LE TEMPS QU’IL FAIT LE 29 SEPTEMBRE 2017 – Retranscription

Retranscription de Le temps qu’il fait le 29 septembre 2017. Merci à Marianne Oppitz !

Bonjour, nous sommes le vendredi 29 septembre 2017 et je voudrais vous parler d’une réflexion au confluent de deux événements quasiment simultanés. C’est le fait que, hier, je suis passé à France Culture en compagnie de Pierre Dockès et d’une dame qui s’appelle Clara Gaymard et nous avons parlé de la mort du capitalisme. Et l’autre événement, c’est la sortie, je crois que c’est le 3 novembre – en tout cas pour moi il y a le bon à tirer qui est ces jours-ci, je crois que c’est aujourd’hui – du livre qui s’appelle À quoi bon penser à l’heure du grand collapse. Je dois toujours un peu me concentrer : ce n’est pas un titre que j’ai choisi moi-même mais je trouve qu’il n’est pas mal du tout. C’est un portrait intellectuel, une réflexion sur un ensemble de choses dont on imagine… sur lesquelles j’ai porté, peut-être, un regard un peu original. C’est un long entretien avec Jacques Athanase Gilbert, professeur de littérature à Nantes et Franck Cormerais, spécialiste de la communication à l’université de Bordeaux. Je me suis réécouté, après l’émission. J’écoute, comme tout le monde, pour savoir ce que j’ai dit, parce que dans le feu de l’action je ne sais plus très bien. J’ai bien quelques notes mais je ne sais plus très très bien de ce que j’ai pu dire et pas dire, et si c’est bien tombé par rapport au reste de la conversation, surtout quand c’est un débat. Ensuite, il y a la relecture en clair de ce manuscrit pour voir si il n’y a pas des erreurs sur les premières épreuves, avant qu’on ne passe à l’impression.

Et là, le sentiment qui m’est apparu, au confluent de ces deux relectures et auditions, c’est que je vous remercie (rires) ! Je vous remercie, vous qui me suivez, qui m’écrivez des choses aimables, vous qui lisez mes livres. Vous qui, parfois, c’est le cas de certains, utilisez ce que j’ai bien pu dire dans vos propres publications. Parce que, justement, la rencontre de ces deux choses me fait comprendre, parce qu’elle me permet de poser un regard un peu extérieur sur la personne que je suis moi-même et sur les choses que je puis dire. Je me rends compte que je demande quand même aux gens de penser, sur la plupart des sujets, tout à fait autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Alors, évidemment, je n’ai pas sucé ça entièrement de mon pouce, personne ne peut le faire ! En fait, c’est beaucoup de bricolages, de reconstructions, mais c’est quand même, voilà ! sur toutes ces choses, c’est un regard quand même tout à fait différent. Si vous avez écouté, si vous avez écouté l’émission sur France Culture – ou si vous écoutez, maintenant, le podcast, parce que vous ne l’avez pas fait avant – vous vous rendez quand même compte comme la plupart des gens qui ont entendu ça, on a le sentiment que je dis quand même quelque chose d’entièrement différent de ce que peuvent dire d’autres personnes. Même des personnes que l’on pourrait classer, je dirais, sur l’éventail politique à peu près au même endroit que moi, ou moi à peu près au même endroit qu’eux, nous avons, quand même des perspectives extrêmement différentes sur les choses.

Alors, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas sucé ça de mon pouce. Quand il s’agit, par exemple, de la formation des prix, j’ai repris le modèle de la formation des prix d’Aristote. Bon, il faut bien le dire, je l’ai remis au goût du jour et que j’ai même dû proposer quelques rectifications dans les traductions pour que ça ressemble à ce que j’avais envie de dire (rires) ou, en tout cas, dont j’avais le sentiment que j’avais tiré de sa propre approche, mais c’est quand même tout à fait autre chose. Formation des prix, formation des taux d’intérêts, fondées sur un rapport de force et absolument pas sur des questions de valeur d’usage ou de valeur… c’est quoi l’autre ? – je ne sais même plus ! – valeur d’échange et valeur d’usage, ça n’a rien à voir avec la loi de l’offre et de la demande… Non pas que je n’y croyais pas au départ, vous le savez, au départ je me suis dit : « Tu vas faire un chapitre de ta thèse en montrant que les prix que tu as récoltés sur les marchés des pêcheurs houatais, que ça illustre la loi de l’offre et de la demande ». Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait une telle déconvenue, que ça ne corresponde pas du tout, que ça ne marche pas du tout. Et non seulement ça, puis quelques années plus tard en Afrique, cela ne marchait pas non plus. Tout ça est tout à fait différent : c’est sur le rapport de force, c’est fondé sur la « philia », le rapport de bonne volonté que nous… – comment dire – l’injection de bonne volonté que nous faisons dans la vie quotidienne, sur la nécessité de maintenir un marché. Si les prix s’installaient simplement en fonction de l’offre et de la demande, ils seraient peut-être beaucoup trop élevés pour l’acheteur ou beaucoup trop bas pour le vendeur. Non, il faut que tout ça marche ! J’ai appris ça d’Aristote. C’est quand même un tout autre regard sur les choses. Quand je fais un livre sur Keynes : Penser tout haut l’économie avec Keynes, je reprend des choses de Keynes mais je les remets quand même entièrement dans un tout autre moule. Un tout autre regard. Parce que, par exemple, ce rapport de force n’existe pas chez Keynes qui, comme je l’illustre pas mal dans le livre, avait tendance, simplement, à extrapoler son propre comportement de spéculateur et à se dire : « Tout le monde fait sans doute comme moi ».

Alors, ne parlons même pas de mon regard sur l’intelligence artificielle (rires) ! que j’ai adopté en 87, 88, 89 et ça a donné lieu au livre, publié à la fin 89, qui s’appelle :  Principe des systèmes intelligents. Une réflexion à partir du système, logiciel ANELLA que j’avais mis au point pour les British Telecom, à Ipswich. C’est un regard, c’est un regard sur l’intelligence artificielle qui, on est quoi… on est 27 ans plus tard, la voie que je dessinais, la voie que j’ai esquissée n’a toujours pas été explorée. J’en ai parlé, l’autre jour, à des gens qui travaillent sur le « deep learning » pour la compagnie… – comment elle s’appelle ? je ne sais plus… Mind… – DeepMind ? Je ne sais plus ! Oui, DeepMind, des gens qui travaillent pour Google à Londres et ils écoutent avec intérêt ce que je dis mais, voilà ! ce n’est pas du tout dans le… ce n’est pas du tout encore dans le cadre de ce qu’ils essayent de faire. Et là, bon ! c’est quoi ? c’est une tentative simplement de me dire, à ce moment là – les méthodes que je vois mes collègues utiliser pour faire de l’intelligence artificielle – ça ne vaut pas un clou ! ça ne marche pas : c’est à partir de leurs intuitions, à eux, de comment fonctionne l’être humain. Voilà : il y a la « conscience » qui est assise là, elle est sur le siège du conducteur, alors elle pousse une « intention », et alors elle exerce sa « volonté », et ça va faire marcher les trucs.

Moi, j’avais une formation en psychanalyse – de psychanalyste – et j’étais convaincu qu’un être humain, ça ne fonctionne pas du tout comme ça. Et qu’est-ce que j’ai fait ? Eh bien, j’ai pris mon fonctionnement de l’être humain et je l’ai placé là, au milieu, comme étant la chose selon laquelle on va faire un logiciel qui se comportera comme un être humain. Qui aura, à la fois, un comportement émotionnel et rationnel, comme nous, et qui produira des choses, des discours qui intéresseront les gens et la machine apprendra de ce qu’on lui dira. Voilà ! Ça attend toujours d’être mis en œuvre. Je vous l’ai dit – je crois que c’est la semaine passée – que comme j’ai un peu moins envie d’écrire maintenant, je m’intéresserai peut-être de nouveau un peu plus à faire de la recherche en Intelligence Artificielle. 27 ans plus tard. Et quelques-uns d’entre vous m’ont déjà dit : « Ah ! Très bien ! Faisons cela ensemble ! ». Et donc ça, c’est déjà une très bonne chose ! On verra dans quel cadre le faire, ou bien si on le fera comme ça, sur le côté.

Alors, quoi encore ? Mon regard d’anthropologue sur les rapports des civilisations est aussi quelque chose qu’on ne voit nulle part ailleurs (rires). Mon interprétation du rapport entre notre pensée et la pensée chinoise, là, je dois bien dire que j’ai proposé une lecture qui n’a aucun rapport avec ce que personne d’autre n’a jamais proposé. On en voit une esquisse – si vous voulez – dans l’article de 1910 de Durkheim et Mauss sur la ressemblance entre le système totémique et la pensée archaïque chinoise mais, enfin bon ! ça n’a rien à voir avec ce que j’ai essayé de faire plus tard en essayant de modéliser des réflexions de type chinois en langage Prolog et en langage Lisp pour voir ce que ça donnait et m’apercevoir qu’il y a une différence, véritablement essentielle, radicale, entre l’approche de notre tradition gréco-chrétienne et la tradition chinoise. Ce sont deux types d’appréhension du monde que, si on veut les programmer sur un ordinateur, eh bien, il faut le faire de manière entièrement différente. Je vais arrêter la liste là ! (rires)

Ah oui ! Mon livre : Comment la vérité et la réalité furent inventées. D’abord, il fallait vouloir considérer que des notions comme « vérité » et « réalité » n’appartiennent pas simplement au sens commun et que tout le monde devrait les avoir. Et c’est – voilà – en allant un petit peu voir dans la logique chinoise, dans la pensée archaïque chinoise, que je me suis rendu compte que ces notions de vérité et de réalité en étaient tout à fait absentes. Et j’ai essayé de comprendre pourquoi et m’apercevoir alors que ces notions de vérité et de réalité ont émergé dans notre pensée tout à fait progressivement et parfois de manière très très récente. La notion de vérité est apparue… enfin, notre notion moderne de vérité est apparue chez Socrate et puis, mise sous forme, je dirais, d’un système un peu formalisé chez Aristote. Perfectionné entièrement par des gens qu’on ne comprend plus du tout. On croit qu’ils étaient bêtes, on croit qu’ils étaient ridicules : les scolastiques ont mis au point tous nos outils de pensée. On les ridiculise en disant, en mentionnant certaines des disputatios qui étaient les leurs, comme le nombre d’anges qu’on peut mettre sur la pointe d’une aiguille. Sans eux, nous ne réfléchirions pas comme nous l’avons fait. Sans eux, la pensée scientifique moderne ne serait pas apparue comme elle est apparue. Encore que, comme le disait Roman Jakobson, dans une leçon à laquelle j’assistais à la Sorbonne, dans les années 1970 : « Nous sommes encore loin d’avoir atteint le degré de sophistication théorique et de réflexion qui était celui de nos universités européennes au 13e et au 14e siècle ». Il faut le savoir ! Voilà ! Je vais arrêter là.

Mon actualité immédiate, la semaine prochaine, j’ai un débat avec Joël de Rosnay et Jacques Attali sur le monde en 2517. Cela aura lieu au Havre, ce sera évidemment, aussi, en streaming si vous voulez regarder ça en direct. Et ce sera bien sûr ensuite, sous forme de petite vidéo, ça peut être intéressant et, là aussi, j’ai le sentiment comme ce qui s’est passé hier, que je risque d’y dire des choses extrêmement différentes de mes deux co-débateurs, co-panélistes, quelle que soit la sympathie que j’éprouve pour leur manière de voir les choses, de voir le monde et de la bonne volonté qu’ils manifestent tous les deux… comme je crois que je le manifeste moi-même et vous tous qui me regardez ici (rires), sans quoi vous ne le feriez pas ! Notre regard – comment dire ? – doux-amer sur l’espèce que nous sommes, sur la chance que nous avons de cette expérience d’une vie humaine. Et nous avons une espèce dont nous devons être honteux pour certains de ses comportements, mais dont nous devons aussi être très très fiers dans la mesure où – la réalité de choses dont nous n’avons pas la preuve que, où que ce soit dans l’univers, quelque chose du même ordre ait lieu – nous avons engendré le technologique, quelque chose qui n’existait pas jusque-là, dans le monde. Et ça me fait penser que notre ami – mon héros – Saint-Just, avait déjà fait cette réflexion que la raison, c’est déjà une chose que nous avons introduite dans le monde et qui n’existait pas jusque-là et que c’est déjà pas mal ! que c’est une construction, à nous, mais c’est quand même un outil qui produit des résultats : des bombes atomiques mais aussi des fusées qui quittent [notre] système stellaire. Voilà ! Allez ! À la semaine prochaine.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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