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© The Guardian, How the oligarchy wins: lessons from ancient Greece, le 15 octobre 2017
Ganesh Sitaram étudie ce que deux livres récents : Classical Greek Oligarchy par Matthew Simonton et Oligarchy par Jeffrey Winters, peuvent nous apprendre quant à la défense de la démocratie contre les oligarques.
Lorsque, il y a quelques années, Ganesh Sitaram effectuait des recherches relatives à la menace pour la démocratie que génèrent les inégalités économiques, un collègue lui demanda si l’Amérique (les États-Unis) risquait véritablement de devenir une oligarchie. Selon lui, notre système politique était une démocratie : si le peuple ne tient pas à être gouverné par les élites fortunées, il a le pouvoir de les écarter par son vote. En d’autres termes, le système ne peut pas véritablement être manipulé afin de privilégier les riches et les puissants sans que le peuple soit au moins prêt à accepter un gouvernement par les riches et les puissants. Si la population s’oppose à une gouvernance par les élites économiques, comment se fait-il alors que ces dernières dominent autant les gouvernements ?
C’était une bonne question à laquelle, en dépit de mes explications personnelles, moi, Ganesh, n’avais pas de réponse systématique. Mais le hasard veut que deux récents ouvrages me la donnent. En deux mots, l’oligarchie fonctionne grâce aux institutions.
Dans son livre à la fois fascinant et pénétrant Classical Greek Oligarchy, Matthew Simonton nous renvoie au monde antique, qui a généré le terme même d’oligarchie. L’une des menaces premières de l’oligarchie pouvait provenir de son éclatement, suivi par la sécession possible de l’un de ses membres, sa prise de pouvoir sur la population et le renversement de l’oligarchie.
Afin d’éviter un tel scénario, les élites de la Grèce ancienne développèrent des institutions et des pratiques destinées à protéger leur unité. Ils passèrent notamment des lois somptuaires empêchant l’étalement excessif de leurs richesses, source possible d’envie. Ils utilisèrent également le scrutin secret et des pratiques à but consensuel, afin d’assurer que les décisions n’aggravent pas les conflits intérieurs.
En tant qu’érudit du monde antique, Simonton se concentre en détail sur ces anciennes pratiques spécifiques. Mais sa vision clé est que les élites au pouvoir ont besoin de solidarité, si elles veulent s’y maintenir. L’unité peut résulter de relations personnelles, de confiance, de pratiques de vote ou, ainsi que cela est plus probable en notre ère actuelle de méritocratie, homogénéité de culture et de valeurs découlant de l’appartenance au même milieu restreint.
Alors que la classe dirigeante doit demeurer unie afin qu’une oligarchie reste en place, la population doit, elle, être divisée afin qu’elle ne puisse pas renverser ses oppresseurs. De ce fait, les oligarques de la Grèce antique utilisaient une combinaison de contrainte et de cooptation afin de garder la démocratie à distance. Ils donnaient des récompenses aux informateurs et nommaient des citoyens serviles à des postes gouvernementaux.
Ces collaborateurs légitimaient le régime et procuraient aux oligarques des relais vers le peuple. En outre, les oligarques dominaient les lieux publics et les moyens d’existence du peuple, les empêchant ainsi de s’organiser. Il leur était dès lors possible de dissoudre des rassemblements sur les places publiques et d’éviter qu’une population clairsemée dans les campagnes ne proteste et ne renverse un gouvernement à la manière d’un groupe compact de citadins.
Ils essayaient aussi de rendre le peuple dépendant d’oligarques clairement identifiés pour leur survie économique, comme le paternalisme de quartier des patrons de la pègre que l’on peut voir dans les films. La lecture de Simonton, nous fait irrésistiblement penser que la fragmentation de nos différents médias d’information est la forme moderne de la division de la sphère publique et qu’employés ou ouvriers sont parfois terrifiés à l’idée de s’exprimer.
La discussion la plus intéressante porte sur la façon dont les anciens oligarques utilisaient l’information afin de préserver leur régime. Ils combinaient le secret de l’exécutif avec des messages spécifiques à un public-cible, à l’instar de ce que font formulateurs d’opinion et autres consultants en communication. Ils exprimaient leur puissance par des rites et des processions.
Ils cherchaient aussi à détruire les monuments symbolisant les succès démocratiques. Au lieu de projets de travaux publics, édictés au nom du peuple, ils comptaient sur ce qui peut passer pour de la philanthropie visant à maintenir leur pouvoir. Les oligarques finançaient ainsi la création d’un nouveau bâtiment ou l’embellissement d’espaces publics. Au total, le peuple appréciait les dépenses des élites pour de tels projets et la classe supérieure obtenait reconnaissance pérenne. En fait, qui aurait bien pu s’opposer à une telle générosité d’oligarques ?
Professeur assistant d’histoire à l’Université d’Arizona, Simonton se réfère intensément aux sciences sociales et les exploite afin de disséquer d’anciennes pratiques. Mais, bien qu’il reconnaisse que les anciennes oligarchies émanaient toujours des riches, une limitation de ses travaux est qu’il se concentre en priorité sur la façon dont les oligarques perpétuaient leur pouvoir politique, et non pas économique.
Afin de bien le comprendre, tournons-nous vers un succès immédiat d’il y a quelques années : Oligarchy de Jeffrey Winters. Ce dernier soutient que la clé de l’oligarchie consiste en un groupe d’élites qui dispose d’assez de ressources matérielles afin d’assurer son statut et ses intérêts. Ce que Winters appelle « la défense des richesses » et qu’il divise en deux catégories. La défense de la propriété implique la protection de la propriété existante (ce qui signifiait jadis la construction de châteaux et de murs d’enceinte, alors qu’aujourd’hui cela renvoie à la loi). Quant à la défense des revenus, elle a pour but de protéger ces derniers, de nos jours en appelant à des baisses d’impôts.
Le défi quand on tente de comprendre le fonctionnement d’une oligarchie, selon Winters, est que l’on ne fusionne habituellement pas les domaines politique et économique. Par essence, l’oligarchie implique la concentration du pouvoir économique à des fins politiques. La démocratie est une proie pour une oligarchie du fait que les démocrates concentrent à ce point leurs efforts sur l’assurance d’une égalité politique qu’ils en oublient la menace directe qui émane de l’inégalité économique.
Winters défend l’idée de quatre sortes d’oligarchies, chacune visant à la défense de la richesse via différentes institutions. Ces oligarchies sont classées selon que l’oligarque règne personnellement ou collectivement, et si l’oligarque utilise la coercition ou pas.
Les oligarchies de guerre, tels les seigneurs de la guerre, sont personnelles et armées. Les oligarchies régnantes, telle la mafia, sont collectives et armées. Dans la catégorie des oligarchies non armées, les oligarchies de sultanats (telle l’Indonésie de Suharto) sont régies au travers de connexions personnelles. Les oligarchies civiles sont, elles, collectives et imposées par le droit plutôt que par les armes.
Sur cette base, Winters déclare que l’Amérique (les États-Unis) est déjà une oligarchie civile. Paraphrasant les récentes campagnes politiques, nos oligarques essaient de truquer le système afin de protéger leur fortune. Ils concentrent leurs efforts sur les baisses d’impôts et sur le détricotage des règles qui protègent travailleurs et citoyens des abus des entreprises.
Ils élaborent un système légal biaisé en leur faveur, de sorte que leur comportement illégal ne soit que rarement puni. Ce qu’ils confortent par une campagne financière et un système de lobbies qui leur donnent une influence indue sur la politique. Dans une oligarchie civile, ces actions sont soutenues non par les armes ou par la parole d’un homme, mais par le droit.
Que pouvons-nous faire si les dirigeants d’une oligarchie usent de leur pouvoir via le droit, les médias et les rituels politiques ? Comment la démocratie peut-elle reprendre la main ? Winters relève que le pouvoir politique dépend du pouvoir économique. Ce qui sous-tend l’idée de la création d’une société plus égale.
La difficulté, bien sûr, est que si les oligarques sont au pouvoir, on conçoit mal pourquoi ils adopteraient une politique qui réduirait leurs richesses et rendrait la société plus égale. Aussi longtemps qu’ils peuvent maintenir la division du peuple, ils ont peu à craindre d’une fourche occasionnelle ou d’une manifestation.
Sans doute, certains commentateurs ont suggéré que l’égalité économique de la deuxième moitié du 20ème siècle était exceptionnelle et la conséquence de deux guerres mondiales ajoutées à une grande dépression, toutes trois responsables d’importantes pertes de biens des très riches. Sur ce point de vue là, il y a très peu que nous puissions faire en l’absence d’une catastrophe globale majeure.
Simonton propose une autre solution. Il soutient que la démocratie a vaincu l’oligarchie dans la Grèce antique en raison de l’effondrement de ladite oligarchie. Les institutions oligarchiques sont susceptibles de pourrir et de s’effondrer, comme toutes autres institutions. Lorsque la solidarité et les pratiques des oligarques commencent à s’effriter, une chance de démocratisation du gouvernement pour et par le peuple apparaît.
Le peuple peut dès lors s’unifier suffisamment longtemps pour que ses protestations le mènent le pouvoir. Compte tenu des agitations politiciennes actuelles, il est tentant de penser que le moment d’une remise en question du système politique est plus proche qu’il ne l’a été durant des générations.
La question est de savoir si la démocratie émergera de l’effondrement oligarchique ou si les oligarques parviendront juste à renforcer leur emprise sur les leviers du gouvernement.
Ganesh Sitaraman est l’auteur de The Crisis of the Middle-Class Construction.
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