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Le Vocabulaire de la psychanalyse dit du Surmoi : « Une des instances de la personnalité telle que Freud l’a décrite dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique : son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi. Freud voit dans la conscience morale, l’auto-observation, la formation d’idéaux, des fonctions du Surmoi […] il se constitue par intériorisation des exigences et des interdits parentaux » (Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : P.U.F. 1968 : 471).
J’ajouterai ceci à propos du Surmoi :
1) il est le vecteur du « social intériorisé » au sens de Durkheim, il est le répertoire de nos « devoirs », et aussi de ce qui nous fait dire « nous-les-Dupont, nous… » ;
2) il est le gestionnaire du répertoire dynamique de nos soucis que nous cherchons à lever : les « choses à faire », les erreurs à réparer ;
3) il nous offre aussi une immunisation par l’indifférence – « obéir sans se poser trop de questions » – contre le caractère arbitraire des injonctions qui nous sont faites et dont le prototype a été constitué par les exigences parentales qui – nul ne l’ignore ! – ne sont pas toujours motivées par davantage que des sur-corrections à contretemps ou de simples sautes d’humeur
Il y a quelques années une firme de logiciel m’avait convié à être l’un des témoins privilégiés auquel on soumettrait un nouveau concept. Voici sur quoi on me demandait mon avis.
Les systèmes de géolocalisation avaient longtemps peiné à suivre un être humain dans son parcours au sein d’un bâtiment mais la question avait été résolue et un certain produit ayant atteint le stade des tests était celui-ci.
Vous entreriez dans un centre commercial où vous avaient mené vos pas quand votre smartphone prendrait la parole pour vous dire ceci : « Rends-toi dans un magasin de chaussures vers lequel je vais te guider. Arrivé là, tu te rendras vers le rayonnage tout au fond du magasin et là, sur la troisième étagère, tu prendras la quatrième paire de chaussures à partir de la gauche et tu les achèteras ». À cette injonction votre réflexe serait de répondre quelque chose du genre : « Mais je ne suis pas venu ici pour acheter des chaussures mais pour remplacer une paire de jeans ! », à quoi votre smartphone rétorquerait : « Réfléchis à ceci, si tu n’achètes pas ces chaussures aujourd’hui alors que tu es là, tu reviendras les acheter ici le 23 octobre, soit dans trois semaines exactement ».
On me demanda comment je réagirais à une situation comme celle-là, à quoi je répondis comme je le ferais encore aujourd’hui : « Certaines personnes seront terrifiées à cette perspective, convaincues que leur volonté leur a été dérobée, tandis que d’autres diront que rien de plus beau ne leur est jamais arrivé ! ».
Pourquoi rien de plus beau ne pourrait-il leur arriver ? Parce qu’elles seraient délivrées du souci de devoir se souvenir de faire quelque chose plus tard, de cette préoccupation dont Jacob Taubes parle comme d’un « tourment » dû au délai entre le « ne pas oublier le rendez-vous jeudi chez le dentiste », et la venue du jeudi qui n’est pas encore là et qui nous apportera la délivrance une fois la tâche accomplie : « le temps signifie Délai […] le temps ne permet aucune insouciance, mais il est tourment (Bedrängnis), le temps presse » (Jacob Taubes, « Le temps presse ». Du culte à la culture, Paris : Le Seuil, 2009 : 509).
Si j’ai rapporté cette anecdote, c’est pour mettre en évidence que l’irruption du Big Data modifie dramatiquement le rôle du Surmoi, en suggérant qu’il pourrait même éventuellement le faire disparaître en le remplaçant entièrement. En prenant nos décisions à notre place, le Big Data présenterait l’avantage sur le Surmoi de nous débarrasser entièrement du « souci » lié à nos préoccupations quotidiennes, du fait qu’elle le gérerait à notre place, et nous empêcherait par ailleurs par l’hyper-surveillance de faillir à nos devoirs ou de contrevenir aux règles assurant l’harmonie du corps social.
La transition pourrait avoir lieu de manière indolore grâce au mécanisme suivant :
1) L’hyper-surveillance que permet le Big Data nous dispense du rôle du Surmoi d’être le vecteur du social intériorisé : la répression de notre comportement déviant grâce à l’hyper-surveillance prend la place qui était celle de notre inhibition devant lui.
2) Le Big Data nous délivre du rôle du Surmoi d’être le gestionnaire du répertoire dynamique des soucis à résoudre en anticipant les décisions que nous prendrions de toute manière.
3) Le Surmoi en tant qu’il immunise par l’indifférence contre le caractère arbitraire des injonctions qui nous sont faites nous permet de tolérer la répression par l’hyper-surveillance ainsi que le fait que le Big Data prenne désormais toutes nos décisions à notre place et gère notre calendrier de choses à faire.
Qu’en penser ? Le Big Data nous rendra ainsi pareils aux insectes sociaux comme les fourmis ou les termites, une pensée qui pourrait nous terrifier. Mais, réfléchissons-y aussi, n’est-ce pas notre seule voie réaliste de salut ?
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