CHINE – Coup de chapeau à Monsieur le Consul…, par DD & DH

Billet invité.

Chacun sait bien, d’expérience, comment se passe toute tentative de « désherbage » dans une bibliothèque : on se promet dur comme fer de trier sévèrement et de se montrer sans faiblesse au moment d’écarter les « indésirables » ou les « dépassés ». Et, à pied d’œuvre, au lieu du coup de balai auquel on s’était par avance fermement résolu, assailli soudain de vilains remords, on feuillette, on atermoie, on hésite, et finalement… on relit ! C’est la mésaventure qui nous est arrivée avec Monsieur le Consul de Lucien Bodard, paru et couronné du Prix Interallié en 1973, promis chez nous il y a quelques jours à un prompt « déstockage ». Non seulement il ne va pas laisser sa place sur le rayonnage à un nouvel arrivant, mais nous est même venue l’envie de vous faire partager cette re-découverte. Si le cœur vous en dit…

Lucien Bodard, né à Chongqing en 1914, était « Lulu le Chinois ». Surnom dont il aimait se parer et qu’il n’usurpait pas puisqu’il avait grandi, entouré de Chinois et parlant leur langue, à Chengdu où son père exerça la fonction de « Consul de France » à l’époque de ces aventuriers de la diplomatie qui rêvaient conjointement d’exotisme et de grandeur de la France. De 1916 à 1929, Albert Bodard disposa à Chengdu d’un petit bout de France de la taille d’un yamen de mandarin de seconde classe mais avec un jardin où sa femme faisait pousser des tomates dont elle régalait toute la mince communauté des « expat » de l’époque.

Cette époque des années 20 en Chine est de celles que nos manuels d’histoire éludent le plus volontiers. Elle n’attire pas, elle ne « prend pas la lumière », comme dirait un photographe. Au mieux, quand on la traite, elle assomme vaguement comme une parenthèse confuse et un peu terne coincée entre le Mouvement intellectuel et progressiste du 4 mai 1919 et l’élimination des communistes par Tchiang Kai-chek à Shanghai en 1927 relatée par Malraux dans « La condition humaine« . Le grand mérite du roman de L. Bodard est de nous faire vivre au galop cette poignée d’années en nous plongeant tête première dans la grande marmite bouillonnante et puante d’une Chine de western ! Loin de Shanghai qui, elle, pour le coup, « prend la lumière » et la prend même toute dans les récits des magazines et des journaux occidentaux de l’époque, Albert Bodard arbore son grand uniforme à dorures dans un recoin paumé de la Chine de l’ouest où la vie quotidienne sent la merde, l’opium des fumeries et le sang des massacres. Ce poste au Sichuan n’est pas vraiment un cadeau du Quai d’Orsay et, pendant qu’en Indochine le personnel colonial a su recréer une fiction assez réussie de vie provinciale à la française, notre consul se morfond à Chengdu dans une grande solitude, aux côtés de missionnaires, en particulier l’évêque, qu’il déteste et d’un homologue anglais dont il redoute à tout moment les coups fourrés (la perfide Albion !).

Pour mieux mesurer l’ampleur de cet « exil » consenti par Albert Bodard (et subi par son épouse), quelques mots sur la situation du Sichuan pourraient s’avérer utiles.

La géographie a fait du Sichuan une forteresse naturelle. Le très fertile « Bassin rouge » est en effet au cœur d’un énorme bastion haut perché dû au rude coup d’épaule de l’Himalaya qui a déchiqueté son relief et hissé ses points culminants à des 6000 m d’altitude ! Son artère principale est le Yangzi Jiang qui y reçoit ses principaux affluents, Chengdu est bâtie sur l’un d’eux. Les brutales inondations dues aux crues du fleuve (montée des eaux pouvant atteindre une trentaine de mètres en quelques heures) ont été longtemps aussi dévastatrices et coûteuses en vies humaines que les innombrables glissements de terrain et autres tremblements de terre dont est responsable le chaos géologique de la province. Cette artère fluviale du Yangzi n’a pas que des accès de méchante humeur, elle a mis aussi beaucoup de mauvaise volonté à devenir vraiment utile aux déplacements : en amont (au Yunnan) c’est un torrent indomptable et vers l’aval, après Chongqing, son cours encombré d’écueils à fleur d’eau se fraie un chemin à travers trois majestueuses gorges qui furent longtemps redoutées de tous les pilotes d’embarcations. Tout le monde a en tête ces images impressionnantes du halage des bateaux remontant le Yangzi par d’immenses colonnes de coolies-fourmis ployés en deux et accrochés, pieds nus, à l’à-pic rocheux de la rive, comme cela était la norme à l’époque du consul et s’est pratiqué jusqu’aux années 1950 et aux premiers dynamitages d’écueils. De fait, le Sichuan est un territoire fortement enclavé, un genre de bout du monde en marge des axes de circulation (ce n’est que l’essor du transport aérien et la mise en service des grands barrages, celui de Gezhouba d’abord (1988), puis celui des Trois Gorges (2009) qui ont véritablement permis un réel désenclavement de la province).

Albert Bodard, bien conscient de la situation ingrate qui fait tant de tort à une province qui pourrait être si prospère, caresse un rêve qu’il couve amoureusement et qui justifie à ses yeux tous les mécomptes qu’il y endure : ouvrir un autre accès au Sichuan ! Un chemin de fer dont la réalisation serait son grand œuvre ! Ce chemin de fer viendrait, en prolongement de celui du Yunnan déjà réalisé par les Français (ligne inaugurée le 31 mars 1910), relier le Sichuan à Hanoï pour la plus grande gloire de la France qui effectivement, sous la présidence de Paul Doumer, se serait bien vue étendre sur le sud de la Chine son implantation coloniale en Indochine ! Hélas (?), de ce chemin de fer mythique ne sera jamais posé le moindre mètre de rails ! Le chantier des 465 km à voie unique du Yunnan avait duré 6 ans et nécessité des prouesses techniques hors-normes. 60.700 ingénieurs et ouvriers (chinois pour la plupart) y avaient travaillé dans des conditions épiques, l’ouvrage ayant exigé 172 tunnels et 3.456 ponts, viaducs et aqueducs. Le tout avait coûté 12.000 vies humaines (à 99,9 % celles de coolies chinois). Le relief fantaisiste du Sichuan laissait augurer des conditions plus extrêmes encore. C’était une folie et le Consul dut se résigner à ne voir rouler à Chengdu que le train électrique de son fils arrivé pour un Noël par la valise diplomatique !

Cette Chine méconnue des années 20 qui sert de toile de fond aux souvenirs d’enfance hauts en couleurs de Lucien Bodard est celle dite « des seigneurs de la guerre« . « Seigneurs » parce que, ruffians nés comme champignons après l’averse sur les décombres de la dynastie effondrée, ils se sont taillé des fiefs à la mesure de leur appétit sur lesquels ils exercent un pouvoir qui n’a de bornes que leur bon plaisir. Et « de la guerre » parce que pour la plupart ils ne connaissent que ce langage, le plus fruste de tous et le moins codifié dans un pays qui n’a jamais connu de code d’honneur des armes. Celui qui règne sur Chengdu est un général Yunnanais. Un fantoche toujours aux aguets devant de possibles rivaux et dont la politique se résume à tuer (beaucoup !) avant d’être tué et à s’en mettre plein les poches au plus vite avant une toujours possible défaite. La ville, désormais cul par dessus tête, est livrée à une soldatesque barbare et cupide qui brûle, pille, rançonne, rackette et tue au petit bonheur d’ordres reçus ou, assez souvent, de sa propre initiative. Citons un article paru le journal « Dagongbao » de Tianjin le 14 septembre 1923 : Pauvre peuple du Sichuan, voici dix ans que nous souffrons du fléau du militarisme, plus destructeur que les hautes eaux, que les bêtes féroces. (…) Le peuple restant désarmé, les soldats passent et les brigands les suivent, puis les brigands se retirent et les soldats repassent. — Bien plus ce sont les armées qui entretiennent chez nous le fléau du brigandage. Tout soldat remercié se fait brigand ; et quand on désire un soldat de plus, on enrôle un brigand. L’armée achète des munitions et ce sont les brigands qui les reçoivent. Que les brigands pillent tant qu’ils veulent, les officiers font semblant d’ignorer et aucun soldat ne bouge. Disons le mot, soldats et brigands sont une seule et même raison sociale. » (in « La Chine moderne« /tome IV de Léon Wieger 1923). Or, ces généraux chamarrés et plastronnant qu’on dirait volontiers d’opéra-bouffe (façon Général Boum dans « La grande duchesse de Gerolstein » ) s’ils n’étaient d’une insatiable cruauté, le Sichuan n’en a pas l’exclusivité, on les retrouve, région par région, du nord au sud de la Chine et certains s’illustrent par des exactions et des massacres plus inventifs encore que ceux auxquels s’adonne, dans son fief de Chengdu, le seigneur de la guerre auquel a affaire Albert Bodard !

A l’époque dont nous parlons, les Occidentaux jouissent à plein régime du système des « concessions » extorquées à la Chine par les Traités inégaux qui ont mis fin aux guerres de l’opium. Privilège d’exterritorialité et suppression de tout droit de douane font les beaux jours des « merchants » et « taipans » dont les parts du gâteau sont de jour en jour plus grosses et savoureuses ! Mais comme Shanghai et Hankou (concession à l’emplacement de l’actuelle ville de Wuhan) ne suffisent plus à calmer un appétit de plus en plus féroce (c’est bien connu : il vient en mangeant, et, pour manger, ils mangent ! Ils bâfrent même !), c’est la « ruée vers l’Ouest » : malgré les dangers, ils remontent le Yangzi vers l’amont, donc vers le Sichuan. On ne l’a pas encore dit, mais ce qu’il y a de vraiment bien avec les seigneurs de la guerre, c’est qu’ils ont tous de très gros besoins en armement ! Comme la Grande Duchesse d’Offenbach, Anglais et Français de Shanghai ont donc d’excellentes raisons d’entonner à l’envi le célèbre : « J’aime les militaires ! J’aime les militaires !« . Les commandes affluent et armes et munitions dernier cri sont livrées avec le plus grand zèle à des intermédiaires chinois qui peaufinent le travail en organisant à leur profit les dernières étapes du trafic. Comme des embarcations repartant à vide constitueraient un manque à gagner regrettable et, pour tout dire, une véritable hérésie dans un capitalisme bien compris, il est fortement suggéré aux maîtres des lieux de mettre à profit la fertilité du Sichuan pour y planter tout le pavot possible et fournir une marchandise pour laquelle le Bengale commence à se montrer défaillant et à laquelle il ne saurait être question de renoncer. L’opium est une telle bénédiction ! Occupant peu de place il réduit les coûts du transport, il crée et assure à long terme un marché d’une grande fidélité, il est d’une rentabilité de rêve et il garantit de surcroît le désarmement moral des populations spoliées. Quand il s’est coltiné un de ses compatriotes particulièrement débectant (un certain Dumont, crapule d’envergure officiant à Shanghai, que nous recommandons à votre attention) et que ses rêves d’implantation d’une gare à Chengdu ont du plomb dans l’aile, même Albert Bodard cherche à oublier son écœurement en faisant grésiller quelques pipes consolatrices !

Bien sûr, le système des concessions n’aurait pas été aussi performant sans l’appui de quelques natifs pour huiler au mieux tous les rouages. Lucien Bodard dépeint avec la même férocité que les blancs cette clique de redoutables et énigmatiques chafouins enduits de bonnes manières (tous têtes à claques à égalité, blancs et jaunes, dans le grand jeu de massacre qu’il nous offre). Faut-il rappeler, mais c’est sans doute toujours un peu utile, que tout ce qu’une concession compte comme puissants à la peau blanche œuvre main dans la main avec la pègre locale et qu’à Shanghai les autorités les plus haut placées sont cul et chemise avec la Bande que Bodard appelle « Bleue », mais qu’on nomme aussi « Verte » (c’est le même mot en chinois), redoutable mafia de gangsters sans foi ni loi bien connue pour la poigne qu’elle met à faire régner « l’ordre » (et qui sera à la manœuvre en première ligne en 1927 pour éliminer les communistes). La Bande Bleue pour la « pacification » nécessaire aux affaires et les compradores pour l’entregent, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! « Heureusement qu’il y a les compradores ! Ils règlent ces embrouillaminis. Ils sont les intermédiaires merveilleux entre les poignées de taipans et l’immense Chine. Les taipans restent dans leurs « offices » à faire leur métier de gentlemen. L’attente des ordres de Londres. La comptabilité. Les registres. Les factures. Les rapports. Pendant ce temps, leurs compradores s’occupent de la Chine réelle ; arrangeant tout avec les Chinois de toutes sortes : mandarins, négociants, bandits, sans compter les centaines de millions de Jaunes. Peu à peu ces messieurs, intégrés par le haut au système européen, tirent les ficelles de la Chine au profit des taipans et à leur profit. Ne sachant plus s’ils sont jaunes ou blancs, appartenant aux deux mondes, ils deviennent milliardaires pour leur propre compte. Et c’est par eux, grâce à eux, malgré la morgue des « merchants », que la Vieille Chine s’occidentalise peu à peu, de façon impure et contradictoire ».

Cette page d’histoire des années 20 marque la première véritable rupture de la Chine avec elle-même : plus de mandarins, plus de concours triennaux, plus de culture, des rites devenus pantalonnade, le pillage systématique du patrimoine, l’appât du fric, « le sens du dollar que nous avons donné à ces gens-là et qu’ils n’avaient pas », bref un chambardement profond des mentalités et des conduites dans un pays démembré, dépecé et livré au plus offrant avec la complicité de ses éléments les plus troubles… Et ce désastre s’est accompli sous notre houlette. À notre exemple peut-être. Le brave garçon, à la fois mou et vaniteux, qu’était Albert Bodard n’a rien pu empêcher. Le dernier mot à Lucien Bodard lucide (cynique ?) à propos de l’aventure occidentale d’un siècle en Chine, de la première guerre de l’opium (1842) à l’évacuation des derniers occupants de concessions (1942) : « C’est la plus immorale épopée de l’homme blanc faite au nom de la moralité ». Se peut-il que ce soit pour cette raison que nous lui trouvons peu d’intérêt ?

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