L’amnistie au sénat – séance du lundi 22 Mai 1876
M. LE PRÉSIDENT. – L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collègues, relativement à l’amnistie.
[…] Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d’autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus fréquemment que je puis, de respectueuses visites à la misère. Oui, depuis cinq ans, j’ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis entré dans des logis où il n’y a pas d’air l’été, où il n’y a pas de feu l’hiver, où il n’y a pas de pain ni l’hiver ni l’été. J’ai vu, en 1872, une mère dont l’enfant, un enfant de deux ans, était mort d’un rétrécissement d’intestins causé par le manque d’aliments. J’ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j’ai vu se joindre des mains suppliantes ; j’ai vu se tordre des bras désespérés ; j’ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j’ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénûment, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j’ai demandé la cause de toute cette misère, on m’a répondu : c’est que l’homme est absent ! L’homme, c’est le point d’appui, c’est le travailleur, c’est le centre vivant et fort, c’est le pilier de la famille. L’homme n’y est pas, c’est pourquoi la misère y est. Alors j’ai dit : Il faudrait que l’homme revînt. Et parce que je dis cela, j’entends des cris de malédiction. Et, ce qui est pire, des paroles d’ironie. Cela m’étonne, je l’avoue. Je me demande ce qu’ils ont fait, ces êtres accablés, ces vieillards, ces enfants, ces femmes ; ces veuves dont le mari n’est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande s’il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu’ils n’ont pas commises. Je demande qu’on leur rende le père. Je suis stupéfait d’éveiller tant de colère parce que j’ai compassion de tant de détresse, parce que je n’aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m’agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je voudrais réchauffer les pieds nus des petits enfants ! Je ne puis m’expliquer comment il est possible qu’en défendant les familles j’ébranle la société, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l’innocence, je sois l’avocat du crime !
[…] La proposition est mise aux voix dans son ensemble.
Se lèvent pour :
MM.
* Victor Hugo.
* Peyrat.
* Shoelcher.
* Laurent Pichat.
* Scheurer-Kestner.
* Corbon.
* Férouillat.
* Brillier.
* Pomel (d’Oran).
* Lelièvre (d’Alger).
Le reste de l’Assemblée se lève contre.
La proposition d’amnistie est rejetée.
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