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Paul de Tarse n’était pas là au bon moment, même s’il ne se trouvait pas très loin. Jésus de Nazareth, un prophète, sur la foi d’autres prophètes avant lui, se convainc qu’il est le messie attendu, chargé d’annoncer la venue du Royaume de Dieu sur Terre. Il suit à la lettre le scénario tel que Zacharie l’a tracé, mais rien ne se passe comme prévu, il échoue, et sera supplicié comme un larron parmi d’autres, offrant la possibilité à l’insurgé Barrabas de sauver sa tête.
L’histoire est celle d’un naufrage : elle révèle crûment que les prophètes nous racontent des bobards, et que la venue de messies est une fable. Mais Paul lit, de bonne foi ou par calcul, dans cette aventure, une tout autre histoire : celle du dieu qui se sacrifie pour les hommes. Deux prototypes du message religieux du bassin méditerranéen, le prophète d’une part, et le dieu qui s’auto-immole d’autre part, soudain condensés en un seul ! Et pas par n’importe qui ! Par un théoricien, un propagandiste, un militant d’une qualité supérieure, telle qu’elle ne se rencontre qu’une fois tous les mille ans. Souvenons-nous que ses discours, ses épîtres, précèdent chronologiquement la rédaction des évangiles. Luc écrira l’un des quatre évangiles et rédigera aussi les Actes des apôtres, narration visant à légitimer le statut d’apôtre d’un personnage arrivé en réalité après la bataille, qui ne peut se prévaloir que d’une révélation sur la route de Damas pour justifier son statut de témoin arrivé très en retard. C’est Paul qui légitime la passion de Jésus, en la kidnappant, en la détournant, pour l’intégrer dans un récit cohérent porteur d’un sens jusque-là inédit.
Si Paul réussit dans la diffusion d’un récit recyclé selon une nouvelle perspective, c’est que l’histoire racontée est effectivement à vous couper le souffle car Jésus est un personnage hors du commun. Alors qu’existaient déjà comme principes de constitution de la communauté humaine, la non-réciprocité : « Vous là, vous n’êtes pas hommes, mais des chiens ! », et la réciprocité négative : « Vous êtes des hommes mais si vous me cherchez noise, je vous rendrai la pareille : œil pour œil, dent pour dent », Jésus invente la réciprocité positive, formule magique du vivre ensemble : « Je te tends l’autre joue ! Tu t’es trompé, mais cela ne fait rien, fais comme moi : comme si de rien n’était ! », la méthode qui désamorce le conflit possible, qui coupe l’herbe sous le pied d’une éventuelle vendetta.
Lévi-Strauss avait raison quand il soulignait que l’islam arrive curieusement à contretemps dans l’histoire humaine : religion de la non-réciprocité apparaissant au VIIe siècle : « Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors », écrit-il dans Tristes Tropiques (1955), alors que certains textes du judaïsme, religion de la réciprocité négative, datent du VIe siècle (av. J.-C.) voire même du Xe (av. J.-C.), et que le christianisme, religion de la réciprocité positive, date bien entendu du Ier siècle : « C’est l’autre malheur de la conscience occidentale que le christianisme […] soit apparu « avant la lettre » – trop tôt – […] : terme moyen d’une série destinée par sa logique interne, par la géographie et par l’histoire à se développer dorénavant dans le sens de l’islam… » (ibid.).
Bien sûr, pour que ces questions de chronologie soient véritablement significatives, il faudrait encore que les hommes comprennent le message de leurs prophètes ou de leurs dieux, et ne se contentent pas d’être fascinés par eux parce que des prêtres leur disent en fronçant les sourcils que c’est la chose à faire sous peine de graves ennuis. L’antériorité historique du christianisme a-t-elle la moindre importance si au XXIe siècle encore, la quasi-totalité des chrétiens n’ont toujours pas compris un traître mot de ce que Jésus de Nazareth disait (cf. ma réflexion sur l’interprétation communément admise de la parabole des talents) ?
Jésus échoue dans le rôle de messie auquel il s’identifie : sa foi ne parvient pas à déplacer les montagnes, mais dans un tour de passe-passe magistral, Paul sauve la mise en nous prouvant au contraire que la foi déplace véritablement les montagnes, mais il a besoin pour cela du tremplin que lui offre Jésus, inventeur de la réciprocité positive.
Le progrès dans la compréhension par les hommes de leur destin dépend parfois de tels accidents historiques : de la contemporanéité de phares de la pensée. Platon est contemporain de Socrate, et Aristote est lui contemporain de Platon. Paul est contemporain de Jésus. Le destin des hommes dépend parfois de telles rencontres fortuites !
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