Il y a dix jours, je publiais un échange avec Luc Baudoux à propos de la culpabilité, j’y indiquais que j’étais précisément en train d’écrire le chapitre à ce sujet de « Qui étions-nous ? », le voici.
La somme des préoccupations des choses à faire, qu’il s’agisse de soucis ou d’aspirations, nous cause du désagrément. Elles se renouvellent constamment parce que notre corps perd sans cesse ses forces et doit sans cesse les reconstituer, et ceci au sein d’un monde en constant changement.
Parce que j’ai alors faim, tous les jours à midi je vais m’acheter un sandwich au coin de la rue, mais le lundi c’est fermé. Que de soucis de veiller à tout cela ! Mais il est bon que nous les ayons puisqu’ils nous procurent l’incitation nous permettant de réaliser parmi les gestes assurant notre survie, ceux qui sont liés à des actes qui ne doivent pas être posés dans l’immédiat et devront donc être planifiés. Ce qui signifie qu’il est illusoire de vouloir se débarrasser de nos soucis une fois pour toutes, puisque d’y parvenir découlerait une mort certaine. Leur présence est banalement l’une des facettes de la destinée humaine.
S’ajoutent cependant aux choses à faire, les choses à défaire : celles qu’il n’aurait pas fallu faire un jour et dont il faut maintenant réparer les effets. Pour atteindre de tels objectifs, nous n’avons en général pas conçu de scénario précis, et le souci se transforme alors en rumination interminable. Il y aussi hélas le mal irréparable ; le véritable tourment est là puisqu’il n’y aura pas de fin à la contrariété : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », écrit Victor Hugo.
La culpabilité, le sentiment permanent qu’il y a des tâches à accomplir et des choses à réparer, et que celles-ci se renouvellent hélas sans cesse, fait donc partie de notre équipement de survie. L’alternative s’il y en avait une serait celle d’un monde où notre corps serait éternel et où il ne se passerait jamais rien. Malheureusement peut-être, ce n’est pas celui qui nous a été offert.
La souffrance causée par la culpabilité associée aux choses à faire ou à défaire peut être minimisée par un choix de vie où il n’y a précisément pas grand-chose à faire ou à défaire. La vie monastique cénobite en communauté, ou anachorétique de l’ermite, proposent de tels scénarios pauvres en soucis. On peut aussi chercher à penser à autre chose, ou même à ne pas penser du tout, on peut s’anesthésier de diverses manières. Tout cela est vain bien entendu : seule la mort met fin à nos soucis. Mais est-ce cela que nous voulons ? Probablement pas.
L’homme est surpris et peiné de constater sa culpabilité et sa honte s’il échoue à réaliser les tâches qu’il a planifiées, ou s’il est pris la main dans le sac de ne pas être la personne qu’il ou elle affirme être. Comme il ou elle ne comprend pas d’où vient cette culpabilité alors qu’il ou elle sait « n’avoir rien fait de mal », il ou elle inventera un jour le péché originel : nous payons aujourd’hui pour un ancêtre ayant fauté autrefois. Notre ancêtre Adam a croqué le fruit défendu, les fils ont tué le père et l’ont mangé, etc.
Freud écrit dans L’Homme Moïse et le Religion monothéiste : « Paul, juif romain de Tarse, s’empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomme celle-ci le « péché originel » : c’était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort » (Freud [1939] 1986 : 177-178). Taubes ajoute : « Ce que Paul ne pouvait reconnaître que par l’illusion d’une « bonne nouvelle » a été mis en mots, sans illusion, par Freud. La faute ne saurait être expiée par le sacrifice de la vie du fils de Dieu ; elle ne peut être que reconnue » (Taubes « La religion et l’avenir de la psychanalyse » [1957] in « Le temps presse ». Du culte à la culture, Paris : Le Seuil 2009 : 479).
Or la culpabilité est simplement le désagrément causé par la somme des choses que nous avons à réparer ou à faire pour nulle autre raison que la nécessité naturelle qui veut que nous nous épuisons biologiquement avec le temps qui passe et devons nous restaurer, et que nous sommes, de manière générale, plongés dans un devenir soumis à une mutation permanente. Imaginer que le tourment que nous éprouvons d’une culpabilité sans motif précis résulterait d’une faute commise autrefois, est un mirage. Oui, le Christ est venu et a dit : « Par mon martyre, je vous délivre ! » mais chaque croyant a pu constater qu’en ce qui le concerne à titre individuel, ce sacrifice divin échoue à le soulager : le désagrément du sentiment d’une faute à réparer persiste. Il faudrait pour se libérer que l’homme reconnaisse le sentiment de culpabilité pour ce qu’il est en réalité et se débarrasse en particulier une fois pour toutes de la notion d’un « péché originel », d’un crime commis par un ancêtre dont on ne sait plus rien, et à l’égard duquel rien ne peut être fait pour le réparer.
La culpabilité, nous possède parce que pour survivre nous devons nous battre. Dieu est mort et en sus de nos préoccupations de vie quotidienne, certains souhaitent notre propre mort, alors il nous faut lutter. C’est hélas comme cela et pas autrement : la vie n’est pas un long fleuve tranquille, c’est là un donné. Nietzsche appelait cela « la tragédie ». Il avait raison. Heureusement certains nous aiment, et en nous aimant, nous pourvoient de la force qui nous manque.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…