Paul Jorion, « Penser tout haut l’économie avec Keynes », La rareté comme facteur explicatif du prix, pp. 194-199
La rareté comme facteur explicatif du prix
L’économiste italien Alessandro Roncaglia, dans son ouvrage intitulé Sraffa and the Theory of Prices, explique les différents usages qui ont été faits de la notion de rareté en science économique :
« Pour les économistes classiques […] les biens sont considérés comme rares par rapport aux besoins et aux désirs au sens où pour tout bien en particulier la quantité disponible à un moment donné est inférieure à la quantité qui serait requise pour épuiser la demande si son prix était de zéro » (Roncaglia 1978 : 5).
À la lecture de ceci, on se sent obligé d’observer que si le prix était de zéro, on se trouverait dans une économie du don et non dans une économie de marché ; il serait étonnant aussi qu’on ne fasse pas payer à l’acheteur au moins les coûts de production, y compris le profit du vendeur, mais passons, la définition a manifestement été concoctée non pas en vue de décrire le monde tel qu’il est, mais pour pouvoir faire de la rareté un facteur intervenant dans la détermination du prix quel que soit le cas de figure.
Roncaglia poursuit :
« Les économistes marginalistes [P.J. : le courant encore dominant aujourd’hui] considéraient les prix comme un « index de rareté », impliquant que la rareté puisse donc être envisagée dans un sens quantitatif plutôt que qualitatif. La mesure de la rareté pouvait donc être obtenue à partir d’une comparaison entre la quantité demandée et la quantité obtenue du bien envisagé à différent niveaux de prix » (ibid. 6).
Ce que ceci impliquerait, c’est donc que pour les marginalistes, la rareté consiste en une sorte de modulation du refus de vente : « Vous en voulez 1000 ? Si vous me payez 5€ de l’unité, je suis prêt à vous en vendre 200 à ce prix là ; si vous payez 7€, je peux vous en vendre 500 ; si vous en voulez vraiment 1000, il faudra payer 9€ de l’unité ! »
Devant ce genre d’argument de vente, on voit mal comment l’acheteur pourrait s’empêcher de rétorquer : « Je suis disposé à vous en acheter 200, 9€ pièce, mais si le prix devait être 5€, je serais prêt à en prendre 1000 ! » Comme le marché se fera sans aucun doute à ce dernier prix si le vendeur n’est pas tout à fait stupide, la conclusion en sera que plus le prix est bas, moins le produit est rare, ce que le sens commun suppose en effet, alors que la « science » économique marginaliste aurait pu en tirer la conclusion inverse : que plus le prix est bas, plus il est difficile pour l’acheteur d’acquérir le produit.
Léon Walras, l’un des fondateurs de la science économique marginaliste, y allait encore plus fort quand il appelait « rareté » de manière circulaire le facteur expliquant pourquoi un prix est tel qu’il est et pas autrement : « … j’appelle rareté ou r une cause proportionnelle à la valeur d’échange » (Å’uvres économiques complètes, vol. XI, p. 629) » (in Mouchot 2000).
La rareté est donc selon Walras le facteur qui fait que le prix est tel qu’il est. Ce qui nous rappelle bien sûr les « esprits animaux » de Keynes : l’explication du comportement non-rationnel des êtres humains en termes de « ce qui résiste à l’explication », l’équivalent de la « virtus dormitiva » de l’opium du bon docteur Diafoirus. Ce n’est donc pas que l’on ait découvert un facteur « rareté », cause du prix, c’est que le prix variant, on appelle « rareté » la variable qui rend compte du fait que le prix varie selon les circonstances.
Voyons ce qui se passerait, si on la prenait cependant au sérieux car le mot « rareté » soulève immédiatement deux questions :
1° la rareté ne peut intervenir en tant que facteur que si la demande est supérieure à l’offre : si l’offre est supérieure, il n’y a pas rareté, mais abondance. La rareté n’existe en fait que dans l’un des deux cas de figure de la formation d’un prix.
2° comment la rareté en tant que telle pourrait-elle déterminer un prix ? Elle ne peut intervenir que parce que la concurrence entre des acheteurs trop nombreux par rapport à une offre insuffisante affaiblit ceux-ci dans le rapport de force qui les oppose aux vendeurs. Ce n’est donc pas la rareté qui influe sur le prix, c’est le rapport de force défavorable à l’acheteur existant dans un contexte de rareté. La rareté n’est donc qu’un contexte déterminant un facteur et non un facteur en tant que tel : le facteur, c’est le rapport de force défavorable à l’acheteur dans un contexte de rareté.
Le même raisonnement peut être tenu de manière inversée dans le cas où il y a abondance, à savoir une offre supérieure à la demande, où le rapport de force est là défavorable au vendeur en raison de la concurrence qui s’instaure des vendeurs entre eux. Et là aussi, l’abondance n’est qu’un contexte : le type de contexte qui crée un rapport de force défavorable au vendeur, ce rapport de force étant le facteur véritablement à l’œuvre.
On lit dans la Théorie générale :
« Il est de loin préférable de dire du capital qu’il possède un rendement que dire qu’il est productif. Car la seule raison pour laquelle un actif a un rendement durant la période de sa vie où il offre ses services, ayant une valeur agrégée supérieure à ses coûts de production, est simplement due au fait qu’il est rare, et il est maintenu rare en raison de la concurrence avec le taux d’intérêt sur l’argent. Si le capital devient moins rare, le rendement en excès se réduira, sans qu’il soit devenu moins productif – du moins au sens physique » (Keynes 1936 : 213).
Un examen même cursif de ce passage offre la réponse à la question posée par Keynes : la raison pour laquelle ces actifs génèrent un surplus est sans rapport avec la rareté. Comment la rareté en tant que telle pourrait-elle en effet produire un surplus ? Il faudrait imaginer si c’était le cas un auto-engendrement purement « financier » de la richesse où il se trouverait toujours quelqu’un quelque part pour payer un bien ou un service plus cher qu’il ne vaut « parce que sinon ce serait quelqu’un d’autre qui l’obtiendrait », et non parce qu’il contient véritablement une valeur-ajoutée qui le rend appréciable, aux deux sens du mot : désiré et susceptible de voir son prix s’apprécier. Pourtant c’est une telle appréciation automatique d’une marchandise par l’intervention métaphysique d’un facteur appelé « rareté » que Keynes postule lui aussi à la suite des économistes qui l’ont précédé, ce que postulent d’ailleurs encore tous ceux qui sont venus après lui.
Ce qui produit un surplus, c’est l’investissement en travail appliqué aux aubaines que la nature génère : ce que Keynes appelle les « ressources naturelles ». Ce qui donne l’impression d’une « rareté » dans un contexte comme celui-là, c’est le mode de redistribution de cette nouvelle richesse créée, qui ponctionne sur elle une rente, non pas en raison d’une « rareté » à proprement parler mais beaucoup plus simplement en raison du goulot d’étranglement créé par l’institution de la propriété privée que nous cautionnons en y pensant si peu qu’elle nous est devenue invisible.
Le surplus ou nouvelle richesse créée, nous l’avons vu, c’est la différence entre le prix obtenu lors de la première vente de la marchandise ou du service offert et les coûts du renouvellement de l’offre du même produit. C’est donc le rapport de force entre le vendeur et l’acheteur qui en décide. Le commerçant qui règle un premier prix pour le produit fini tout en se réservant un profit sur la revente ultérieure, détermine par le montant de son achat celui du surplus, de la nouvelle richesse créée. Et c’est le rapport de force entre les parties en présence dans le processus de production qui décide ensuite de la redistribution de ce surplus. Ces parties en présence sont : 1° le propriétaire de la ressource, 2° les travailleurs générant le surplus avec la complicité des aubaines que sont la générosité de la nature et le bénéfice de l’organisation collective du travail sur laquelle Proudhon (1809-1865) avait attiré l’attention dans l’exemple de l’érection de l’obélisque de Louxor par deux cents grenadiers sur la place de la Concorde à Paris : « Suppose-t-on qu’un seul homme en deux cents jours en serait venu à bout ? » (Propriété, 1er mémoire ; cité par Gide & Rist 1909 : 337), interrogeait-il, 3° l’« entrepreneur » : l’industriel superviseur orchestrant l’organisation collective.
La rareté apparente n’est le plus souvent qu’un artefact de la propriété privée exigeant une rente sur l’aboutissement d’un processus global combinant un ensemble d’« avances » : ressources naturelles, travail, et capital – mais la présence de ce dernier ne résulte nullement d’une nécessité structurelle : c’est seulement parce que nous l’avons bien voulu, parce que quand quelqu’un a dit : « Ceci est à moi ! », personne ne s’est élevé, comme l’aurait souhaité Rousseau, pour s’écrier : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne » (Rousseau [1755] 1966 : 164).
Ce que Keynes appelle « rareté », suggérant un simple donné dont la présence est inévitable et la nature, réfractaire à toute analyse, renvoie donc en réalité à quelque chose d’un tout autre ordre : un rapport de force bien particulier entre acheteur et vendeur ou entre emprunteur et prêteur, dans un contexte d’accès restreint aux ressources, non pas en raison d’un donné d’ordre naturel, mais du fait du goulot d’étranglement que constitue la propriété privée pour celui qui souhaite avoir accès à certaines ressources.
Le profit dans l’achat, et la rente dans l’emprunt, ne sont pas le prix de la rareté : ce sont les taxes qu’impose la combinaison de l’existence de la propriété privée, qui introduit une rareté artificielle, et du rapport de force défavorable à l’acheteur par rapport au vendeur et défavorable à l’emprunteur par rapport au prêteur dans nos sociétés.
Est-ce à dire que ce que nous appelons à juste titre la « rareté », le fait que l’or soit plus rare que l’aluminium par exemple, ne joue aucun rôle dans la détermination du taux d’intérêt ou de la marge de profit ? Non bien entendu car nous avons vu comment se détermine un prix, nous avons vu en particulier que le prix se détermine de deux manières distinctes, selon que l’offre est supérieure à la demande ou l’inverse.
Il existe un principe général qui détermine la fourchette au sein de laquelle le prix va se situer, et ce principe général est celui de la survie du marché : un marché n’existera pas si le seul prix pour le produit que peuvent se permettre les consommateurs éventuels ne laisse aucun profit à l’entrepreneur. La borne inférieure du prix est constituée par ce qui apparaît à celui-ci comme les coûts de production, à savoir, en sus du coût du renouvellement des matières premières et des machines, les parts du surplus qui vont à d’autres que lui. La borne supérieure, elle, est constituée par la dépense maximale que puissent envisager les acheteurs (qui ne sont pas nécessairement les acheteurs ultimes que sont les consommateurs), sans tomber au-dessous du niveau de ressources qui garantit leur propre subsistance. Le rapport de force entre acheteurs et vendeurs détermine où le prix va exactement se situer à l’intérieur de cette fourchette définie par le niveau de subsistance des acheteurs d’une part et des vendeurs d’autre part.
Si la demande est supérieure à l’offre, une concurrence s’établit entre les acheteurs parce qu’il y a rareté des vendeurs de leur point de vue ; une offre supérieure à la demande et une concurrence s’installe entre vendeurs parce qu’il y a rareté des acheteurs de leur point de vue à eux.
La rareté est bien un facteur crucial dans la détermination du prix, mais c’est la rareté dans le domaine des personnes qui est essentielle, non dans le domaine des choses. De manière générale on observe un déplacement par la « science » économique des concepts de rareté et de concurrence, de leur lieu d’application légitime vers un autre endroit, entraînant ce que Marx appelait une « fétichisation » : une disposition pour les choses à nous apparaître autrement qu’elles ne sont. Ces distorsions dans nos représentations sont dues à la capacité de certains d’entre nous d’imposer une vision conforme à leurs intérêts, qui vient s’implanter et croître dans le terreau fertile de la crédulité de tous les autres.
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