Ouvert aux commentaires. Merci à Véronique Granjou et à Hervé Humbert pour leur aide à la traduction !
Rise of the machines © The Washington Post
La relève des machines
Par Chico Harlan, le 5 août 2017
Les ouvriers de la première équipe de jour venaient juste de terminer leur cigarette du matin et de s’installer à leur poste de travail lorsqu’une dernière voiture alla stationner sur le parking de l’usine, passant devant un drapeau américain et un panneau « Nous embauchons ». Deux hommes sortirent du véhicule, ils ouvrirent le coffre, et en sortirent quatre cartons étiquetés « fragile ».
« Nous avons les robots », dit l’un des hommes.
[Photo : Rob Goldiez, co-fondateur de Hirebotics, configure un robot chez Tenere Inc. à Dresser, état du Wisconsin (Ackerman + Gruber / pour le Washington Post)]
Ils regardèrent comment un chariot élévateur hissait les boîtes dans les airs, ils suivirent le chariot élévateur dans un bâtiment où une rangée d’anciennes presses mécaniques faisaient trembler le sol de béton. Le chariot élévateur klaxonna et emporta les caisses, passant devant des ouvriers équipés de bottes de sécurité et de boules quiès. Il prit un virage et arriva à l’autre coin du bâtiment, au bout d’une chaîne de montage.
La chaîne était conçue pour accueillir 12 ouvriers, mais deux étaient absents. Un venait juste d’être emprisonné pour détention de drogue et violation de sa mise en liberté conditionnelle. Trois autres postes de travail étaient vides parce que l’entreprise n’avait trouvé personne pour faire le travail. Cela laissait 6 personnes sur la chaîne, passant d’un poste à un autre, assemblant des pièces et construisant des conteneurs métalliques à la main, trop occupés pour regarder, alors que le chariot élévateur s’arrêtait à côté d’eux.
Dans les usines, après les entreprises américaines, la fin de l’ère industrielle, au bénéfice de l’ère de l’automatisation, se poursuit à un rythme record. Les principales raisons de la transformation, depuis une décennie, sont bien établies : la recherche de la réduction des coûts et la productivité.
Mais, comme l’illustre une usine du Wisconsin, les principaux facteurs qui conduisent à l’automatisation peuvent évoluer – pour des raisons liées à l’état de la main-d’œuvre américaine.
Les robots sont arrivés, non pas pour se substituer aux hommes, non comme un simple projet de modernisation, mais parce que trouver des humains fiables était devenu trop difficile.
C’était l’une des explications à la pénurie de main-d’œuvre, qui se propage à travers l’Amérique, et qui provient, selon les économistes, de plusieurs choses à la fois : un faible taux de chômage, la retraite des baby-boomers, une jeune génération qui ne veut pas travailler en usine. Et, de plus en plus, une main-d’œuvre dont la qualité diminue de par sa santé : en raison de l’alcool, du désespoir et de la dépression, en raison d’une augmentation de l’utilisation d’opioïdes ou autres drogues.
Dans les décennies précédentes, les entreprises avaient réagi à une telle pénurie en abandonnant les espoirs d’expansion ou en augmentant les salaires, jusqu’à ce qu’ils aient pourvu les postes. Mais maintenant, ils avaient une autre option. Les robots étaient devenus plus abordables. Les machines ne nécessitaient plus d’investissements à six chiffres : elles pouvaient être achetées pour 30.000$, ou encore être louées à l’heure.
En conséquence de quoi, une nouvelle génération de robots a été déployée dans les petites et moyennes entreprises, qui, auparavant, ne dépendaient que des ouvriers vivant juste à côté de leurs portes.
Les entreprises peuvent maintenant choisir entre deux types de travailleurs américains : les humains ou les robots. Et chez Tenere Inc., où 132 emplois n’étaient pas pourvus la semaine où les robots sont arrivés, l’équilibre entre les deux était en train de se déplacer.
« Juste ici, compris ? », hurla le conducteur du chariot élévateur pour couvrir le bourdonnement de l’usine, et quand un directeur lui fit un signe de tête, il plaça sur le sol les boîtes contenant les deux nouveaux employés de Tenere, Robot 1 et Robot 2.
[Photo : Les employés de Tenere à Dresser, Wisconsin, prennent une pause cigarette. (Tim Gruber / pour le Washington Post)]
Tenere est une société qui fabrique des pièces sur mesure, en métal et en plastique, principalement pour l’industrie de la technologie.
Cinq ans plus tôt, une entreprise de capital-investissement avait acquis la société, avait pris de l’extension au Mexique, inaugurant ce qu’elle avait appelé « une nouvelle ère de croissance ».
Dans le Wisconsin, où elle compte 550 employés, tous non-syndiqués, les salaires démarrent à 10,50$ de l’heure pour l’équipe de jour et à 13$ de l’heure pour l’équipe de nuit.
Même en tenant compte de l’assurance-maladie et des prestations de retraite, l’ouvrier le moins payé coûtait plus cher que les robots, que Tenere louait 15$ de l’heure à une start-up, Hirebotics, basée à Nashville.
Le cofondateur de Hirebotics, Matt Bush, déclara qu’avant d’arriver ici à Tenere, il avait sillonné l’Amérique installant des robots dans des usines présentant des problèmes d’embauches similaires.
« Tout le monde a du mal à trouver du personnel », déclara-t-il, et c’était également vrai dans une partie de l’ouest du Wisconsin, tant habitué au rythme des trois-huit, qu’un bar local affichait « happy hour » trois fois par jour.
Dans l’usine, il n’y a pas eu de problèmes majeurs avec le contrôle qualité, disent les directeurs de l’usine, seulement pour pourvoir aux offres d’emploi. À la réception, le directeur général avait donné un coup de pouce aux salaires des ouvriers des deuxième et troisième rotations, et se demandait s’il devrait y songer à nouveau dans les prochains mois.
Côté ressources humaines, un administrateur disait que trouver du personnel était comparable à essayer de « gravir l’Everest » – même après que la société avait assoupli ses règles de recrutement quant aux personnes ayant des antécédents criminels.
Même les nouvelles recrues, que l’on avait su attirer, souvent, ne faisaient pas long feu, la cote d’alerte était atteinte quand elles remplissaient le formulaire en vue d’une orientation dans un bureau du deuxième étage, qui donnait sur les ateliers.
« Comment ça va ? », demanda Matt Bader, à quatre nouveaux salariés, embauchés le jour où Robot 1 fut installé. « Tout est OK ? »
« Peut-être », répondit l’un d’entre eux.
Bader travaillait dans une agence d’intérim et aidait Tenere en pourvoyant quelques-unsdes postes de travail, il examina la pièce. Il y avait quelqu’un vêtu d’un jean déchiré, un autre avait conduit un bus scolaire et recherchait uniquement un job d’été, un dernier, sans voiture qui était venu en faisant du stop.
Bader leur expliqua qu’une fois embauchés à Tenere, ils devraient suivre des règles strictes, notamment celles qui interdisaient sur le temps de travail, la consommation d’alcool ou de substances illégales. « Apparemment, nous devons préciser cela aux salariés », indiqua Bader, ne mentionnant pas que quelques jours auparavant il avait dû conduire deux employés dans un centre médical, pour un dépistage de drogue, après que leurs responsables avaient eu des soupçons.
Un ouvrier étouffa un bâillement. Un autre demanda s’il était possible de recevoir des appels personnels pendant le travail. Un autre leva la main.
« Oui ? » dit Bader.
« Avez-vous du café ? » interrogea le salarié.
« Non », répondit Bader.
Au bout d’une heure, les ouvriers regagnèrent leur voiture, l’un d’eux disant que tout « semblait OK », un autre disant que « le salaire était nul ».
Bader savait déjà que deux des quatre « ne resteraient pas une semaine », parce que souvent, il savait dire au bout de quelques minutes qui resterait et qui partirait. Ceux qui ne conçoivent pas de travailler le samedi, de travailler tôt le matin, c’était un mystère pour lui : tant de personnes se présentaient, se disant inquiètes pour leur loyer, leurs factures, les aides aux enfants … et pourtant ils refusaient un emploi qui pouvait les y aider. « Je suis tellement malade d’entendre ça », dit Bader. « Et les mêmes se demandent pourquoi le travail devient automatisé. »
* * *
Les nouveaux robots avaient été fabriqués au Danemark, expédiés en Caroline du Nord, vendus à des ingénieurs de Nashville, et enfin conduits dans le Wisconsin. Les robots n’avaient pas de visages, pas de corps, rien pour suggérer autre chose que l’efficacité mécanique. En quelque sorte, ils ressemblaient à des bras humains, avec des membres argentés, des coudes bleus métallisés et des poignets anthracite.
Chacun avait été livré avec les câbles et commandes correspondants. Chacun pesait 20 kg. Ils avaient été spécifiquement conçus pour reproduire des mouvements avec une précision telle que toute déviation n’était pas supérieure à l’épaisseur d’un cheveu humain, une compétence particulièrement utile pour Robot 1, qui avait été implémentée pour effectuer l’un des travaux les plus répétitifs de l’usine.
Comme les ingénieurs le préparaient pour l’opération, Robot 1 avait été boulonné devant une presse mécanique de 10 pieds de haut. Il était manipulé avec des capteurs de sécurité et programmé pour un parcours de bras d’un mètre, celui qu’il utiliserait pour faire la pièce n° 07123571, que l’on appelle plus communément à Tenere la « griffe ».
Le but des griffes était de fixer un lecteur de disque dans son boitier. Tenere les avait produites pendant deux ans avec deux presses mécaniques différentes, où les ouvriers plaçaient dans la machine des morceaux d’aluminium plats de 15 centimètres par 18, appuyaient simultanément sur deux boutons, puis retiraient le métal aux bords à présent courbés. Les ouvriers de Tenere étaient censés faire cela 1760 fois par rotation.
Tout était prêt pour commencer les essais de Robot 1. Ce dernier s’empara du morceau de métal sur son côté gauche, puis se retourna vers la presse. Il se déplaça silencieusement. Il plaça le morceau dans la bouche de la machine, et dès qu’il se retira, la presse remonta pour façonner la pièce de métal en griffes : Vlan ! Le bras du robot récupéra ensuite la pièce, basculant vers sa gauche et déposant les griffes sur un tapis roulant.
« À quelle vitesse souhaitez-vous que je le règle ? » demanda le co-fondateur de Hirebotics, Rob Goldiez, à un responsable supervisant l’installation.
Tout d’abord, le robot réalisa un cycle toutes les 20 secondes, puis toutes les 14,9 secondes, puis toutes les 10 secondes. Un ingénieur ajusta les paramètres et la vitesse de production augmenta. Les griffes étaient produites toutes les 9,5 secondes, soit 379 pièces toutes les heures, 3.032 lors de chaque rotation des trois-huit, pour un total de 9.096 pièces par jour.
« Ce geste, » dit Goldiez, « pourra être reproduit pendant des années et des années. »
[Photo : Bobby Campbell, 51 ans, à son poste de travail. (Ackerman + Gruber / pour le Washington Post)
Un peu plus loin, devant une autre presse mécanique, se tenait un homme de 51 ans nommé Bobby Campbell, qui faisait le même travail que Robot 1. Il s’était retrouvé à ce poste en raison d’un accident, en février. Il avait beaucoup trop bu, il est tombé d’une plate-forme chez sa fille et s’est brisé le cou.
Quand il est revenu, après trois mois, Tenere l’a retiré du département laser et a réduit son temps de travail. À présent, alors que les tests se poursuivaient avec un robot, il dit : « Tout à fait ce qu’on voit dans un maudit cabinet de dentiste ».
Campbell commençait sa 25ème journée de travail consécutive, introduisant les griffes dans la machine. Il avait poussé les deux mêmes boutons pour activer la presse 36.665 fois.
« Battez ce robot aujourd’hui », avait déclaré le superviseur de Campbell.
« Hah », répondit Campbell en tournant le dos pour s’installer à son poste, où il y avait 1.760 griffes à produire et huit heures avant qu’il ne débauche.
Il posa sa gamelle sur une table d’appoint et huila sa presse mécanique. Il découpa une boîte de pièces et plaça le premier morceau de métal plat sous la presse. Une jauge, sur le côté de la presse, comptabilisait sa production. Vlan ! « 1 » a indiqué le compteur, et après que Campbell eut appuyé sur le bouton 117 fois supplémentaires, il lui restait sept heures à faire.
Contrairement aux employés de la chaîne de montage, Campbell travaillait seul. Sa presse était dans un coin. Il n’y avait pas de passage, personne avec qui discuter, rien à voir. Campbell s’arrêta de travailler et sortit un pilulier. Il prit une faible dose d’aspirine pour son cou, un autre cachet pour l’hypertension artérielle. Il grignota quelques-uns des poivrons et des cornichons faits maison, introduisit 393 pièces de plus dans la machine, puis il était temps de déjeuner. Il restait quatre heures à travailler.
« Lundi », dit-il en haussant les épaules. « J’irai le chercher après avoir rechargé en carburant. »
Campbell travaillait à Tenere depuis trois ans. Il gagnait 13,50$ de l’heure. Il avait un mauvais dos, la tête rasée avec des cicatrices, un conduit lacrimal qui coulait perpétuellement après une chirurgie orbitale, et des biceps vieillis qu’il montrait avec des chemises Harley Davidson sans manches. Il aimait travailler à Tenere, disait-il. Des gens bien, de bons avantages. Certains jours, il atteignait ses objectifs, d’autres jours non, mais ses supérieurs ne le lui avaient jamais reproché, et l’entreprise avait toujours été patiente avec lui, même lorsqu’il avait quelques problèmes personnels à régler.
Il habitait à 50 km soit à 40 minutes, s’il n’avait pas à s’arrêter. Mais le problème était là, parfois il s’arrêtait.
Tout au long de la route depuis chez lui, il y avait une douzaine de stations-service et des superettes vendant de la bière, et Campbell expliquait qu’il ne savait dire pourquoi, mais certains jours, il s’y rendait. Il avait fait son possible pour ne pas s’arrêter, appelant ses filles, appelant sa femme, allumant la musique et écoutant Rod Stewart. Il avait participé à des réunions des Alcooliques Anonymes, disait-il. Il avait passé 28 jours dans un centre de traitement. Il avait cherché des emplois qui réduiraient le trajet. Il avait fait face à un conseil de famille où chacun lui lisait des lettres, alors qu’il était assis là, se disant qu’il était comme un « gosse de maternelle ».
Parfois, disait-il, il pensait voir le bout du tunnel, quand il était resté sobre plusieurs semaines. Mais vint ce samedi, alors qu’il était censé travailler pendant une rotation de huit heures. Au lieu de ça, il était parti au bout de trois heures et, sur le chemin du retour, s’était arrête pour acheter un pack de 12 bières qu’il avait englouties avant le coucher du soleil. Le dimanche, s’en étaient suivies 12 autres bières bues sur les rives du lac du coin. Aujourd’hui, lundi, Campbell déclarait être sûr que s’il pouvait juste rentrer chez lui sans s’arrêter, tout irait bien. Là, sa femme ne lui permettait que des bières non alcoolisées. Mais voilà : la maison était à 50 km de l’usine. « C’est juste l’incertitude », disait Campbell, et il essayait de ne pas y penser. La pause déjeuner était finie et il lui restait 3 heures et 40 minutes à travailler.
Il se mit debout sur le petit coussin au sol devant la presse et reprit le travail. Une boîte de pièces métalliques plates était sur sa gauche, un tas de griffes finies était à sa droite. Les mains de Campbell se déplaçaient en rythme, attrapant et insérant les pièces dans la presse. « Tant que j’ai des pièces en face de moi, pas de souci », disait-il. Vingt minutes sans lever les yeux. Ensuite, 40. Bientôt, près de 60. La jauge déclarait 912.
« Allez ! », fit Campbell, alors qu’il restait une heure à travailler, tout en appuyant sur les boutons.
Il chantonna. Puis il sifflota. Il mit 11 nouveaux morceaux métalliques dans la presse en une minute, puis 13 et enfin neuf. Ses yeux balayaient la pièce de droite à gauche. Il hochait la tête avec lassitude.
L’embrayage de la presse sifflait, s’arrêtait, sifflait, s’arrêtait. Alors qu’il ne restait plus que 15 minutes, Campbell ajouta un dernier coup d’huile à la presse mécanique. Quelques dernières pièces en sortirent qu’il introduisit dans la trémie, vérifiant la jauge puis il haussa les épaules. « Pas si mal ».
Il était temps de rentrer à la maison. Il avait appuyé sur les boutons 1 376 fois. Il ne lui en manquait pas beaucoup : juste 384 fois pour atteindre son quota quotidien. Finalement, il sortit de l’usine et rentra dans sa voiture.
[Les co-fondateurs de Hirebotics, Matt Bush, à gauche, et Rob Goldiez, a droite, travaillent avec un employé de Tenere pour installer le poste de travail du Robot 2. (Ackerman + Gruber / pour le Washington Post)]
Robot 2 avait un travail différent de Robot 1. Il devait faire partie d’une équipe sur une chaîne de montage. L’équipe travaillait sur une rangée de tables de 20 mètres, bordées de postes de travail auxquels il manquait toujours quelques ouvriers. Les ouvriers présents rivetaient des pièces métalliques pour construire des conteneurs argentés rectangulaires. Chaque conteneur, en arrivant au bout de la chaîne de montage, était équipé de 13 ou 15 emplacements pour des tiroirs miniatures. C’était le travail de l’antépénultième ouvrier de remplir chacun des tiroirs avec une griffe. Cette fonction était celle que le Robot 2 allait remplir, une fonction qu’il avait déjà commencé à tester après des jours de programmation et d’installation. Les griffes arrivaient à la station de Robot 2 sur un tapis roulant. De là, le robot attrapait la griffe avec sa pince. Puis effectuait une rotation de 90 degrés. Il étendait son bras vers le conteneur. Ensuite, il insérait la griffe dans l’une des fentes du tiroir en poussant d’un mouvement complexe : 80 millimètres en avant, cinq millimètres vers le bas, encore 20 millimètres en avant, 8 millimètres vers le haut, et encore 12 en avant.
« Un mouvement délicat », déclarait Bush.
Et que Robot 2 pourrait faire toutes les sept secondes une fois qu’il aurait rejoint la ligne de montage.
[Annie Larson à son poste de travail à Tenere, où elle a travaillé pendant six ans. (Ackerman + Gruber / pour le Washington Post)]
Quelques jours plus tôt, Annie Larson, l’employée qui devait travailler à côté de Robot 2, était à la maison, après sa journée, allongée dans un fauteuil inclinable en sirotant un Mountain Dew mélangé à ce qu’elle décrivait comme la vodka la moins chère qu’elle eut peut trouver. Une fin de journée à se détendre. Une fin de journée identique à celles qu’il y avait eu avant au cours des 6 années précédentes. Seule dans son appartement 3 pièces. Au lit à 21 heures. Réveillée à 5h40. Hors de son appartement à 6h20 pour grimper dans sa vieille Chevy. 10 kilomètres à parcourir avant de se garer au parking de la Tenere et de pointer juste avant 7. La routine. Sauf cette fois. Lorsqu’un chariot élévateur s’est arrêté à côté d’elle, elle avait vu quatre caisses posées au bout de la ligne.
« C’est quoi ce bazar? », avait-elle pensé.
Son superviseur, Tom Johannsen, avait dit aux ouvriers quelques semaines plus tôt que les robots allaient arriver. Mais il n’avait pas dit quand ils arriveraient, ou ce qu’ils feraient exactement. Il n’avait pas décrit de quoi ils auraient l’air. Il s’était contenté de dire que personne ne perdrait son emploi. Et qu’il ne fallait pas s’inquiéter car Tenere était en train de « compléter le personnel à cause des gens qu’on ne trouve pas ».
Maintenant, alors que l’on était en train d’ouvrir les boîtes et que des câbles traînaient partout, Larson commençait à s’inquiéter. Les machines semblaient trop compliquées. Peut-être qu’elles ne seraient pas fiables. Peut-être qu’elles ne pourraient pas suivre le rythme. Peut-être qu’elles ne seraient qu’un problème supplémentaire à l’usine alors que les cartons entravaient déjà le passage. Seulement six ouvriers étaient sur la ligne de montage, ce qui signifiait que Larson passait d’un poste de travail à l’autre, essayant de faire le travail de deux ou trois personnes à la fois. Elle sentait bien que tout le monde était en train de se mettre en retard. Elle trébucha presque sur un tapis de sol qui avait été enroulé pour faire de la place pour le robot. Larson se tourna vers l’un des ingénieurs en charge du robot et dit : « Nous n’avons plus de place ici. C’est une vraie plaie. » Lorsque la sonnerie de fin rotation sonna, cette équipe avait monté 32 conteneurs de moins que leur objectif journalier. Cette nuit-là, Larson rapporte qu’elle avait bu plus que le verre ou deux qu’elle buvait d’habitude.
Pourtant, le lendemain Larson arriva exactement à l’heure. Sur une ligne de montage qui voyait régulièrement des ouvriers arriver et partir après quelques semaines ou quelques moi, Larson était l’une des employées les plus stables.
« Ma chaîne de montage », Larson l’appelait.
Son superviseur disait qu’elle était de « la vieille école ». Un responsable l’appelait « Pas de chichi ». Certains se plaignaient du travail pendant les pauses du déjeuner. Larson, ne voulant pas se mêler à ces conversations, prenait un tabouret en bout de chaîne d’assemblage et mangeait toute seule.
“Si tu n’es pas content, barre-toi”, disait-elle.
Elle avait 48 ans et n’avait aucune intention de partir. Le fin fond du Wisconsin était difficile à vivre, et après ? Elle ne pourrait pas recommencer sa vie ailleurs. Ses racines étaient ici. Sa mère vivait à quatre pâtés de maisons. Son père vivait à six pâtés de maisons. Son fils, sa fille et son petit-fils vivaient tous dans un rayon de 20 kilomètres. Larson ne pouvait pas se permettre de partir en vacances ou de s’acheter de nouveaux vêtements. Mais elle payait toutes ses factures à temps : un loyer de 545 $, 33 $ pour l’électricité – chaque montant et échéance planifiés dans son téléphone.
Mais c’était la pression au travail qui la fatiguait plus que d’habitude ces derniers temps. L’équipe était constamment en retard à essayer de rattraper le temps. Elle et ses collègues étaient censés compléter 2.250 conteneurs par semaine. Mais avec tout ces postes de travail vacants, il leur manquait 170 conteneurs la semaine avant l’arrivée des robots pour atteindre leurs objectifs. Il leur en manquait 130 la semaine précédente. Le superviseur, Johannsen, leur avait fait un petit laïus de motivation. Il avait aussi mentionné qu’il remarquait que Larson en particulier avait l’air « frustrée ».
« Il y a des griffes dans cette boîte ? » demanda Larson, en faisant un signe vers l’établi.
Un travailleur vérifia. « Non. »
« Rrro », déclara Larson. Puis elle attrapa la boîte vide et fila vers le bout de la table, sa queue de cheval se balançant derrière elle. Elle revint 15 secondes plus tard avec un énorme tas de griffes. « Voilà ! », dit-elle en déposant la boîte sur une table de la ligne d’assemblage. Elle attrapa la pile de conteneurs et commença à les remplir. Quinze griffes. Puis 30. Sa chemise était trempée de sueur. Quarante-cinq griffes. Soixante.
« Tu es en train de mettre les gaz », déclara l’un des ouvriers.
Ses collègues changeaient constamment. Pour l’instant, il y avait Linda, une autre Linda, Kevin, Sarah, Miah, Valérie et Matt. Valérie était une bonne ouvrière disait Larson, Ainsi qu’une des Lindas. Mais beaucoup parmi les autres avait du mal à maintenir le rythme. Larson leur disait parfois comment ils pouvaient être plus efficaces. Comment ils pouvaient aligner les rivets en parallèle, par exemple. Mais qui écoutait vraiment ?
« Ils s’en fichent », dit Larson. « Aucune fierté de l’ouvrage bien faite ».
On était vendredi et Larson était fatiguée. Il y avait une dernière rotation avant le week-end, mais quand elle arriva au travail, elle vit quelque chose de différent au bout de la ligne de montage. Il n’y avait plus de désordre autour des robots. Leurs câbles avaient été bien rangés dans des boîtiers électroniques. Leurs postes de travail avaient été balayés. Ils étaient entourés de nouveaux tapis roulants.
« Ils sont jolis », dit-elle. Quelques heures plus tard, au milieu du poste, elle remarqua un employé qui s’était absenté les semaines précédentes à cause d’une opération du genou qui, déambulant devant le robot, s’arrêta et déclara :
« Oh, ils prennent le boulot de quelqu’un ».
« Négatif », déclara-t-elle.
Elle fut surprise par sa propre réponse. Par le fait qu’elle venait de défendre le robot. Puis, elle regarda ce que le robot allait faire : mettre une griffe dans la fente. Mettre une autre griffe dans la fente. Mettre encore une autre griffe dans la fente. « Ce n’est pas un bon boulot pour quelqu’un de toute manière », déclara-t-elle.
La sonnerie de fin de rotation sonna et Larson prit sa voiture pour rentrer. Une fois arrivée, allongée dans son fauteuil, elle se versa un verre et réfléchit à la façon dont la chaîne de montage allait changer. Peut-être que les robots seraient réellement utiles. Peut-être qu’elle allait réussir à atteindre ses objectifs. Peut-être que son prochain problème serait trop d’humains et pas assez de robots. « Moi, Val et 12 robots », dit Larson. « Ça m’irait bien ça ».
[Une pancarte “Nous embauchons” peut être vue avec un pantin devant l’usine de Tenere à Dresser, Wisconsin (Tim Gruber/ pour le Washington Post)]
Huit jours après leur arrivée, le premier jour officiel d’activité des robots était enfin venu. Entre la fin de l’équipe de nuit et le début de la première équipe de jour, les ingénieurs firent une dernière vérification avant de prendre le boîtier de contrôle avec écrans tactiles qui contrôlait les robots. Robot 1 commença à saisir les rectangles métalliques, à les introduire dans la presse mécanique puis à les extraire une fois qu’ils avaient pris leur forme de griffe. Robot 2 commença à pivoter et à saisir les griffes, en les plaçant dans quelques barquettes qui avaient été assemblées pendant la nuit. Les robots étaient à 2 mètres l’un de l’autre, à des postes de travail qui produisaient le seul bruit dans une usine silencieuse. Toutes les 9,5 secondes, le “bang” de la presse. Et puis, l’enclenchement d’une griffe glissant dans une fente.
Et puis, retentit la sonnerie de 7 heures qui signalait le début de la journée.
Les ouvriers arrivèrent. Quelques-uns prenaient un moment pour s’arrêter et regarder les robots.
« C’est formidable », dit l’un d’eux.
« La vache, ça ne prend pas de pause », a déclaré un autre.
« Est-ce que je peux lui filer une baffe si nécessaire ? » demanda Larson avant de dire : « Bon allez, au boulot ».
Les ouvriers se mirent à leur poste de travail. Dans un coin, Robot 1 produisait des griffes, les posant sur un tapis roulant. Le long d’une rangée de postes de travail à moitié vide, six personnes construisaient des conteneurs. À la fin de cette rangée, Robot 2 remplissait ces récipients avec des griffes. Et de l’autre côté de l’usine, Campbell produisait les griffes à l’ancienne, mettant le métal dans la presse et appuyant sur les boutons, 320 fois la première heure, même s’il devait sortir un mouchoir de sa poche continuellement pour essuyer son œil.
« Cette machine devient de plus en plus chaude, je la fais bosser trop dur », déclara Campbell.
Sur la ligne d’assemblage, Larson et les autres devaient se déplacer rapidement. Robot 2 remplissait une barquette avec des griffes toutes les 90 secondes, et les humains peinaient à suivre le rythme. Ils amenèrent 10 barquettes en bas de la ligne, et Robot 2 les remplit de griffes. Pendant une minute, pendant que plus de barquettes étaient rivetées, le robot restait à ne rien faire.
« Il faudrait passer la vitesse », dit Larson. « Le robot a besoin de choses à faire ».
En une heure, les ouvriers de la première équipe avaient rempli un carton d’expédition avec des conteneurs – le premier lot réalisé en collaboration par des humains et des robots. Puis vint un deuxième carton, puis un troisième, lorsque la sonnerie sonna pour une pause. Le travail s’arrêta et un directeur, Ed Moryn, demanda aux ingénieurs de Hirebotics de le suivre. Il les conduisit par un corridor dans un autre bâtiment puis s’arrêta à deux autres postes de travail pour lesquels il dit que la compagnie avait besoin d’aide. Il désignait un poste de travail avec une presse. Et un poste de travail d’assemblage. « Est-ce que nous pouvons faire ça ? » Demanda Moryn. Les ingénieurs étudièrent les postes de travail pendant un petit quart d’heure, prirent quelques mesures et, deux jours plus tard, proposèrent à Tenere une version d’une solution pour une entreprise qui voulait remplacer 132 employés. Tenere examina l’offre et signa la paperasse. En septembre, les ingénieurs reviendraient, arrivant cette fois avec les boîtes contenant Robot 3 et Robot 4.
Laisser un commentaire