Ouvert aux commentaires. Merci pour la traduction à Ronald Grandpey et 2Casa !
Misinforming the Majority: A Deliberate Strategy of Right-Wing Libertarians © Truthout
À quand remonte exactement l’emprise de l’extrême-droite sur la politique américaine ?
Nancy MacLean met en lumière les racines profondes et inquiétantes de ce projet caché — ainsi que son programme, mûri sur plusieurs décennies, de transformation des règles démocratiques — dans son dernier ouvrage, Democracy in Chains : The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America [La Démocratie Enchaînée : Le Plan Caché de l’Extrême-Droite pour l’Amérique].
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De nombreux observateurs politiques et de journalistes sont convaincus que l’agenda de l’extrême-droite a débuté avec les frères Koch. Nancy MacLean néanmoins, dans son ouvrage remarquable, en attribue la genèse à un économiste des États du Sud, ayant posé, dans les années 1950, des fondements de l’oligarchie libertarienne d’aujourd’hui.
Mark Karlin : Pourriez-vous résumer le rôle de James McGill Buchanan dans le développement de l’extrême-droite moderne aux États-Unis ?
Nancy MacLean : L’extrême-droite moderne dont je parle, pour que les choses soient bien claires, est le mouvement libertarien navigant sous pavillon Républicain, en particulier le Freedom Caucus mais pas seulement, et que l’on retrouvait d’ailleurs dès les années 1950 présent au sein des deux partis. Un mouvement que le président Eisenhower considérait comme composé « d’imbéciles », et dont il s’est efforcé, avec ce qu’il appelait le Républicanisme moderne, d’incarner la parade. Goldwater fut leur premier candidat à l’élection présidentielle. Et fit un bide. Les partisans du mouvement étaient convaincus que Reagan allait appliquer leur programme. Cela n’a pas été le cas. Et pourtant, à partir du début des années 2000, ce mouvement est devenu une force politique incontournable. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? La découverte, par leur dirigeant fondateur, du plan imaginé par James McGill Buchanan pour se débarrasser de l’Etat [social-démocrate].
Buchanan a étudié l’économie à l’Université de Chicago, et fréquentait les mêmes cercles que F.A. Hayek, Milton Friedman et Ludwig von Mises, mais il a mis à profit son expertise pour étudier la vie politique. Et il a mis au point ce qu’aucun autre n’avait su faire : une stratégie méthodique pour venir à bout du modèle de gouvernement que tous critiquaient depuis des décennies — et l’empêcher de se reconstituer. C’est Buchanan qui a enseigné à Koch que pour que le capitalisme prospère, il fallait enchaîner la démocratie.
Buchanan était un homme brillant, et pour tout dire le seul lauréat du Prix Nobel d’Économie originaire du Sud des États-Unis. Mais l’œuvre de toute sa vie découle du décret Brown v. Board of Education de la Cour Suprême. Il est arrivé en Virginie en 1956, au moment même où les gouverneurs de Virginie exhortaient le Sud blanc à lutter contre ce décret de la Cour, un décret que lui-même ne percevait pas comme garant d’une égale protection devant la loi, mais comme une nouvelle vague d’ingérences illégitimes du gouvernement fédéral dans la politique des États, entamée avec le New Deal. Le sacro-saint droit à la propriété privée était à ses yeux en péril, avec les [sociaux-démocrates] du Nord qui expliquaient aux gens du Sud comment dépenser leur argent et bien se tenir. Une fois à la tête d’un institut sur le campus de l’Université de Virginie, il se promit de consacrer toute sa carrière académique à l’étude de l’accession au pouvoir du camp adverse, pour en définitive bâtir un programme de destruction de tout ce qu’ils avaient édifié, et rendre l’Amérique à ce que l’élite de Virginie et lui-même jugeaient le mieux pour elle. Bref, il analysa les rouages du processus politique afin d’empêcher les citoyens ordinaires — Blancs et Noirs confondus — d’adresser à l’État Fédéral la moindre doléance qui puisse nuire au droit à la propriété privée et aux projets capitalistes. Après quoi il découvrit comment rebidouiller ce processus politique, non seulement afin d’en tirer les fruits, mais surtout d’empêcher le système de faire marche arrière. Son projet, selon ses propres termes, était « d’enchaîner le Léviathan », d’où le titre du livre, La Démocratie Enchaînée.
Comment se fait-il qu’avant votre ouvrage, on ait à ce point négligé son influence sur l’extrême-droite ?
Il y a plusieurs raisons au fait que Buchanan ait été ignoré. L’une d’entre elles étant que les partisans de Koch ne mentionnent jamais son travail, préférant vanter les mérites d’Hayek, Friedman et même Ayn Rand auprès de leurs nouvelles recrues.
Buchanan, c’est en quelque sorte le cours supérieur, à destination des convertis. Une autre raison de cet oubli est le peu d’intérêt de Buchanan lui-même pour la célébrité, contrairement à Friedman — au point que très peu de gens de gauche ont entendu parler de lui. J’ai moi-même découvert son existence de manière très indirecte, dans une note de bas de page à propos de la lutte pour les écoles de Virginie.
On ne pouvait prendre conscience de son importance pour la droite qu’en étudiant les archives éclairant le contexte de ses publications. C’est ce que j’ai fait après avoir découvert que Buchanan avait encouragé la privatisation complète des écoles de Virginie en 1959 ; puis en apprenant qu’il avait par la suite conseillé le régime Pinochet à propos d’un projet de constitution protectrice du Capital, et capable de perdurer après la fin de la dictature. Mais même en disposant de ces deux éléments, je n’aurais jamais pu saisir toute l’influence de son projet sans mon déménagement en Caroline du Nord en 2010 : un programme inspiré de sa pensée y avait été instauré, par pur esprit de revanche, et à l’abri de tout veto, par la majorité Républicaine en place depuis l’automne précédent. Après la mort de Buchanan en 2013, j’ai pu accéder aux archives privées de ce dernier à l’université George Mason, dont la documentation ne souffre aucune contestation.
En fait, les archives de Buchanan offraient un panorama inédit, pour autant que je sache, des liens entre universités privées et donateurs de droite — et j’ai mené d’intenses recherches dans ce domaine au long des vingt dernières années.
Quel genre de lien existe-t-il, d’après vous, entre Buchanan et les frères Koch ?
Charles Koch fournissait les fonds, mais c’était James Buchanan qui, par ses idées, rendait ce financement efficace. En tant qu’ingénieur formé au MIT, Koch s’est intéressé aux théories d’économie politique à partir des années 60, en se basant sur l’idée que le Capitalisme débridé (que certains appelleraient capitalisme Dickensien) récompenserait l’ingéniosité et le dur labeur, et châtierait à juste titre ceux qui ne se prenaient pas eux-mêmes en main, et les moins habiles. Il croyait, et croit toujours, que le marché est la plus sage des formes de gouvernance, et la seule, après une impitoyable période d’ajustement, à pouvoir garantir la prospérité, et même la paix. Mais suite à divers échecs, Koch a fini par comprendre que si la majorité des Américains venaient à comprendre toutes les implications de sa vision de la société juste, et découvraient ce qui les attendait véritablement, jamais ils ne la soutiendraient. Voire qu’ils s’y opposeraient franchement.
Par conséquent, Koch se mit en quête d’une stratégie révolutionnaire efficace — ce qu’il appelait une « technologie » — pour contourner cet obstacle. Il poursuivit ses recherches sans relâche pendant 30 ans, jusqu’à déceler cette technologie dans la pensée de Buchanan. De Buchanan, Koch a appris que pour mener à bien ce programme, il fallait procéder par étapes, ce que Koch appelle « les pièces interdépendantes » : un certain nombre de transformations dans les règles qui régissent notre nation, distinctes les uns des autres, mais se renforçant mutuellement. L’équipe de Koch s’est servie des idées de Buchanan pour mettre au point la feuille de route d’une réforme radicale, conduite à l’insu complet de la population, et en toute légalité. Ce plan consistait (et consiste toujours) à agir sur des fronts si nombreux et si divers que les profanes ne s’apercevraient pas de la révolution en cours, sauf lorsqu’il serait trop tard pour revenir en arrière. Entre autres exemples, des lois qui démantèlent de fait les syndicats sans avouer que c’est bien le but recherché, privant de vote au passage les plus fermes soutiens du gouvernement, et faisant appel aux privatisations pour favoriser les relations de pouvoir — et, pour verrouiller le tout, la recommandation ultime de Buchanan : « une révolution constitutionnelle ».
De nos jours, les agents payés par le réseau de donateurs de Koch opèrent sous couvert de dizaines et de dizaines d’organisations (des centaines même, si l’on compte l’État et divers groupes internationaux), qui créent l’illusion de n’avoir aucun rapport entre elles alors qu’elles travaillent bel et bien main dans la main — les organisations étatiques étant tenues de partager leurs sources pour pouvoir bénéficier de financements. Voici par exemple les noms de 15 des organisations parmi les plus importantes financées par Koch, et Buchano-compatibles, chacune avec son propre rôle dans la division des tâches : Americans for Prosperity, le Cato Institute, Heritage Foundation, American Legislative Exchange Council, le Mercatus Center, Americans for Tax Reform, Concerned Veterans of America, le Leadership Institute, Generation Opportunity, l’Institute for Justice, l’Independent Institute, le Club for Growth, le Donors Trust, Freedom Partners, Judicial Watch — oops, cela fait plus de 15, sans compter la grosse soixantaine d’organisations du State Policy Network. Ce dernier opère au travers de tant d’organisations distinctes que ses concepteurs espèrent que nous autres passerons à côté de réformes imperceptibles, mais très significatives, qui s’additionneront pour conduire, à terme, à la transformation révolutionnaire. Dans une sorte d’hommage, Tyler Cowen, le successeur de Buchanan à l’Université George Mason, a même intitulé son blog « La Révolution En Marge ».
En quoi Buchanan est-il lié au racisme oligarchique blanc ?
Buchanan est arrivé avec ses idées en pleine époque des droits civiques, tandis que l’élite la plus oligarchique des États du Sud perdait un pouvoir acquis de longue date. Assez curieusement, lui-même n’a jamais fait d’allusion explicite à la question raciale, mais il se présentait volontiers comme un « gars de la campagne » du Sud des États-Unis, et son institut subventionnait les réactionnaires de tout poil en Virginie sur les questions de classe et de race. Ses héritiers au sein de l’université George Mason, sa dernière demeure, ont souligné que l’économie politique Buchanienne rappelait en de nombreux points celle de John C. Calhoun, sénateur de Caroline du Sud précédant la guerre de Sécession — lequel, jusqu’à Buchanan, était le théoricien le plus original de la manière de contenir la Démocratie afin de préserver la richesse et le pouvoir d’une petite élite économique (cad. à l’époque de Calhoun, les grands propriétaires d’esclaves).
Buchanan est arrivé en Virginie juste au moment où l’on exhumait les idées de Calhoun pour freiner l’application du décret Brown, et la parenté n’est donc pas tout-à-fait fortuite. Sa conception d’une juste constitution économique doit beaucoup à Calhoun, dont les idées horrifiaient James Madison, entre autres.
C’est à partir de ce cette base idéologique que Buchanan a proposé ses conseils stratégiques à différentes sociétés, pour combattre le genre de réformes et de mesures fiscales qui accompagnent un plus grand contrôle démocratique. Dans les années 1990 notamment, au moment où Koch s’impliquait de plus en plus dans l’université George Mason, Buchanan réunit des dirigeants privés et politiques de droite pour leur apprendre à recourir à ce qu’il appelait « le spectre de la sécession », et saper ainsi des réformes conquises de haute lutte au moyen de tactiques qui sont aujourd’hui au cœur de la politique Républicaine : décentralisation, délégation de pouvoir, fédéralisme, privatisation, et dérégulation. On a tendance à voir le nivellement par le bas comme une conséquence de la mondialisation, mais sa mise en application sous la houlette de Buchanan, et grâce au zèle de l’équipe de Koch à travers l’American Legislative Exchange Council et le State Policy Network, révèlent qu’il s’agit en réalité d’une stratégie délibérée pour libérer le marché de toute entrave par les citoyens à travers leur gouvernement.
Un autre lien, plus indirect, au racisme oligarchique : en ravivant l’esprit sécessionniste pour parvenir à ses fins, la droite, dépendante des millions de dollars qu’elle reçoit par donations, conforte nécessairement les suprémacistes blancs. L’illustration parfaite en est que les gouverneurs de Virginie, soutiens du projet Koch/Buchanan à l’université George Mason, ont également organisé un « Mois de l’Histoire et de l’Héritage Confédéré ». Et que le Ludwig Von Mises Institute en Alabama, baptisé en hommage à l’un des philosophes autrichiens favoris de Koch, est dirigé par Llewellyn Rockwell Jr., partisan de longue date de l’idéologie raciste néo-Confédérée, et semble-t-il jugé assez convenable pour piloter par ailleurs le Center for Libertarian Studies financé par Koch lui-même. On aurait donc tort d’imaginer que la pensée de Koch et celle de la soi-disant Alt-Right n’ont rien à voir ; les deux se renforcent mutuellement, si vous gardez à l’esprit ce que Koch a appris de Buchanan, et comment ils ont travaillé ensemble.
Comme je le conclus dans mon livre, aussi brillants que puissent être certains économistes libertariens, leurs idées n’ont rencontré un tel écho dans le Sud des États-Unis que parce qu’elles y étaient déjà profondément enracinées. Les Sudistes blancs qui rejetaient l’égalité raciale et la justice sociale savaient, de par la longue histoire de leur région, que la seule façon pour eux de protéger leur idéal de vie consistait à tenir le gouvernement fédéral à distance, afin que la démocratie majoritaire ne vienne pas mettre le nez dans leurs contrées. Les fondements de la liberté économique de Calhoun, Buchanan et Koch et ceux des suprémacistes blancs sont historiquement si intriquées qu’il est très difficile de les démêler, quelles que soient les intentions des libertariens d’aujourd’hui.
À quoi ressemblerait une société basée sur les principes et les idéaux de Buchanan ?
Tyler Cowen, l’économiste qui co-dirige, avec Charles Koch, le vaisseau-mère académique de cette idéologie (oui, le même Tyler Cowen qui intervient sur le blog le plus fréquenté de l’économie orthodoxe) l’a très bien formulé. Accrochez-vous à votre siège avant de lire ce qu’il nous réserve. Il a écrit que selon « la redéfinition du contrat » actuellement en chantier, « les gens devront compter sur eux-mêmes bien davantage qu’ils ne le font aujourd’hui ». Que certains feront fortune, mais que « d’autres resteront sur le bas-côté ». Que dans la mesure où « les plus valeureux » s’extrairont de la misère par leurs propres moyens, « il sera plus facile d’ignorer les laissés-pour-compte ». Et Cowen ne s’arrête pas là. « Nous couperons l’aide médicale aux pauvres », a-t-il annoncé. Par ailleurs, « les baisses d’impôts découleront naturellement des salaires réels, puisque diverses charges seront transférées aux salariés » par les employeurs, et par un gouvernement au champ d’action réduit. « En compensation », suggère ce professeur émérite du deuxième comté le plus riche du pays, « les gens dont le gouvernement a coupé ou réduit les vivres » devront faire leurs bagages et déménager vers des États dont les services publics sont moins coûteux et de moins bonne qualité, tels que le Texas.
Et effectivement, prédit Cowen, « les États-Unis dans leur globalité finiront par ressembler au Texas ». Tout ceci énoncé de manière factuelle, comme s’il ne faisait que décrire l’inéluctable. Pourtant, lorsqu’on se souvient qu’il a co-dirigé durant vingt ans une équipe universitaire en collaboration avec Koch, ses considérations sur la société qu’il décrit ressemblent bien davantage à un projet mûri de longue date. Ainsi Cowen prophétise l’apparition de bassins de bas salaires « du type Mexique ou Brésil », et saturées de « favelas » comme à Rio de Janeiro. Il se pourrait que « la qualité de l’eau » n’y soit pas celle dont les Américains ont l’habitude, admet-il, mais ces « semi-bidonvilles » combleraient les besoins en habitat moins coûteux là où « le contraste des revenus » s’accentuerait, et où l’État s’effacerait. Cowen prédit « qu’une variante du Texas — puis d’autres États — est le futur qui attend beaucoup d’entre nous », et conseille : « Soyez-y prêts ».
Vous concluez ironiquement votre ouvrage avec une maxime de Koch : « Jouer la sécurité est un long suicide ». En quoi cela s’applique-t-il à une société robuste et d’où toute ploutocratie est absente ?
J’achève en effet mon livre sur cette citation, parce que je suis bien consciente des diverses pressions auxquelles les gens sont déjà soumis, et qui les dissuadent de s’inquiéter davantage de ce qui se met en place à Washington et dans de très nombreux États. Les leaders syndicaux ont des responsabilités économiques qui rendent la moindre audace périlleuse. Les organisations non lucratives ont des bureaux auxquels rendre des comptes. Les jeunes universités doivent rentrer dans leurs fonds. Les fonctionnaires s’inquiètent de leur future affectation. Les parents ont un emploi du temps chargé à gérer. Et ainsi de suite. Nous nous disons : « Bah, si c’était si grave, les autres feraient bien quelque chose ». C’est la raison pour laquelle j’ai voulu alerter l’opinion sur le fait que ce qui se met actuellement en place est radicalement nouveau — et conçu pour durer. Il se pourrait bien que nous n’ayons pas de seconde chance pour y mettre fin.
Cela étant dit, je suis également convaincue que la panique est la dernière chose dont nous avons besoin. C’est un atout décisif de savoir que Buchanan et Koch ont mis au point le programme mis en place aujourd’hui parce qu’ils savaient pertinemment que l’opinion dominante, si elle prenait conscience de leurs projets, n’accepterait jamais de les soutenir. Par conséquent, la meilleure chose à faire pour les partisans d’une société saine et débarrassée de toute ploutocratie, c’est de s’informer patiemment et de réveiller l’opinion majoritaire. Et rappeler aux Américains que la démocratie n’est pas un fait acquis : il faut se battre pour la préserver, encore et encore. Nous vivons un de ces moments cruciaux.
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