Pour commenter la situation au Venezuela, j’ai publié ici au mois d’août, la traduction française de deux interviews de Douglas Bravo intitulées respectivement, « Ici, on abandonne la souveraineté » (6 décembre 2015) et « Maduro détruit l’économie et la souveraineté » (31 mai 2016). J’ai reçu aujourd’hui un « rectificatif » sur le parcours de Douglas Bravo par Floréal Cuadrado, lequel n’est lui-même pas un inconnu. Le fait que je publie ici son commentaire n’exprime en aucune manière une opinion personnelle sur sa carrière, en tout ou en partie. Ouvert aux commentaires.
Monsieur Jorion,
Je viens de lire avec intérêt les deux interviews de Douglas Bravo, l’une dans La Razon du 6 décembre 2015 et une autre de mai 2016 que vous avez publiées sur votre blog.
Tout d’abord, je tiens à vous remercier de donner la parole à Douglas Bravo car aujourd’hui on ne l’entend plus guère. Or il se trouve que je le connais bien depuis le milieu des années 1970. J’ai également vécu au Venezuela de 1986 à 1989 et c’est au cours de cette période que nos liens sont devenus plus étroits. Ils perdurent depuis et c’est une véritable amitié qui me lie à lui maintenant. J’ai raconté tout cela dans mon livre, Comme un chat, paru il y a quelque temps.
Ancien chef de guérilla (de 1960 à 1979), il est incontestablement un des hommes publics qui a marqué la vie politique du Venezuela depuis la fin de la dictature de Pérez Jiménez (1). Pendant dix-huit ans, il a été à la tête du Frente Leonardo Chirinos et après l’assassinat de Fabricio Ojeda (2) il est devenu le comandante des différents mouvements de guérilla. Ce parcours fait qu’il est devenu une voix qui compte, qu’on écoute en son pays, mais que les grands médias occidentaux semblent vouloir rendre inaudible. Il est étonnant que la situation complexe, déconcertante (pour la gauche hexagonale) et tragique de ce pays soit évoquée sans qu’ici on tienne compte de ses avis et analyses qui me paraissent toujours aussi pertinentes et qu’il peut être tout simplement profitable de critiquer.
Il est bien possible que le fait que Douglas, qui est passé d’un marxisme-léninisme pro-soviétique plutôt dogmatique à des idées proches de celles des libertaires, en élaborant une critique radicale de l’État et des modes de développement du capitalisme, tels qu’ils ont été développés notamment par Chávez dans son socialisme du XXIe siècle, ait joué un rôle. Analyser tout cela est une longue histoire bien compliquée, qui bouscule passablement les représentations caricaturales de nos esprits européens, et qui ne peut faire l’objet d’une courte réponse.
Je me permettrai de relever une inexactitude dans l’introduction par schizosophie. Il dit que : « Son point de vue, émanant d’un proche de Chávez avec lequel celui-ci rompit les relations en 2010 ou en 2011 “quand il choisit le chemin du modèle soviétique” (…). »
Non, la rupture est bien plus ancienne. Elle se situe précisément lorsque Chávez organisa son coup d’État du 4 février 1992. Dans ce qui n’a été qu’un Golpe de plus, comme le Venezuela en a connu de nombreux tout au long du XXe siècle, Chávez décida de se passer des services de Douglas Bravo. Un désaccord profond sur ce que peut et doit être une véritable émancipation collective qui prenne les voies de l’autonomie sociale au Venezuela les séparait déjà.
Le 27 novembre de la même année, nouveau coup d’État. C’est une alliance civico-militaire qui entra en scène. Cette fois les acteurs ne sont plus les mêmes. Nous y retrouvons des officiers de très haut rang et des civils représentés par Bandera Roja (2) et Tercer Camino de Douglas Bravo. Néanmoins, ce soulèvement, comme celui de Chávez, n’a pas l’appui de la population et échoue.
Certains des conjurés prennent le chemin de l’exil. Quant à Douglas Bravo, il est arrêté et emprisonné dans la même prison militaire que Chávez. Mais cette cohabitation forcée ne réconciliera guère les deux hommes, bien au contraire.
Une fois élu, Chávez cherche à renouer les liens avec son mentor. En vain. Certes Douglas Bravo a la rancune tenace, il s’est senti trahi et, pis encore, l’élève n’a rien retenu des leçons de son ancien mentor, leçons qui ne furent pour Chávez que banale stratégie pour la prise de pouvoir… mais ce sont des divergences de fond qui lui font refuser cette main tendue. Il l’accuse d’être un néo-libéral et d’avoir bradé l’indépendance nationale en créant des sociétés mixtes où les multinationales du pétrole détiennent des minorités de blocage. C’est donc plus tard, comme le dit schizosophie, qu’il lui reprochera d’avoir choisi le modèle soviétique.
Il est évident que la démarche de Chávez pour se rapprocher de Douglas n’était pas dénuée d’arrière-pensées… Douglas Bravo, depuis qu’il a abandonné la lutte armée, est devenu une sorte de conscience nationale. Et contrairement à d’autres guérilleros – comme par exemple Teodoro Petkoff (3) – lucide, il a toujours refusé de participer à quelque gouvernement que ce soit. Une attitude intransigeante qui, malgré le fait qu’il soit extrêmement critique à l’égard de Chávez, qui bénéficie grâce à sa faconde de bateleur d’estrade d’un déroutant soutien plébéien, lui permet d’être respecté tant dans les milieux politiques que dans les classes populaires.
Quant au pacte de Puntofijo, il est erroné de l’écrire en deux mots comme l’ont fait les traducteurs et comme on le voit trop souvent. Cela laisse entendre qu’il aurait été signé dans la ville de Punto Fijo qui se trouve dans l’État de Falcon (État où est né Douglas Bravo). Ce qui est inexact. En réalité, ce pacte a été signé à Caracas le 31 octobre 1958 dans la quinta (villa) dénommée Puntofijo, située dans le quartier de Sabana Grande, propriété de Rafael Caldera (4).
Ces deux précisions peuvent paraître sans importance dans le contexte de turbulences cardinales que vit le Venezuela aujourd’hui. C’est certain. Mais derrière le mot, il y a la réalité d’un pacte signé entre les partis des élites dominantes vénézuéliennes (social-chrétien et social-démocrate, donc sans le PCV) pour se répartir en alternance le gouvernement de l’État pour que surtout rien ne change ni les structures politiques ni les relations économiques. Ce pacte aura offert au Venezuela une trentaine d’années de relative stabilité et de démocratie formelle (stabilité qui aura permis aux États-Unis de compter sur un pétrole de qualité et bon marché). La rente financière du pétrole, dont la redistribution présente une haute teneur en populisme dévergondé et un clientéliste effréné vont permettre une hausse non négligeable du niveau de vie des Vénézuéliens déjà aisés des classes moyennes et supérieures. Puis vint le temps de la concussion généralisée et de la corruption.
Les discours annonçant une inéluctable amélioration idyllique de la situation des plus pauvres qui s’amoncellent alors dans les bidonvilles autour des grandes villes se fracassent sur le réel, dès que… le pétrole perd de sa valeur. « En fabriquant d’époustouflants projets de développement qu’engendrent des fantasmes collectifs de progrès, l’État captive aussi bien son public que ses acteurs. Tel un “sorcier magnanime”, l’État tient ses sujets en induisant en eux une condition ou un état de réceptivité à ses illusions – un État magique. », diagnostiqua l’anthropologue Fernando Coronil (5).
Alors le pays plonge dans une grave crise économique, sociale et politique, 80 % des habitants ayant été précipités dans la misère. Les émeutes populaires et les pillages du 27 février 1989, les plus importants qu’ait connus le Venezuela, que l’histoire retient sous le nom de caracazo, se soldèrent par la mort de près de 3.000 personnes et se terminèrent par la victoire électorale et la prise de pouvoir d’Hugo Chávez.
C’est donc bien une banalité de rappeler que les problèmes que rencontre le Venezuela sont liés à ses immenses richesses pétrolières. Et la politique comme les faits sociaux semblent plus varier au gré des péripéties pétrolières plus qu’à la volonté politique d’une prise de pouvoir par les armes ou les urnes. Rien ne semble changer sans le pétrole et la maîtrise de son cours.
Depuis 1958 jusqu’en 1999 le pays a toujours vécu de cette immense richesse potentielle. Lorsque Chávez arrive au pouvoir et donne naissance à la Ve République, il tient un discours différent, mais le pays continuE de vivre de la rente pétrolière. Et les discours infantilisants mégalomanes et narcissiques reprennent de plus belle. L’État magique et ses illusions aussi, invalidant par les faits encore une fois, s’il en était besoin, la théorie libérale du ruissellement des richesses.
La reconstruction de l’OPEP – sous l’influence du Vénézuélien Ali Rodriguez (6) – entraîne une hausse historique du baril de pétrole qui dépasse les 140 $ US (pour mémoire, à l’arrivée de Chávez au pouvoir, il était à moins de 10 $…). Au lieu de profiter de cette manne financière, pour construire par exemple, une agriculture qui rende le pays auto-suffisant d’un point de vue alimentaire (le Venezuela, sous Chávez, dépendait pour environ 60% des importations alimentaires), il préfère faire l’aumône aux pauvres. Cette politique a eu, entre autres résultats catastrophiques, l’apparition d’une nomenklatura chaviste prédatrice qui est devenue immensément riche en moins d’une décennie et qui extorque le consentement à la soumission des plus pauvres. Entièrement dépendants des aumônes de l’État « providence » et subjugués par les discours « nationalistes » de Chávez, ils votent, à chaque élection, massivement pour lui.
En fait, son objectif est de rester le plus longtemps possible au pouvoir. Pour cela, il modifie la Constitution. En 2004, il aura beaucoup de mal à accepter qu’un référendum révocatoire soit conduit à l’encontre de sa politique… Disposant de tous les leviers de contrôle de l’État, il surmonte ce qui est pour lui une épreuve. Il peut continuer à diriger indéfiniment le pays. Mais comme pour le tyran de Syracuse, c’est sa santé qui en décide autrement, et non une révolte populaire dans un sursaut démocratique.
Son successeur n’a pas son habileté politique ni son charisme. Maduro est un oligarque syndical sans envergure, qui semble sorti tout droit d’un système autocratique et pyramidal à la soviétique. Mais il a la « chance » d’avoir une opposition désunie où les rivalités sont nombreuses. Au lieu de répondre avec la diplomatie rouée de son prédécesseur, il choisit la répression. Politique qui conduit le pays au bord de la guerre civile.
Cette spirale dévastatrice permet à un Trump de montrer ses muscles. Ne pouvant, jusqu’à présent, appliquer la politique de la canonnière face à la Corée, il se rabat sur le Venezuela qui est un adversaire à sa portée… l’état actuel de l’armée vénézuélienne en témoigne.
Les tyrans se succèdent, mais le pétrole est toujours là. Et le pays ne semble pas, pour autant que les informations sur la question pétrolière soient fiables, immédiatement concerné par un quelconque pic pétrolier…la « faja de l’Orénoque », permettrait au Venezuela de disposer encore d’importantes réserves pétrolières pendant encore une quarantaine d’années….
Les Chinois que Maduro a mis en selle par un accord de 2004 permettant à la Chine en contrepartie d’investissements dans le secteur agricole vénézuélien (un comble !) et du développement de quinze champs pétroliers actuellement hors d’activité, sont partie prenante non négligeable dans cette situation. Accord dénoncé par Douglas Bravo. Les Russes aux aguets, surveillant avec une attention méphistophélique ce qui se passe au pays de Bolivar, vont-ils laisser aux mains des États-uniens ‷ toujours sourcilleux quant à ce qui se passe dans leur traditionnelle arrière-cour ‷ ces fabuleuses réserves stratégiques pétrolières et gazières ?
Le dernier coup médiatique de Maduro, annonçant début septembre 2017 qu’il souhaitait désormais vendre son pétrole en devises autres que le dollar, en « yuan chinois, yen japonais, rouble russe ou roupie indienne, entre autres » ne va sûrement pas calmer le jeu.
La partie est loin d’être terminée.
Floréal Cuadrado
Notes :
- Pérez Jiménez (1914-2001) a dirigé le Venezuela de 1952 à 1958 par une dictature militaire. La politique menée par le dictateur favorisa les intérêts des États-Unis. Lors de sa chute, il s’exila dans ce pays et y vécut jusqu’en 1963. À cette date la politique américaine vis-à-vis du Venezuela changea et permit son extradition sous le motif de détournement de fonds publics pendant son mandat présidentiel. Il passa cinq ans en prison. Libéré en 1968, il s’exila définitivement en Espagne où il mourut.
- Fabricio Ojeda (1929-1966), il a été membre du parti URD et chef de la junte patriotique, pendant la clandestinité, qui mit fin à la dictature de Pérez Jiménez en 1958. Après la chute du dictateur, il est élu député à l’Assemblée constituante. La dérive pro-américaine du Venezuela le conduira en 1962 à se démettre publiquement de son mandat et de rejoindre la lutte armée. Quelques mois plus tard, il est arrêté et condamné, pour rébellion militaire, à 18 ans de prison. Il s’évade dans les semaines qui suivent. Le 1er janvier 1963, en compagnie de Douglas Bravo et des autres chefs de guérilla, les différents fronts révolutionnaires sont unis et cela donne naissance aux FALN (Fuerzas Armadas de Liberación Nacional). Il en devient le comandante. Il est à nouveau arrêté en 1966 à Caracas et est assassiné dans les locaux de la police politique quatre jours après son arrestation. Douglas Bravo lui succède à la tête des FALN.
- Bandera Roja (BR) fut fondée en 1970 et participa à la guérilla. À ses origines c’était un parti marxiste-léniniste influencé par les thèses de l’Albanais Enver Hoxha. Au début des années 1990, il abandonne la lutte armée et dans un premier temps appuya le gouvernement de Chávez. En 1998, c’est la rupture avec les chavistes. BR rejoint l’opposition dans la Coordination démocratique. En 2010 ce parti participe aux élections au sein de la MUD, mouvement regroupant l’ensemble des partis d’opposition. Depuis la mort de Chávez, ce parti poursuit son combat contre le chavisme et le président Maduro.
- Teodoro Petkoff a suivi la voie classique de la plupart des guérilleros vénézuéliens. Il a d’abord milité au PCV et il rejoint la guérilla sous les ordres de Douglas Bravo. Plus tard, il fonde le Mouvement au socialisme (MAS). En 1993, lors de l’élection présidentielle, il appuie la candidature de Rafael Caldera qui est élu et il devient ministre de Cordiplan (Officine centrale de coordination et planification).
- Rafael Caldera (1916-2009) est un avocat et un homme politique. Il a été un des fondateurs du parti démocrate-chrétien COPEI. Il a été élu pour la première fois en 1969 à la présidence de la République. Pendant son mandat, avec une certaine habileté, il posa les bases qui permirent au pays de sortir de la guérilla sans bain de sang. Il fut réélu en 1994 et fut le dernier président de la IVe République. Après la chute de Pérez Jiménez, le système politique vénézuélien imposait aux présidents de la République une fois leur mandat terminé de laisser passer deux élections avant de pouvoir être à nouveau candidat. Cette disposition avait pour but d’éviter que les présidents s’incrustent au pouvoir. Seuls Rafael Caldera et Carlos Andrés Pérez (1922-2010) furent deux fois élus présidents.
- Fernando Coronil (1944-2011). Est un anthropologue vénézuélien, professeur à la City University of New York. Ses réflexions sur l’anthropologie et l’histoire le conduisirent à être un des créateurs du programme multidisciplinaire intitulé Anthro-History. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages. Le plus important est sans nul doute El Estado magico, Naturaleza, dinero y modernidad en Venezuela publié par les éditions Nueva Sociedad de Caracas.
- Ali Rodriguez a été un guérillero très proche de Douglas Bravo. Au sein de la guérilla, il s’occupa des questions énergétiques. Ce qui fit lorsque Chávez fut élu président qu’il devint ministre de l’Energie et des mines. Il fut secrétaire général de l’OPEP pour la période 2001-2002. Sa politique à ce poste fut de réduire la production pétrolière des pays membres de l’OPEP par des quotas ce qu’il parvint à réaliser et mit fin au pétrole bon marché.
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