, voire franchement frelatés. Le monde a changé et la classe politique poursuit imperturbablement le bavardage d’une conversation qui n’évoque plus que l’ancien temps.
Nous vivons une période que l’on peut sans emphase qualifier d’historique : le capitalisme meurt sous nos yeux et nous entraîne dans sa perte. Toute tentative de rafistolage du système épuisé ayant implosé devant nous, sera certainement douloureuse et plus que certainement, vaine. Une finance fondée sur des paris sur les fluctuations des prix s’est nourrie sur le corps affaibli d’un monde ayant cessé de compter sur la richesse pour vivre à crédit, et s’est – comme il était à prévoir – effondrée. Après un temps de latence, elle entraîne désormais à sa suite les États qui s’étaient portés à son secours. Les peuples sont appelés à régler l’addition : il n’est question que de plans de rigueur et de luttes contre les déficits publics ; la protection sociale conquise sur un siècle, n’aura pas duré davantage.
On parle encore avec emphase de croissance, porteuse d’abondance et chargée de tous les bienfaits, mais ceux ayant ces mots à la bouche savent qu’elle s’alimente depuis toujours à la gabegie d’une planète pillée sans répit. La recette en est de toute manière perdue. À la place, la précarité et le chômage progressent d’une marche inexorable : les emplois perdus, le sont à jamais.
Cette fin d’un monde qui s’est cru éternel exige des actes, dès aujourd’hui. Le manque d’imagination, le manque de courage ne sont plus de mise désormais. Si rien n’est fait – et l’encommissionnement est une forme du rien – il n’y aura plus bientôt ni planète viable pour notre espèce, ni économie qui ne soit simple rapt par la finance de toute richesse créée, ni même aucun revenus, car les nations vieillissent, et les vieillards qui occupent les postes s’y accrochent à mesure que fondent leurs retraites, monopolisant la ressource devenue rare qu’est le travail humain.
Quelle initiative alors prendre ?
L’ Appel du 22 mars annonça le Joli Mai et le dépoussiérage que celui-ci opéra d’une société en voie de fossilisation avancée. Mais rien ne sert de convoquer les symboles au titre de fleurs ou couronnes : la soupe refroidie n’est au goût de personne. Nul n’a le droit de les évoquer s’il n’est digne d’eux : à la hauteur aujourd’hui de ce qu’ils furent en leur temps.
Il n’est question ici ni de nouveaux slogans, ni d’un nouveau parti : le cimetière des espérances déçues déborde de tous ces lendemains qui nous firent déchanter. Il s’agit au contraire de mettre en mots, en images et en actes, les prémices du monde nouveau qui se dessine à nos yeux. Toutes les mesures à prendre ne sont pas encore connues, certaines n’existent encore qu’à l’état d’ébauches à peine esquissées, mais qu’importe ! Le monde auquel nous aspirons est l’inverse de celui qui, petit à petit, s’est installé dans nos vies et pire encore, se trouve maintenant logé à demeure dans nos têtes. À l’égard de celui-ci, nous sommes déjà, au plus profond de nous-mêmes, des insoumis. C’est cette insoumission-même qui émerge aujourd’hui sous sa forme collective.
Le bourgeois a perdu son Dieu et l’a remplacé par l’argent. L’argent a tout envahi. Le « capital humain », un lobe de foie ou un rein, tout a désormais un prix : tout se vend, tout s’achète. On évoque aujourd’hui la « loi du marché » comme on parlait auparavant de la « gravité » : inscrites toutes deux désormais au même titre sur des tables d’airain. La plus grande richesse créée par les machines aurait dû signifier notre libération, mais aussitôt créée, elle se trouve confisquée et disparaît dans des comptes secrets.
Le temps n’est-il pas venu de désamorcer la machine infernale ? D’affirmer que le commerce humain n’est pas nécessairement celui de l’argent ? De faire advenir la solidarité là où la rivalité règne aujourd’hui en maître ? De promouvoir un double respect : celui des humains dans leur diversité, les uns vis-à-vis des autres, et celui d’eux tous réunis, envers la planète qui les accueille et leur dispense ses bienfaits ? « Penser global pour agir local » ont dit à juste titre, les écologistes. Le moment est venu d’agir aussi globalement : local et global, l’un ne va pas sans l’autre.
La démocratie se voit chaque jour un peu plus menacée par les manifestations d’un contrôle social envahissant. Les moyens qui s’offrent à nous pour la faire progresser, pour qu’elle s’approfondisse sur le plan politique et pour qu’elle s’instaure enfin au sein de l’économie, par le biais d’une constitution pour l’économie, définissent le monde nouveau qui pourrait être le nôtre.
Bien sûr, nous savons faire la part du rêve mais c’est pour mieux l’affirmer d’abord comme ce but auquel nous ne saurions renoncer. Nous nous inscrivons, de cette manière, dans la lignée de tous les résistants, « dissidents » de toutes les époques, dont on découvre plus tard qu’ils eurent raison d’avoir si longtemps tort, sans jamais renoncer.
Il y aura toujours de « prochaines élections », même s’il existe pour nous Dieu merci d’autres moyens d’exprimer nos espoirs. La manière optimale de les préparer – l’action politique sous son jour le meilleur – est de commencer par rêver à voix haute. Nous associons à notre rêverie partagée, un programme immédiat pour être sûrs qu’elle ne sera pas abandonnée aussitôt évoquée : les dix, cent, mille mesures qui devront être prises pour que les idées généreuses se traduisent en des réalités qui ne le seront pas moins. Ce catalogue, livre de doléances ou quel que soit le nom qu’on veuille bien lui donner, ne sera pas l’aboutissement de tractations entre partis, mais le produit d’une élaboration « apartidaire », fruit de la tenue d’États généraux, témoignage que les temps difficiles sont ceux où s’entend la voix des sans grade, guidés seulement par leur foi en la lumière et leur bonne volonté !
Paul Jorion et François Leclerc
Merci Mango pour vos réflexions et analyses pertinentes. Nous sommes nombreux au centre à partager vos propos et nous nous…