Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Voici un petit compte rendu d’une rencontre à laquelle j’ai assisté vendredi dernier, où a participé en particulier, Yanis Varoufakis, à l’occasion de son passage en France. Il n’y a pas, pour moi, eu de « scoop » ou de révélation particulière, mais plutôt une occasion de sentir la teneur générale avec des intervenants intéressants, sur cette question cruciale de l’Europe.
Dans ce cadre, Yanis Varoufakis apparait très en avance, en particulier au travers de sa proposition de « European New Deal » (Diem25) – où se trouvent esquissées certaines propositions sur la gratuité (« food stamps programme », etc.), ou de mesures visant à anticiper les effets de l’IA et de l’automatisation (financement par la perception publique de dividendes sur les sociétés du « digital »), des idées qui vont dans le sens de choses qui tiennent à cœur au Blog de Paul Jorion depuis longtemps.
Mon impression générale de cette séance, est du décalage (ou retard) important de ces problématiques dans le débat public français, qui se trouve au stade de la résistance plutôt que de l’offensive. En particulier sur le numérique, où Yanis Varoufakis a bien fait de dire que l’Europe en est à la préhistoire par rapport à ce qui se passe aux USA à la « Silicon Valley » (voire en Chine – où les investissements massifs dans la robotique sont même supérieurs à ceux des Etats-Unis) – On pourrait dire que la course a très largement commencé, alors que l’Europe commence juste à prendre conscience de l’importance de l’enjeu. Dans ce contexte, les pays de l’Europe, pris séparément, ne semblent pas faire le poids….
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Compte rendu sommaire de la rencontre le 13 octobre 2017 – à Paris, organisé par l’Institut Veblen : « Sauver l’Europe : comment ? Pourquoi ? », avec Guillaume Balas (député européen), Gaël Giraud (économiste AFD), Yannick Jadot (député européen), Dominique Méda (sociologue), Audrey Pulvar (présidente FNH) et Yanis Varoufakis (DIEM25).
Yanis Varoufakis insiste beaucoup sur les grands défis : dettes publiques et disfonctionnement du secteur bancaire, pauvreté et exclusion, climat.
Il y a nécessité de multiplier les actions aux échelles locales, régionales, territoriales et des villes, mais avec un objectif global de changer l’architecture néolibérale de l’Europe.
Il insiste sur les deux écueils politiques actuels, qui se renforcent l’un et l’autre : l’internationalisme-nationaliste et le néolibéralisme mondialisé.
Il prône la « désobéissance civile » vis-à-vis de la politique européenne – (mais il n’en n’a pas précisé les modalités concrètes).
On doit s’opposer absolument au dogme du TINA, et du « business as usual ».
Dominique Méda fait fortement référence à Karl Polany, et à sa critique sur les rapports Travail / Capital. Elle insiste sur la situation « d’encastrement anti-démocratique » de l’Europe d’aujourd’hui. Elle constate les échecs répétés d’un projet d’une « Europe sociale », depuis plus de 30 ans. Elle indique le creusement des écarts et la divergence des pays actuellement, au lieu de la convergence recherchée, ainsi que l’accroissement des inégalités et la dégradation des services publics. Elle dénonce la doctrine du MOC, et de son slogan « jobs, jobs, jobs », qui vise à augmenter la quantité d’emplois au grand détriment de la qualité. Elle dénonce la doctrine toxique des GOPE et des recommandations de la Commission européenne, qui mènent à une destruction sans précédent des conditions sociales. Au lieu de ça, elle prône la réalisation d’une Europe de la diversité, de la culture, des valeurs humanistes, de l’augmentation des capacités de chacun des pays.
La situation actuelle oblige à penser à une bifurcation (radicale). L’enjeu écologique doit être placé comme la priorité n°1, et conditionner entièrement un nouveau modèle de développement. Cette considération oblige à penser une société « post-croissance ». Celle-ci doit d’abord « prendre soin » (care) du patrimoine humain et naturel. Dans cette perspective, on se doit de penser à de nouveaux indicateurs économiques. Il faut donc concevoir un projet européen avec de nouveaux objectifs, qui puisse « enthousiasmer les citoyens et les jeunes » (notez que Dominique Méda était dans l’équipe de Benoit Hamon lors des élections présidentielles). Ce projet européen nécessite une réduction des disparités entre les régions d’Europe, et nécessitera des transferts économiques entre les pays. On pourrait penser à la création d’un nouvel organe social européen, qui intégrerait en particulier les exigences des conventions de l’OIT. Il y aurait à penser comment les salariés pourraient être associés plus étroitement à la gestion des entreprises, et comment promouvoir la démocratie dans l’entreprise.
La critique de l’Europe de Gaël Giraud a porté d’abord sur la Banque centrale européenne, en tant qu’institution anti-démocratique. Il en a rappelé l’historique : la fondation de la banque centrale allemande, créée indépendante à l’après-guerre, pour éviter toute tentation de création monétaire en vue d’un financement militaire. Il rappelle comment les socialistes ont renoncé à leurs idéaux sociaux, en se vouant entièrement à l’économie de marché. Il indique comment la BCE pourrait aider directement au financement de la transition énergétique et à la résorption des dettes publiques. Il pourrait y avoir un « QE vert » à l’usage des ménages, plutôt qu’à celui des banques privées.
Du système monétaire et financier actuel découle une sorte de trappe déflationniste qui affaiblit les économies des pays de la zone euro. Il indique la nécessité absolue de couper court au chantage bancaire actuel, et de la nécessité de lutter contre le shadow-banking. Il dénonce la fausse mesure de la création de l’Union Bancaire Européenne, prétendument pour remédier à des défauts de banques – l’exemple récent en Italie en donne une preuve contraire, avec la faillite qui a été répercutée sur le contribuable italien. Il indique que 40% des banques européenne ne sont pas viables aujourd’hui, compte tenu de leurs « actifs pourris ».
Yannick Jadot insiste sur la nécessité de réformer l’Europe, en s’appuyant prioritairement sur la société civil. Il regrette le CETA (échec), et se réjouit du retour du thème de l’Europe dans le débat public français. Il indique que l’Europe ne doit pas être vue uniquement comme une somme de traités, et qu’elle n’est pas une prison. Il formule une critique à l’encontre du néolibéralisme, qui est en opposition avec l’idéal européen, et qui crée la défiance des peuples. Il dénonce la dérive actuelle d’une « post-démocratie », et d’une société vouée entièrement à la « com ». L’Europe doit être une communauté de droits. Il faut lutter contre les extra-territorialités des décisions, en particulier générées par les multinationales.
Guillaume Balas fait un petit rappel historique de la mondialisation. Depuis les années 70, la forme qu’a prise la mondialisation a renforcé le pouvoir du Capital sur le Travail. A cela s’ajoute aujourd’hui la crise écologique. L’automatisation renforce l’affaiblissement du Travail face au Capital ; d’où la précarisation, le sous-emploi et le chômage de masse. La situation actuelle a mis fin à une sorte de compromis historique entre Capital et Travail. Il faut donc remettre au centre le bien commun et l’intérêt général. Il insiste sur la nécessité de recréer un « imaginaire politique », et ne pas se restreindre à une vision technique. Il relève que ces enjeux se posent actuellement dans tous les pays européens, et que la question est de pouvoir relier tous ces mouvements européens alternatifs.
Conclusion de Yanis Varoufakis
Le plus grand ennemi est la soumission au TINA. Le défi, en France, sera de mobiliser les 50% de personnes qui se sont abstenues de voter. La priorité est de concevoir un programme pour les gens. Il faut que ce programme aboutisse à des propositions concrètes, qui puissent être applicables et avoir des résultats immédiats en cas de prise du pouvoir. Il rappelle que depuis plusieurs années, la France est à peine en situation de stagnation, alors qu’elle aurait dû bénéficier des politiques de redressement depuis longtemps.
Il indique les principes du programme de DIEM25 (« new deal européen »), en trois temps :
1/ Stabilisation de la zone euro
2/ Plan de relance écologique et social
3/ à 10 ans, mise en place d’une politique « post-capitaliste ».
Il indique que dans les conditions actuelles, l’Europe serait en mesure de mobiliser immédiatement un montant de l’ordre de 50 milliards d’euros pour une relance sociale et écologique et pour financer un « new deal européen ». Il prône un traitement des dettes publiques en les scindant en deux parties : la partie rentrant dans la règle des 60% du PIB des traités européens laissée à la charge des pays (« bonne dette »), et le restant externalisé. Le programme prévoit un volet « anti-pauvreté », qui inclurait en particulier un « food stamps programme » financé directement via la BCE (à l’opposé du QE actuel).
Il prône un système de monnaie digitale, via une plateforme bancaire digitale, séparé des banques privées et des banques d’investissement, comme moyen de paiement au service des citoyens.Il prône la création d’une « green transaction work agency » pour la conception et la mise en œuvre d’un plan de transition énergétique à l’échelle européenne. Il insiste sur l’utilité d’un dispositif visant à créer de l’emploi local, via les programmes écologiques, de fixation des populations (contre les migrations forcées, qui ravagent à long terme les pays périphériques, en particulier, en prélevant la jeunesse la plus formée).
Il attire l’attention sur l’importance des GAFA et le risque très important que cela fait courir à l’Europe. Comparé à ce qu’il y a dans la Silicon Valley, l’Europe est à un stade de « moyen-âge technologique ». Il indique le projet de financement par le numérique, par l’automatisation et l’IA, en mettant en place une participation publique à hauteur de 10% dans le capital des entreprises « digitales », générant ainsi un dividende permettant une source de financement des programmes publics.
Sur une question du public, il indique que le changement d’orientation de l’Europe proviendra d’abord d’un rapport de force, avec l’appui des populations, depuis la base. Pour cela, il faut développer des projets concrets. Vouloir passer par un préalable de modification des traités n’est pas pertinent, ce serai invalidant et paralysant (c’est un piège, tendu en particulier par les courants de droites « nationalistes »). Il indique l’enjeu majeur du Big Data Market, et de la nécessité d’une souveraineté numérique européenne, face aux géants « Big Brother» de la Silicon Valley.
Il indique la nécessité d’une politique industrielle européenne (souveraineté industrielle) à l’exemple des USA – de type « Buy European Act » – ex. la Chine et les USA ont aujourd’hui chacun développé un projet de batterie électrique, et pas l’Europe. Il y a donc la nécessité de propositions concrètes et d’une vision longue, à 25 ans (DIEM 25).
(A noter que ces propositions sont explicitées dans le document-programme du « New deal européen » de DIEM25).
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Je suis également passé hier après-midi assister à la rencontre annuelle organisée par « l’Appel des Appels » (ADA) – il s’agit d’un mouvement principalement porté par l’un de ses initiateurs, Roland Gori (psychanalyste et président de l’ADA), créé depuis une quinzaine d’années – Le thème très intéressant était : « l’avenir est-il promis à de nouvelles prolétarisations ? Colères et alternatives des professionnels précaires et en voie de précarisation » ( les journées ont été filmées et seront visionnables sur youtube dans une dizaine de jours). Les thèmes particuliers étaient : « l’ubérisation et le démantèlement des institutions », « Vivre et travailler à l’épreuve de la précarité : quelles sont les propositions pour sortir de ce processus ».
Alors que les personnes présentes étaient plutôt issues des « métiers de l’humain » (personnels soignants, éducateurs, psychologues, mais aussi chercheurs (du CNRS par exemple)), des problématiques convergentes sont apparues dans les débats : résistance contre une certaine culture de l’évaluation, dévalorisation de la notion de « métier », application de solutions de court terme (moins coûteuses et plus profitables – exemple : traiter les symptômes plutôt que les causes), difficulté à résister au rouleau compresseur « néolibéral » et à une certaine culture managériale des entreprises privées appliquée à toutes les institutions, et de façon générale, déshumanisation, et confusion entre la fin et les moyens…
Ce groupe se pose fortement la question des moyens de résistance et de lutte, et fait le constat de l’atomisation, de la dispersion des initiatives, voire de la division (en silos, en partis, en « chapelles », en catégories socio-professionnelles ou économiques, en rivalités d’idées, d’individus ou d’organisations, qui fait largement le jeu de cet « impérium idéologique néolibéral » et du pouvoir en place), et de diversion. Il y a une grosse question de fédération, de « reliance », de « convergence » (il a été fait référence à « Nuit debout » et à Podemos). Il s’agit de savoir comment peser suffisamment dans ce rapport de force général. C’est une vraie question stratégique, qui semble pour l’instant non-résolue.
J’y vois au passage un parallélisme avec la « problématique européenne », où force est de constater que le système actuel se trouve totalement verrouillé par le pouvoir en place (on dit aussi « l’establishment », ou l’oligarchie, etc…), et où la question d’une « bifurcation » possible (pour reprendre le mot de Dominique Méda ci-dessus) semble en l’état hors d’atteinte (faudra-il attendre une crise majeure pour ouvrir des voies alternatives (un « collapse ») ? (l’issue est très hasardeuse, et pourrait aboutir à un effet contraire à celui souhaité…).
Notez, en conclusion, une remarque de Roland Gori : prendre conscience que le progrès humain n’est pas donné (aujourd’hui, il se pourrait bien que nous soyons dans une phase d’inversion…)
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