Madeleine Théodore nous propose le résumé de plusieurs chapitres du livre d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Le deuxième âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique [2014] Paris : Odile Jacob 2015.
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Chapitre 9 : Dispersion et inégalités (II)
Les trois groupes de gagnants et de perdants.
Quand on examine les données et les travaux des chercheurs, il apparaît que le principal moteur de l’accroissement des inégalités est la transformation exponentielle, numérique et combinatoire des technologies qui sous-tendent notre système économique. Cette conclusion s’appuie sur le fait qu’on voit les mêmes tendances à l’œuvre dans la plupart des pays avancés. En Suède, en Finlande et en Allemagne, par exemple, les inégalités de revenu se sont même accrues plus rapidement depuis 20 ou 30 ans qu’aux États-Unis. La tendance souterraine est similaire dans le monde entier, malgré des institutions, des politiques gouvernementales et des cultures fort différentes.
Les changements économiques, structurels, examinés dans le précédent livre des mêmes auteurs : Race Against The Machine, ont créé trois groupes superposés de gagnants et de perdants. De ce fait, tout le monde n’a pas vu grossir sa part de gâteau économique. Les 2 premiers groupes de gagnants se composent de ceux qui ont accumulé des quantités importantes d’actifs en capital. Il peut s’agir de capital non humain (équipements, structures, propriété intellectuelle, actifs financiers) ou de capital humain (formation, éducation, expérience, compétences). Le troisième groupe de gagnants est fait de ce qu’on peut appeler les « superstars », c’est-à-dire des individus qui ont des talents particuliers ou de la chance. Dans chaque groupe, les technologies numériques tendent à accroître les gains économiques des gagnants, tandis que les autres travailleurs deviennent moins nécessaires et sont donc moins bien récompensés. Or, les gains des gagnants ont été supérieurs aux pertes totales de tous les autres. Cela témoigne simplement du fait que la productivité et le revenu total se sont accrus dans toute l’économie. Cette bonne nouvelle est une piètre consolation pour ceux qui sont restés sur les bas-côtés.
Un changement technique biaisé en faveur du travail qualifié
Le modèle le plus élémentaire qu’utilisent les économistes pour expliquer l’impact de la technologie considère celle-ci comme un simple multiplicateur de tout le reste, qui augmente la productivité d’ensemble de la même façon pour chacun. Ce modèle peut être décrit par des équations mathématiques et dans ce modèle élémentaire toute heure travaillée produit plus de valeur qu’avant.
Un modèle légèrement plus complexe permet que la technologie n’affecte pas l’ensemble des inputs de la même façon, et qu’il puisse y avoir des « biais » en faveur de certains d’entre eux au détriment des autres. Ces dernières années, des technologies comme l’analyse et les métadonnées ont entraîné un accroissement de la contribution du raisonnement abstrait, ce qui a augmenté à son tour la valeur des personnes ayant les compétences requises en matière d’ingénierie, de création ou de conception. L’effet net a été de réduire la demande de travail moins qualifié et d’accroître celle du travail qualifié. Des économistes ont donné à cette tendance le nom de « changement technique biaisé en faveur du travail qualifié ». Le nombre de jeunes inscrits à l’Université a plus que doublé aux États-Unis entre 1960 et 1980, passant de 758.000 à 1.589.000, l’offre de travail qualifié s’est beaucoup accrue et cependant le salaire de ces jeunes n’a pas diminué, s’est même fortement amélioré pour les universitaires diplômés du troisième cycle universitaire, contrairement au salaire des non-bacheliers qui ont baissé et à celui des autres qui a stagné. Ce phénomène s’observe depuis 1980, début de la révolution de l’ordinateur personnel, la combinaison d’un salaire plus élevé et d’une offre croissante ne peut vouloir dire qu’une chose : que la demande relative de travail qualifié a crû encore plus vite que l’offre.
La co-invention organisationnelle
En même temps que des machines se substituaient ici et là aux personnes, au taux d’un pour un, une réorganisation plus large de la culture d’entreprise a sans doute été un vecteur encore plus important du changement technique en faveur du travail qualifié. Bien souvent, la réorganisation supprime un grand nombre de tâches routinières.
Les entreprises ayant réalisé les plus gros investissements en technologie de l’information sont aussi celles qui ont fait les changements organisationnels les plus importants et c’est chez elles que la demande de travail qualifié a le plus fortement augmenté par rapport à celle de travail non qualifié. Le meilleur moyen d’utiliser les nouvelles techniques, en effet, n’est pas de remplacer chaque travailleur par une machine, mais de restructurer les processus. Ces changements seront la source la plus importante de productivité.
Les compétences affectées par la numérisation évoluent.
Ces dernières années, les tâches automatisées ont été celles que les machines pouvaient faire mieux que les humains. Le travail répétitif sur les chaînes de montage est plus facile à automatiser que celui d’un homme à tout faire.
Pour rendre compte de cette distinction, Daron Acemoglu et David Autor, du MIT, ont appliqué au travail une matrice à deux entrées : opposant le travail cognitif au travail manuel, et le travail routinier au travail non routinier, ils ont constaté que la demande de travail avait fortement diminué pour les tâches de routine cognitives ou manuelles. Cela s’est traduit par une forte polarisation de l’emploi : l’effondrement d’emplois à revenu moyen, et la bonne tenue relative des emplois non routiniers cognitifs. Les économistes Nir Jaimovitch et Henry Siu ont mis au jour un lien entre la polarisation de l’emploi et les reprises sans emploi qui ont caractérisé les trois dernières récessions. La demande des tâches routinières cognitives et de tâches routinières manuelles a baissé à un rythme accéléré, de 11% entre 2001 et 2011. Parallèlement, la demande de travail non routinier, cognitif et manuel, a continué de progresser.
De nombreuses firmes, après la récession, ont utilisé la technologie pour monter en gamme, mais sans leurs employés. Ce phénomène illustre le paradoxe de Moravec qui souligne que les compétences sensori-motrices dont nous nous servons dans la vie quotidienne nécessitent une sophistication et une capacité de calcul considérables. Sur des millions d’années, l’évolution nous a dotés de milliards de neurones spécialisés dans des tâches aussi complexes que reconnaître un visage, distinguer différents types de sons, maîtriser nos capacités motrices. Au contraire, le raisonnement abstrait que nous associons à la « pensée supérieure » comme l’arithmétique ou la logique est une compétence relativement récente, née il y a seulement quelques milliers d’années. Dans ce domaine, des capacités informatiques relativement simples sont suffisantes pour reproduire et même dépasser les capacités humaines. Bien sûr, cependant, l’éventail des tâches que les machines sont capables de faire est en évolution permanente. Aujourd’hui, aucun humain ne pourrait battre même un programme d’échecs de niveau moyen.
Travail et capital.
La technologie change la façon dont le revenu national est réparti entre le capital physique et le travail, c’est-à-dire entre les 2 inputs classiques de la production.
Quand Terry Gou, fondateur de Foxconn, achète 30.000 robots pour travailler dans des usines en Chine, il remplace du travail par du capital. Rod Brooks estime que le robot Baxter travaille pour l’équivalent de 4 dollars par heure, cela aura pour effet d’augmenter le taux capital / travail. Après l’arrivée de Baxter, le salaire des travailleurs restants dans l’usine pourrait être augmenté ou, au contraire, diminué. Si leur travail est un substitut fin de celui des robots, alors il y aura une pression à la baisse sur les salaires. La théorie économique affirme cependant qu’il est possible que les employés restants aient une augmentation de salaire. Si leur travail est complémentaire de la technologie notamment, la demande pour leurs services devrait s’accroître. En outre, à mesure que les progrès de la technologie augmentent la productivité du travail, les patrons pourront payer davantage leurs employés. Dans certains cas, cela se reflètera directement dans des salaires et des profits plus élevés. Dans d’autres, le prix des produits et services baissera, et le salaire réel des employés augmentera puisqu’ils pourront acheter davantage à dollar constant. Avec l’augmentation de la productivité, la quantité totale d’outputs par tête par tête devait augmenter, mais le montant gagné par chaque travailleur pourra soit baisser, soit augmenter, et le reste ira aux détenteurs de capital.
Assurément, depuis des décennies, sinon des siècles, la technologie a été utilisée dans toutes les économies du monde pour substituer le capital au travail. Au 19ème siècle, Marx et Ricardo prévoyaient que la mécanisation de l’économie aggraverait la situation des travailleurs et finirait par les condamner à un salaire de subsistance.
Concernant les parts relatives de travail et de capital, historiquement, la part de PIB allant au travail est demeurée étonnamment stable, au moins jusqu’à une date récente. La rémunération du travail a crû parallèlement à l’argent versé aux détenteurs de capital physique via les profits, les dividendes et les gains en capital. Au cours des 10 dernières années, la constance relative de la part du revenu allant au travail et de celle allant au capital physique a baissé dans les 10 dernières années pour atteindre son point le plus bas au dernier trimestre de 2010, soit 57,8%. Il s’agit d’ailleurs d’un phénomène mondial. La chute de la part de travail est en partie la conséquence de 2 évolutions : il y a de moins en moins de gens qui travaillent et les salaires de ceux qui travaillent encore sont plus bas qu’avant. Si la valeur créée ne va pas au travail, elle revient principalement aux détenteurs de capital physique : tandis que l’économie s’enlisait dans la crise, les profits ont atteint des records historiques, à la fois en termes absolus (1.600 milliards de dollars) et en part de PIB (26,2% en 2010, à comparer avec la moyenne de 20,5% entre 1960 et 2007). Pendant ce temps, les dépenses réelles en équipement et en logiciels ont baissé de 26% et la masse salariale n’a pratiquement pas progressé. La situation s’est fortement détériorée pour le travailleur ordinaire, car la mesure officielle de la rémunération du travail inclut les salaires exorbitants de quelques superstars des médias, de la finance, du sport et de l’entreprise. On peut penser aussi que le revenu d’un PDG s ‘explique au moins en partie par le contrôle qu’il exerce sur le capital, et non sur le travail.
La part du revenu national allant au capital a donc progressé au détriment du travail, mais la théorie économique ne prévoit pas nécessairement que cela continuera. La menace pesant sur le capital ne vient pas seulement du pouvoir de négociation mais ironiquement, des autres formes de capital. Dans un marché libre, les primes les plus importantes vont à ceux des inputs nécessaires à la production qui sont les plus rares. La rémunération des capitalistes ne va pas nécessairement augmenter par rapport au travail.
Si les technologies numériques créent des substituts peu coûteux au travail, alors il ne sera pas bon d’être un travailleur. Mais si elles accroissent le nombre de substituts au capital, alors les propriétaires de capital ne pourront pas non plus espérer de grands bénéfices. On peut se demander quelle sera la ressource la plus rare et donc la plus précieuse au deuxième âge de la machine.
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