Madeleine Théodore nous propose le résumé de plusieurs chapitres du livre d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Le deuxième âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique [2014] Paris : Odile Jacob 2015.
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Chapitre 9 : Dispersion et inégalités.
Sur les 3.500 milliards de photographies prises depuis 1838, 10% l’ont été l’an dernier. La photographie analogique a atteint son pic en l’an 2000. Aujourd’hui, l’immense majorité des photographies prises sont numériques. Cette numérisation a profondément changé l’économie de la production et de la distribution photographiques. L’évolution de la photographie illustre la notion d’abondance du deuxième âge de la machine. La seconde, celle de dispersion, signifie qu’il y a entre les individus des différences de revenu, de richesse et de vie considérables et croissantes : le passage de l’analogique au numérique a certes produit une surabondance de photos et de biens numériques, mais il a aussi conduit à une répartition du revenu beaucoup plus déséquilibrée que par le passé.
On crée plus de richesse avec moins de travail, mais dans le système économique actuel, ce progrès induit aussi des effets énormes sur la distribution du revenu et de la richesse. Si le travail que produit une personne en une heure peut être produit par une machine pour un dollar, l’employeur, qui veut maximiser son profit, n’offrira pas pour ce travail un salaire supérieur à un dollar. Dans un système de libre marché, soit le travailleur accepte un dollar de l’heure, soit il doit trouver un autre moyen de gagner sa vie. Inversement, si quelqu’un trouve un moyen nouveau d’exploiter avec les technologies numériques les idées, talents ou compétences d’un million de nouveaux consommateurs, il pourra gagner un million de fois plus que sans le numérique. Cette combinaison d’abondance et de dispersion n’est pas une coïncidence. Elle remet en cause deux visions du monde très répandues et pourtant contradictoires. La première, c’est que les progrès de la technologie accroissent nécessairement les revenus. L’autre, c’est que l’automatisation est néfaste aux salaires, puisque les travailleurs sont remplacés par des machines. Ces deux idées recèlent une part de vérité, mais une part seulement, car la réalité est plus complexe. Les avancées rapides des outils numériques créent une richesse sans précédent, mais il n’existe pas de loi économique en vertu de laquelle l’ensemble des travailleurs, ou même une majorité d’entre eux, devrait profiter de ce progrès.
Pendant presque 200 ans, les salaires ont augmenté en même temps que la productivité, d’où l’idée que la technologie était nécessairement bonne pour (presque) tout le monde. Récemment, pourtant, les salaires médians ont cessé de suivre la productivité : ce qui était une possibilité théorique est devenu une réalité empirique économique.
Le revenu médian correspond au revenu d’une personne au 50ème centile de la distribution totale. Aux États- Unis, le pic du revenu réel du ménage médian a été atteint en 1999. Il a ensuite commencé à baisser, en perdant 10% pour s’établir à 50.054 dollars. Ce sont surtout les salaires des travailleurs non qualifiés qui ont baissé. Parallèlement, en 2012, plus de la moitié du revenu total aux États-Unis est allée aux 10% des Américains les plus riches. Le 1% les plus riches concentraient 22% du revenu du pays, soit plus du double du revenu des années 1980. Enfin, la part de revenu du pays allant aux 100 personnes les plus riches est aujourd’hui de 5,5% : il a davantage augmenté entre 2011 et 2012 qu’en n’importe quelle année depuis 1927-1928.
Plusieurs autres indicateurs témoignent d’une hausse similaire des inégalités. Ainsi, tandis que l’espérance de vie globale continue d’augmenter, celle de certains groupes de la population a commencé à diminuer. L’espérance de vie de la femme blanche sans diplôme de l’enseignement supérieur était de 73,5 ans en 2008, contre 78,5 en 1990, soit une baisse de 5 années. Pendant la même période, l’espérance de vie des hommes blancs n’ayant pas le niveau du baccalauréat a diminué de 3 ans. Des protestations ont secoué les États-Unis face aux inégalités : le premier de ces mouvements, Tea Party, à droite, a accusé la mauvaise gestion du gouvernement, celui d’Occupy, à gauche, les abus du secteur financier.
Un troisième problème se pose à travers la diffusion des technologies du 2ème âge de la machine, qui ont un effet de plus en plus déterminant sur l’économie.
Les clients de l’entreprise se portent mieux et des richesses énormes ont été créées, mais l’essentiel du revenu, issu des nouveaux produits et services ne profite qu’à un nombre relativement restreint d’individus. Comme les chimistes qui se servaient d’halogénure pour fabriquer la pellicule dans les années 1990, les conseillers en optimisation fiscale ont du mal à rivaliser avec les machines. Un phénomène massif est en cours.
Entre 1983 et 2009, les Américains sont devenus immensément plus riches car la valeur totale de leurs actifs s’est considérablement accrue. Les 80% des Américains les moins riches ont subi une baisse nette de leur richesse, et les 20% les plus riches n’ont pas capté 100% de l’augmentation de la richesse du pays, mais plus de 100%, à travers les gains provenant de richesses nouvellement créées de l’économie et les richesse supplémentaires transférées à leur profit depuis les 80% restants de la population. De plus, la distribution de ces richesses est fortement déséquilibrée, même au sein de la population relativement riche. Si les 5% les plus riches ont reçu 80% de l’accroissement des richesses du pays, les 1% les plus riches ont reçu plus de la moitié de ces 80%. Ainsi, la richesse nette des 6 héritiers de la fortune de Sam Walton, gagnée quand ce dernier créa Walmart, était, en 2010, supérieure à la richesse cumulée des 40% de la population située en bas de la distribution du revenu aux Etats-Unis. Cela témoigne du fait que 13 millions de familles ont eu cette année-là un revenu net négatif. Avec celle de la richesse, la distribution du revenu a bougé. Les 1% les plus riches ont vu leurs revenus augmenter de 278% entre 1979 et 2007, contre une augmentation de seulement 35% pour les personnes situées au milieu de la distribution des revenus. Et pour la période allant de 2002 à 2007, les 1% les plus riches ont gagné plus de 65% des revenus distribués aux Etats-Unis.
Selon Forbes, le revenu net collectif des 400 Américains les plus riches a atteint en 2013 le niveau record de 2000 milliards de dollars, soit plus de 2 fois le niveau de 2003. Le revenu médian, quant à lui, a très peu augmenté depuis 1979, mais cette tendance n’est pas due à la diminution du PIB mais bien à la réallocation massive des gains de la croissance entre le petit nombre de ceux qui les ont captés et la grande masse des autres.
On le comprend mieux si on compare le revenu moyen au revenu médian. Normalement, les évolutions du revenu moyen (c’est-à-dire du total du revenu divisé par le nombre total de personnes) ne sont pas très différentes de l’évolution du revenu médian (le revenu de la personne située exactement au milieu de la distribution du revenu : une moitié de la population gagne plus, l’autre gagne moins). Or, ces dernières années, les 2 revenus ont suivi des trajectoires fortement divergentes. Au total, entre 1973 et 2011, le salaire horaire médian n’a pratiquement pas changé, il n’a progressé que de 0,1 % par an. Or, la productivité a progressé en moyenne de 1,56% par an au cours de cette même période, et même de 1,88% entre 2000 et 2011. L’augmentation des inégalités est la principale raison pour laquelle la croissance du revenu médian a été beaucoup plus faible.
(à suivre…)
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