Billet invité.
La Chine a très mauvaise presse (carrément exécrable !) dès qu’il s’agit d’évoquer les problèmes environnementaux à l’échelle de la planète. Nous sommes personnellement habitués à l’immédiate posture d’opprobre qu’elle suscite de façon mécanique si la conversation frôle ce domaine devenu sensible. La Chine a droit, chez presque tous nos interlocuteurs, à une vive réaction d’hostilité épidermique et spontanée, un genre de « haro sur le baudet d’où nous vient tout ce mal ! » qu’il est assez difficile de tempérer par quelques bémols de raisonnement (et d’espoir…).
Il est tout à fait vrai que l’état environnemental actuel de la Chine est globalement désastreux. Avancée constante du désert, pluies acides, rivières transformées en cloaques, nappes phréatiques polluées, rejets de substances carbonées et de particules fines dans l’air très au-delà des limites tolérables, accumulation de déchets toxiques, détérioration des sols, recours aux pesticides et aux OGM, etc., rien n’y manque à la panoplie des facteurs de risques écologiques graves ! Avec toutes les conséquences prévisibles sur la santé des habitants : problèmes respiratoires, affections dermatologiques chroniques, emballement des taux de cancer dans certaines zones… La population chinoise dans son ensemble, assez bien informée sur le sujet, réagit vivement à ces diverses menaces sur sa santé et son espérance de vie : les émissions télévisées aux heures de grande écoute sur ces thèmes environnementaux font un tabac, tous les téléphones portables des citadins ont des applis chargées de mesurer la qualité de l’air et une très grosse part des « incidents de masse » (nom donné en Chine aux manifestations et émeutes, en moyenne quelque 800 par jour — la Chine est vaste et le problème n’épargne aucune région !) a pour objet des revendications fondées concernant la pollution atmosphérique ou aquatique. Le gouvernement chinois semble avoir pris la mesure du défi qui l’attend et la Chine est partante (d’un élan qui semble sincère) pour souscrire aux protocoles et résolutions visant à enrayer dans les meilleurs délais les émissions de gaz à effet de serre et d’autres substances mortifères pour la survie de notre espèce. En Occident, la méfiance à son égard reste généralement de mise : le « péril jaune » a la peau dure !
Que dire à ceux qui s’indignent de son saccage à grande échelle et la vilipendent ?
Sur quels arguments fonder malgré tout une (relative) espérance ?
En réponse à la première question, on peut se risquer à évoquer quelques circonstances atténuantes. Le développement brutal et d’une rapidité inédite dans l’Histoire mondiale était inévitablement porteur de dégâts. Nous avons nous-mêmes, nous qui étions du « bon côté », développé et repu, de la planète, contribué très activement à cet emballement en devenant, au début du processus d’« ouverture de la Chine » (années 80), des investisseurs très alléchés par le coût très bas d’une main d’œuvre habile et docile et fort peu soucieux de l’impact environnemental de nos investissements. La Chine, devenue l’« atelier du monde », quand ce n’était pas en même temps une fort bienvenue poubelle où l’on fourguait ses vieux ordinateurs et autres cochonneries à dépecer, était une aubaine ! Or à notre école, son apprentissage a été foudroyant. Ses donneurs d’ordres, si prompts à délocaliser en abandonnant les fleurons de nos industries, n’ont pas vu plus loin que le bout de leur nez (c’est souvent le cas quand on ne pense qu’au profit vite empoché !). Ils ont cru la Chine si enfoncée dans son sous-développement que son entrée dans la danse des pays modernes prendrait au moins un siècle (si toutefois elle y parvenait !) et qu’on aurait le temps de « voir venir ». Mais la Chine s’est prise au jeu : elle a bâti des villes gigantesques, elle s’est dotée d’infrastructures modernes, elle a construit des satellites et conquis l’espace par des vols habités, elle a multiplié les aéroports, les ponts, les autoroutes, les lignes de chemin de fer à grande vitesse, elle a financé une recherche de pointe dans maints domaines, bref elle a accouché d’une grande puissance moderne en moins de trente ans ! Le développement à marches forcées a été le facteur prépondérant de la nouvelle politique du PCC : un « Grand Bond en avant » que Mao n’aurait même pas osé imaginer. Le mot d’ordre à l’époque de son lancement, en 1958, était de « rattraper l’Angleterre en vingt ans« . En vingt-cinq ans, la politique mise sur orbite par Deng Xiaoping deux décennies plus tard a fait de la Chine la deuxième puissance mondiale au coude à coude avec les Etats-Unis ! Bien sûr, il y a le revers de la médaille, les pots cassés et la facture à payer… qui est salée ! Elle se mesure en dévastations de l’environnement qui étaient prévisibles, mais que l’euphorie de la croissance à 2 chiffres et la recherche d’un profit rapide par ceux qui « se sont jetés dans la mer » ont probablement sous-estimées. On ne peut, pour ne prendre que deux exemples entre mille, connaître une augmentation de plus de 400% de sa consommation d’acier entre 2000 et 2010, période pendant laquelle la moitié du parc mondial des grues de chantier était en Chine (l’augmentation de la consommation d’acier était de 69% pour le reste du monde) sans déséquilibrer son écosystème ou encore passer de 5 millions de véhicules routiers en 1990 à 70 millions en 2010 (prévision pour 2020 : 200 millions) sans augmenter le taux des particules fines !
La Chine, nous l’avons dit et chacun l’a pu voir lors des différents sommets sur le climat, se déclare prête à consentir aux efforts nécessaires et elle agit réellement dans ce sens : c’est une des préoccupations majeures de Xi Jinping et cela sera sans doute réaffirmé au Congrès de l’automne. Ce ne sont sans doute pas que des « bonnes paroles qui ne coûtent pas cher » comme on pourrait le craindre. La Chine a énormément investi dans les énergies renouvelables (éolienne et solaire en particulier) au point d’occuper la première place mondiale dans ce secteur (les soupçons de dumping sur ces matériaux à l’exportation sont un autre problème) et, depuis quelques mois, la ville de Pékin n’utilise plus du tout de charbon (alors que l’odeur du charbon était véritablement « l’odeur de Pékin », ne nous laissons pas aller à ce genre de nostalgie !). Là où la Chine chipote un peu, renâcle et se fait tirer l’oreille, c’est sur les délais (horizon 2030) qu’on lui impose pour remplir ses obligations : elle argue, et ce n’est pas faux, que les Etats-Unis ne doivent pas se dérober comme ils le font, encore plus effrontément depuis le « climato-scepticisme » affiché par Trump, pendant qu’elle se retrousserait les manches. Elle avance aussi pour sa défense que, si les chiffres globaux actuels ne plaident pas en sa faveur, son taux de pollution rapporté au nombre d’habitants, autrement dit calculé par tête, est bien inférieur à celui des mêmes Etats-Unis. Dans le même sens, elle souligne que la majeure partie de ses émissions de CO2 est imputable aux productions qu’elle exporte et que c’est autant de pollution que les pays importateurs sont exemptés d’émettre pendant qu’elle assure à leur population une abondance de biens de consommation jamais atteinte (si l’on tient compte de ce paramètre dans les calculs, le ratio USA/Chine n’est plus de 1 Américain pour 3,2 Chinois, mais passe à 1 Américain pour 7,2 Chinois). La Chine ne se prive pas non plus de mettre l’accent sur la responsabilité historique et ancienne des « pays riches » dans le dérèglement du climat : selon une statistique de l’OCDE, les émissions cumulées de CO2 entre 1900 et 2004 ont été de 30% pour les Etats-Unis et de 9% pour la Chine. Elle n’est qu’une « nouvelle venue » qui, à ce titre, demande une dérogation : elle n’a pas d’arriérés et estime que cela devrait lui valoir une rallonge de 15 ans !
En ce qui concerne la réponse à la deuxième question, c’est-à-dire les raisons de cultiver un petit brin d’optimisme (quand même), nous ne revenons pas sur la volonté d’engagement du gouvernement chinois (qui joue sans doute sa crédibilité et sa survie dans cette affaire) ni sur les dispositions favorables d’une population informée, consciente des enjeux et disciplinée quant aux sacrifices à faire, ni enfin sur les colossaux investissements chinois dans les énergies propres : 51 milliards de dollars en 2010 (contre moins de 20 milliards aux USA). Nous y avons déjà insisté à plusieurs reprises. Nous en appelons plutôt aux fondements mêmes de la culture chinoise qui nous semblent de nature à orienter la politique mise en œuvre dès à présent vers une longue phase de réparation. La pensée chinoise est holistique : le monde est un tout et il est régulé par les mêmes énergies/souffles (le qi). Chaque partie de ce tout constitue elle-même un tout animé de ces énergies universelles, et ce depuis les hyper-lointains du cosmos jusqu’aux plus infimes niveaux du vivant terrestre. La vie elle-même n’est autre chose qu’un système d’échanges et de transformations permanentes. Tous les organismes vivants (il faut y inclure végétaux et même minéraux) sont « branchés sur la même prise de courant », laquelle distribue le flux de la vitalité selon l’alternance du Yin et du Yang. Dans la conception chinoise du vivant, il n’existe que des interconnexions et des solidarités : un dysfonctionnement, une « panne de courant » a des répercussions jusqu’en des effets proches ou lointains totalement insoupçonnables. De fait, la Chine a toujours implicitement postulé le désormais célèbre « battement d’aile du papillon… ». Notre responsabilité d’êtres humains est de veiller à ne pas bouleverser irrémédiablement l’harmonie (dit autrement, le « viable » et le « vivable ») de notre habitat terrestre. Cette conception, d’esprit taoïste, qu’on pourrait dire aussi vieille que la Chine, a tellement imprégné les mentalités qu’il faut la prendre en compte pour y adosser notre confiance. La conviction de l’interdépendance de tout ce qui vit sur notre planète est pour ainsi dire naturelle en Chine : elle n’a pas besoin de données scientifiques ni de statistiques alarmantes cueillies sur internet, elle est quasi inscrite dans les gènes et elle s’affiche dans le culte toujours vivace des « dieux du sol » attachés à chaque territoire jusqu’au plus petit. Cherchant à recenser les caractéristiques de la tradition chinoise qui permettent de fonder quelque espoir quant à la mise en place progressive d’un système de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) efficace, Benoît Vermander fait cette constatation : « La première de ces caractéristiques, c’est l’accent porté sur les territoires locaux, un accent avivé et sacralisé notamment par la tradition taoïste prise dans son ensemble : le territoire auquel on appartient (village, quartier, unité de travail) a été considéré comme un corps vivant, et la métaphore du « corps » est centrale dans la cosmologie chinoise. Chaque territoire est un corps vivant et, dans la médecine chinoise, chaque corps est un territoire vivant.* Des forces (ou « énergies ») qui doivent être apprivoisées composent et décomposent les formes et les corps. Tout espace en Chine est conçu comme habité par des énergies qui — parce qu’elles nous nourrissent — doivent être en retour cultivées par nous. (…) A cet égard, le problème auquel les entrepreneurs chinois, les décideurs et les leaders sociaux sont confrontés est d’accompagner le corps social vers une conscience nouvelle de la relation qui régit les diverses communautés de référence — planète, nation, région, localité, entreprise… ».
(*c’est nous qui soulignons)
S’engager dans ce chantier : activer le sentiment profond d’appartenance à un lieu et à une communauté pour l’élargir vers une prise de conscience de la responsabilité de chacun quant au devenir de la communauté humaine dans son ensemble est une obligation à l’échelle mondiale si l’on ne veut pas devoir « éteindre la lumière » pour de bon. En Chine (comme dans le reste du monde) cela suppose de mettre hors-jeu le couple étroitement enlacé à la manière des dieux du lamaïsme : le Dieu Fric et sa parèdre Corruption !
Au moins sur ce point sommes-nous logés à la même enseigne !
Texte cité : Article « Développement durable et responsabilité des entreprises en Chine contemporaine » Benoît Vermander (professeur associé, faculté de philosophie de l’Université Fudan, Shanghai) in « Hérodote, revue de géographie et de géopolitique » n° 150 (3ème trimestre 2013).
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