Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Commentaire sur Où en sommes nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Emmanuel Todd édité au Seuil (2017).
C’est le personnage d’un Todd équilibriste, chat de gouttière et grand radiographe du paquet de sapiens en format familial XXL que son nouvel ouvrage Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine fait ressortir.
N’oublions pas que l’auteur de L’Origine des systèmes familiaux (Tome 1, 2011, Gallimard), foisonnant livre, n’a pas tout à fait fini de concocter le Tome 2, et s’est fendu entre temps de la polémique analyse Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil). Mais E. Todd arrive au terme de sa carrière académique, il a certainement pris plaisir à formuler une « mécanique anthropo-écono-
On connait l’idée de base : le lien entre système familial et facilité à accepter une idéologie/politique autoritaire, inégalitaire, abaissant le statut de la femme. Des « niveaux de patrilinéarité » croissants, émergés dans des zones les plus anciennes de civilisation, ont conduit les grands empires d’Asie (Mésopotamie, Chine, Inde) à verrouiller le système familial afin d’assurer la continuité de leur structure socio-économique de pouvoir, l’éloignant d’un système initial « nucléaire indifférencié ». Ce dernier est suivant Todd par excellence flexible et pragmatique . Furent repoussés vers des périphéries géographiques comme les régions de France ou les Philippines les systèmes moins patrilinéaires, comme le furent les langues périphériques. Je ne résumerai pas ici la typologie des différents systèmes (nucléaire, souche, communautaire), ni leurs marqueurs (endogamie ou exogamie, primogéniture à l’héritage, statut de la femme). Je dirai simplement qu’elle correspond à des « modes de propagation » de la propriété et du pouvoir, avec une palette de conceptions du lignage.
Todd pousse intellectuellement le défi assez loin sur bien des plans, j’en décline trois ici :
1) L’essentialisme, la région « immobile ». Il entend répondre à la critique récurrente d’un essentialisme masqué : à mettre en avant, sa réponse à la question « comment ces régions peuvent-elles bien, après tant de migrations sur leurs sols, avoir gardé « au chaud » leur système familial ? » Comment une « famille-souche gasconne patrilinéaire » peut-elle avoir un sens après le lavage de cerveau qui culmine dans l’école républicaine de la III-ème république. Todd propose, à rebours de l’essentialisme, qu’il s’agit justement d’une émergence stable parce qu’inessentielle ! C’est l’avatar du concept de « mémoire des lieux » forgé avec Hervé Le Bras dans Le Mystère Français. La région garde assez de trace dans son organisation des propriétés, des lieux communautaires, pour convertir ses arrivants et cela jusqu’à des régimes de flux de remplacement élevés. Du coup, à mes yeux, l’analogie s’impose avec les autres techniques de Homo, qui définissent son appartenance à un groupe culturel : dans telle vallée, les outils (et la langue comme outil), par la transmission qu’ils impliquent (techniques agricoles, objets plus chamaniques, langue), forment nolens volens les vecteurs d’une culture, et ils différeront de l’autre côté de la montagne. En somme, ‒ comme le dit dans mon titre le néologisme « Homo regionalis » qu’il faut voir comme clin d’œil à « Homo habilis », ‒ il faudrait envisager tout ce qui fait qu’une région est une région comme une « extériorisation technique » (dans le vocabulaire de Leroi-Gourhan et Stiegler). Et les immigrants n’apportent pas avec eux les outils de cette catégorie-là (la distribution des terres, les choix des tracés des chemins, les institutions,…). Todd est convaincu que si fond humain il y a (préalablement aux émergences des formes familiales variées) c’est un fond fait d’une haute dose de flexibilité et une grande compatibilité avec l’indifférenciation partielle dans et autour du groupe familial nucléaire.
La patrilinéarisation qui survient lorsqu’une civilisation se perpétue longtemps au même endroit se construit sur la nécessité (typique de la famille souche & de la primogéniture) ressentie que « la ferme hérite du fils », au point de conduire à un effet de stabilisation de la région, culturellement parlant. La région (allant jusqu’à l’Empire), est de plus en plus imperméable aux changements et va vivre assez mal les grands écarts que peut lui imposer par exemple une occidentalisation soudaine (l’Asie et l’Afrique notamment, les Amérindiens ayant été trop décimés trop tôt).
Todd égratigne la sphère freudienne au passage, puisqu’il prend bien soin d’affirmer que ce n’est pas l’individu « freudiennement marqué » par ses parents qui est le vecteur de transmission dans une région. C’est, insistons encore, une « émergence » (mon mot, pas celui de Todd) qui est profondément de nature collective, le collectif en question incluant les traces matérielles de l’humain autour de lui, les fermes et les propriétés, les ports, les institutions. Mais qui inclut aussi le mode de fonctionnement du système éducatif, système riche associé à une réalité « à tiroirs » entre intériorisation et extériorisation, et où il me faudrait sans doute reformuler ce que Todd en dit pour suggérer quelles difficultés théoriques pourraient surgir dans cette voie. Tant que nous en sommes aux égratignures, il y en a aussi pour Lévi-Strauss, et pour les économistes orthodoxes, notre auteur n’a pas modéré les traits de ses flèches sur ces cibles-là.
2) C’est l’occasion d’évoquer un autre pan des visions qu’expose Emmanuel Todd : l’éducation supérieure et son rôle, dans un cadre où l’alphabétisation s’immisce par à-coups (contre-réforme, déchristianisations précoces ici, tardives là, jouant sur l’alphabétisation des jeunes filles). Au lieu de venir couronner et consolider l’édifice, Todd affirme que la survenue d’un trop gros groupe passant par l’éducation supérieure le pousse à se scinder et à produire plus ou moins naturellement de l’inégalité, en privilégiant la tranche supérieure de 30% des éduqués, même si un autre tiers atteint les études supérieures. Sur la base des USA, où des hauts niveaux d’éducation dans l’enseignement supérieur furent atteints tôt (30 ans avant la France, avant même les « GI Bills »), Todd suggère un effet de plafond à 30% pour une élite en voie d’élargissement. En somme une méritocratie ne supporterait pas l’égalisation par le haut et reconstituerait un « bas dans le haut », qu’elle frustrerait plus ou moins fortement. Du coup, et nous sommes là dans la lignée du Qui est Charlie ?, Todd n’a de cesse de fustiger la vision d’Académia (ainsi nomme-t-il le complexe « supérieuro-pouvoiresque » qui donne le ton dans tout média se targuant d’être intellectuel, dans les rouages ministériels et dans les autres secteurs énarchiques, un complexe qui comprend au passage toute la gauche universitaire, j’en suis) : la méritocratie qu’Académia formule et administre (comme on administre un soin amer) fait la vie dure aux 30% de la 2ème tranche, qu’elle frustre en faisant croire à cette tranche que l’enseignement supérieur (« la fac ») est la clé de tout, avant de lui barrer la route dans une attitude d’exclusion à peine douce. Sans parler des autres 40%.
Cette analyse est elle-même sous-tendue par une autre, plus hasardeuse et risquée mais du coup pas indifférente, sur l’alphabétisation et la religion. Le protestantisme qui a déclenché l’alphabétisation universelle (peu ou prou la même qu’a voulu ou au moins fantasmé le judaïsme et qui allait rendre sa diaspora résiliente) a ici une place d’honneur. Bien des vicissitudes marquent le chemin, comme l’alphabétisation très différenciée des hommes et des femmes en Allemagne, par exemple (évidemment en faveur des hommes). Todd essaye néanmoins de suivre à la trace ce marqueur, dans la mesure où pour lui, la séquence alphabétisation => sécularisation => crise « identitaire » est une constante universelle, à méditer urbi et orbi, incluant les cas du nazisme ou de la situation génocidaire rwandaise. Les modulations de toutes sortes sont évoquées (démographie, géopolitique,…) et c’est sans doute un des points sensibles où sa démonstration peut souffrir du biais de confirmation évoqué en haut.
3) Il faut s’attarder un moment enfin, sur la vision que Todd propose des USA et de la Russie (sans oublier que Todd dit aussi être très fier d’avoir ré-analysé la famille juive, bien moins patriarcale et « souche » que le suggéraient les analyses standards, et ce notamment grâce aux importantes découvertes archéologiques de Judée qui donnent à voir sans filtre ce que la Bible a malaxé à l’infini). Todd voit les USA comme une zone de lien indifférenciée proche de Homo sapiens au mieux de sa forme et de sa capacité d’adaptation bricolante, avant que la propriété et l’agriculture ne le sédentarisent avec hache puis la Winchester au poing (comme vient de le dire Paul Jorion, il y a sur cet aspect une certaine continuité d’un fond rural qui éclaire à sa façon la possibilité même de la tuerie de Las Vegas), sans parler de l’esclavage. Cette vision d’Américains « libres d’obligations mais soucieux de leurs intérêts locaux » lui fournit une clé d’explication au paradoxe que tout Français ressent vis-à-vis des USA : une grande réussite technique doublée d’un manque d’institutions sociales d’État, permettant une grande pauvreté. Plusieurs développements sur ce point m’ont paru assez convaincants. L’autre composante de l’histoire des USA, qui définit son rapport là-aussi ambigu à l’inégalité, est le rôle des Noirs. Todd voit ce rôle comme ayant stabilisé la possibilité d’une égalité entre Blancs, en gros depuis l’indépendance jusqu’à après la Guerre de Sécession : que l’on ait à voir « l’infériorité » faciliterait de se sentir plus facilement égaux entre Blancs. Possible, à affiner. La séquence d’un siècle qui suit, jusqu’à la fin de la ségrégation, aboutit à la suppression du repoussoir inégalitaire qu’était la population noire stigmatisée comme telle, et rend possible, à partir des années 1980-1990 et en gros après l’espace d’une génération pour oublier un peu, une envolée stupéfiante des inégalités entre Blancs riches et pauvres, et a fortiori entre Américains riches et pauvres. Si on n’a plus d’égalité entre nous à faire valoir en face des Noirs, bas les masques.
Au total, cela mène évidemment Todd à relativiser la démocratie, émergence trompeuse donnant surtout de fausses satisfactions, servant tour à tour de faux-nez pour le libre commerce, ou pour la méritocratie, etc. Il justifie ainsi qu’on doive regarder autrement la Russie de Poutine, qui a réussi un sauvetage démographique de sa population (indicateur de fécondité, rôle mondial) et qui est décrite à l’envi (à tester contre le biais de confirmation) comme un repoussoir par une Europe. Une Europe qui elle, essore sa population des zones sud ainsi que celle du gros de sa zone orientale (des Baltes aux Roumains), en l’exploitant surtout dans la sphère nordique de l’Europe (Allemagne au centre évidemment). Le coup de pied de l’âne, par un de ces rebonds un peu rapide que Todd aime faire, est donc aussi une certaine considération pour les USA de Trump. Dans ces USA de 2016-2017, après tout, le peuple a trouvé une élite qui feint de l’écouter, quelque niveau d’impéritie que montre le Trump en action. Mais sa considération est encore plus forte pour le peuple grand-breton, qui a admis par le truchement du Brexit que quelque chose était à négocier avec la part de son peuple qui ne comprend pas la logique de l’Europe, logique d’essorage qui semble avoir touché aussi le peuple hors de Londres.
On ne pourra pas dire que Todd ne tente pas de nous stimuler via son prisme anthropo-écono-démographique. Et on dira dans la foulée qu’il a assurément le mérite de nous agacer quant aux choses que nous disons estimer. Des choses comme la vision de l’essentialisme inacceptable là où il existerait réellement une émergence (qui sommes-nous pour dire ce qui est une essence et ce qui ne l’est pas ? ), comme la vision d’une démocratie là où le capitalisme, depuis Maastricht et avant en Europe même, privilégie les flux et reflux en tsunami de capitaux, et aussi comme la vision de l’éducation supérieure et de la méritocratie oeuvrant en agents intrinsèquement stabilisateurs, là où le diable de la discrimination silencieuse peut se tapir derrière une belle palissade de bonne conscience : tout cela fait au moins un remue-méninge pour qui veut tester ses œillères.
Mais on peut aussi redouter que la distance de son approche à la sphère académique et intellectuelle telle qu’elle est réellement soit si grande que le débat ne puisse passer à travers la « vallée dérangeante » ‒ semée de quelques boules épineuses par l’incorrigible Todd ‒ vallée qu’il faudrait pourtant parcourir pour rejoindre sur ses crêtes notre chat de gouttière, autrement dit pour considérer son histoire de l’humain un tant soit peu de l’intérieur.
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