Billet invité. Également sur Libération. Ouvert aux commentaires.
Mardi 15 août. À l’heure où j’écris ce texte depuis mon salon, à Berlin, la ville-monde semble danser sur un autre rythme. Les bruits de vie qui résonnent habituellement dans notre cour d’immeuble ont été remplacés par ceux des valises à roulettes. Lorsque je croise leurs heureux propriétaires – mes voisins au teint hâlé ou les touristes Airbnb venus les remplacer –, je jette toujours un œil aux étiquettes restées négligemment collées aux poignées de plastique. Ce sont souvent les mêmes lettres : EZY, RYR, V7, VY… et elles ne me laissent pas indifférente. Monogrammes postmodernes, elles sont l’empreinte des compagnies aériennes low-cost qui peuplent le ciel de ma ville, avec leurs couleurs criardes et leurs typos bien grasses. Cette année, suite à la parution de mon dernier livre – une critique du modèle florissant des start-up qui se targuent de changer le monde mais exploitent des travailleurs précaires –, il a fallu que je m’explique régulièrement. Parfois, des entrepreneurs m’ont reproché de dénigrer le progrès. D’autres m’ont plus directement suggéré que c’était moi, le problème, et pas ce modèle économique au succès incontestable.
Au nom du lean
Aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre le modèle Deliveroo, qui fragilise ses livreurs à vélo pour économiser à tout va, et celui de Ryanair, qui précarise drastiquement son personnel pour offrir des tarifs toujours plus bas à des passagers qui n’ont de l’autre côté plus aucun droit et sont pris au piège. Car les clients de ces compagnies sont eux aussi traités en mode discount. Certes, les start-up proposent de nouveaux services pour « rendre le monde meilleur », le « disrupter », tandis que les compagnies low-cost, entreprises de tailles bien plus considérables, elles, souhaitent juste le brader. Et elles ne réinventent pas l’aviation pour autant. Mais les compagnies low-cost et certaines start-up partagent une même méthode de management, qui fait leur fierté, le lean, et que l’on pourrait résumer ainsi : une approche managériale visant à générer le maximum de valeur ajoutée à moindres frais, le plus vite possible. Le risque majeur ? « L’employé est réduit à une variable ajustable, à un coût », analysent des pilotes français d’EasyJet dans une lettre ouverte adressée au fondateur de la compagnie, Stelios Haji-Ioannou, le 11 août dernier.
Avec les récentes grèves des coursiers Deliveroo dans plusieurs villes de France, les conditions de travail de ces derniers ne sont plus secrètes. Désormais, lorsqu’on décide de se faire livrer un burger bio à 15 euros parce qu’on a la flemme de sortir ou de cuisiner, on ne peut plus ignorer qu’on exploite indirectement un auto-entrepreneur qui sera payé 5 euros la course, sans salaire fixe, sans assurance, qui doit financer et réparer son propre vélo ou se payer un abonnement Vélib faute de mieux. Du côté des engins ailés, ce n’est pas nouveau : cela fait déjà quelques années que nous savons ce que cachent les offres alléchantes des compagnies low-cost, qui permettent désormais aux porte-monnaie les plus modestes de voyager en avion. Ryanair a été plusieurs fois condamnée pour n’avoir pas respecté le droit français, notamment à l’aéroport de Marseille, en employant des salariés sous le statut irlandais, avantageux à bien des égards, fiscaux, notamment…
Dans le documentaire saisissant de Frédéric Brunnquell, Nos vies discount, diffusé en 2013 sur France 2, on apprenait que les hôtesses et stewards de cette même compagnie, en plus de devoir financer eux-mêmes leur formation, étaient rémunérés 16,20 euros brut de l’heure… une fois que les roues de l’avion avaient quitté le sol. Le reste, c’est du bénévolat. Dès 4 heures du matin. Ils étaient donc sommés, dans leur propre intérêt, de s’occuper de l’accueil des passagers le plus vite possible, « comme du bétail », raconte une ex-hôtesse dans le film. Avec un sourire triste, elle précise en outre que leur uniforme en polyester bleu et jaune était retenu sur leur salaire la première année – soit 30 euros de moins par mois.
Calvaires low-cost
Les grandes compagnies aériennes, bien obligées de s’aligner sur les prix, s’y mettent, elles aussi. Les clients réguliers d’Air France ont remarqué l’introduction discrète de différents tarifs pour la classe éco, qui font que le bagage en soute est désormais payant. Plus récemment, on a pu assister à la disparition progressive du personnel au sol : à Roissy, les passagers doivent désormais enregistrer leurs bagages seuls, ce qui engendre chaos et perte de temps dans le terminal 2F car, jusqu’à preuve du contraire, un vulgaire lecteur de code-barres ne remplace pas encore un cerveau humain. Après avoir développé Transavia et Hop!, notre compagnie nationale lancera dans quelques jours Joon, sa filiale low-cost. Joon. Quel joli nom de start-up. Qu’on se rassure : Air France promet que les conditions de travail resteront les mêmes pour les pilotes et le personnel navigant. Quant au reste… « Avec l’avion, nous avons appris la ligne droite », écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes.
Préférant de loin le train ou les grandes compagnies, je ne compte plus les histoires de calvaires low-cost autour de moi ; les miennes, ou celles que me relatent mes proches.
Lors de son premier vol avec la compagnie low-cost Vueling, mon ami a pris soin d’enregistrer un bagage cabine supplémentaire pour sa petite guitare. À l’embarquement, l’hôtesse l’informe que le transport d’un instrument requiert un bagage spécial. « Spécial », c’est-à-dire plus coûteux. Bien entendu, il faut s’acquitter de cette formalité deux fois, puisque le vol comporte une escale et que pour Vueling, 1+1 font bien 2. Cette formalité n’est pas un supplément : il faut que l’hôtesse annule informatiquement la commande bagage passée pour en réserver une nouvelle. Ce qui fait débourser à mon ami 150 euros pour une guitare qui n’en avait coûté que 30 au marché aux puces. Sans se laisser démonter, il demande ce qu’il se passerait s’il plaçait quelques paires de chaussettes dans le sac de la guitare : ce dernier compterait-il encore comme « bagage spécial » ? À l’issue d’une discussion grotesque – l’essence du bagage précède-t-elle son existence ? Vous avez quatre heures – il décide, à bout de nerfs, d’abandonner la guitare à son triste sort : elle finira ses jours sur le comptoir de Vueling, à Séville. Le temps que l’hôtesse panique, le menace puis appelle la sécurité et l’équipe de déminage, mon ami avait déjà tourné les talons et ne fut pas inquiété. Précisons qu’un tel incident ne serait jamais arrivé aux États-Unis, où le paragraphe 41724 du FAA Modernization and Reform Act of 2012, signé par Obama, interdit les surcoûts pour le transport d’instruments de musique.
Je me souviens de notre premier – et dernier – vol avec Ryanair, quelques années auparavant. Nous étions encore jeunes et naïfs. À notre arrivée au comptoir, bien à l’heure, nous présentons notre numéro de réservation et nos cartes d’identité à l’hôtesse (employée par l’aéroport et non par Ryanair). Avec un grand sourire, celle-ci nous informe que l’émission des cartes d’embarquement nous coûtera 60 euros chacun. Notre faute ? Nous ne les avons pas imprimées nous-mêmes, tout simplement. Impossible de négocier : il n’y a aucune imprimante à disposition dans le terminal, et le délai réglementaire fixé par Ryanair est dépassé. Punis comme des criminels, nous avons donc dû payer 120 euros pour deux feuilles A4 flanquées d’un logo moche et de nos numéros de siège. Mais traverser une mer et trois pays à 10 000 mètres d’altitude en larguant du kérosène ne nous a coûté que 80 euros.
Bagage en soute, bagage perdu
Je ne compte plus les histoires de bagages perdus parce qu’enregistrés en soute une fois à bord, pour cause de « vol complet », oubliés négligemment sur le tarmac, arrivés éventrés ou avec trois jours de retard, sans indemnisation. C’est aussi comme ça que l’ordinateur portable d’une amie s’est mystérieusement volatilisé lors d’un vol d’une heure. Je ne compte plus les heures passées à m’énerver en anglais au téléphone, à contacter sans relâche une hotline délocalisée en Lituanie, tombant à chaque fois sur un interlocuteur différent, pour tenter de savoir où était mon sac, essuyant indifférence et sarcasmes. Je ne compte plus les fois où j’ai payé pour me faire humilier, et où j’ai recommencé, parce que la loi du marché m’a fait croire qu’il n’y avait pas d’alternative et que je n’étais plus personne – juste une consommatrice.
Mais il y a pire : cet été, une jeune femme tétraplégique a été contrainte de rester sept heures sur une banquette de Roissy, son fauteuil électrique ayant été livré en retard et hors d’usage par la compagnie aérienne islandaise low-cost qui la ramenait de Los Angeles et ne lui a proposé aucune aide satisfaisante ni même digne. Certains diront que lorsqu’on paie si peu pour un billet d’avion, on n’est pas en droit d’exiger du service. Après tout, on n’est jamais complètement obligé de voyager, et voler en avion relève toujours du miracle, on aurait tort de l’oublier. Mais la dignité, ça a quel prix ? La faute au progrès managérial et économique apporté par le lean : la réduction drastique du personnel fait que personne n’est jamais responsable de rien, et que tout le monde se renvoie la balle. Un robot ou un algorithme peuvent très bien imprimer des cartes d’embarquement et même faire décoller un Airbus en pilotage automatique, mais ils ne sont toujours pas capables d’éprouver de l’empathie. Pour se consoler, mon ami rêve parfois que sa guitare a finalement trouvé un nouveau propriétaire dans le terminal de l’aéroport de Séville, et que cet inconnu est entre-temps devenu un célèbre guitariste de flamenco.
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